37.
Abby était revenue, l'œil suspicieux, comme si elle cherchait à savoir ce qu'il s'était dit durant sa courte absence. Rien des expressions fermées, un brin tirées, des deux hommes ne la renseigna et elle ne tenta pas de les interroger.
Sa chasse s'était révélée fructueuse puisqu'elle avait attrapé un lapin, petite proie largement suffisante pour le repas qu'ils se prédestinaient. Kyo s'apprêtait à s'en emparer quand Abby abattit sa main sur celle de l'assassin avant de siffler :
— Pas touche !
Plus par manque de convictions que par peur des représailles, il la laissa dépecer l'animal sans tenter de lui prêter main-forte. Ils firent cuire la viande sans se presser et sans échanger la moindre parole. Il était étrange de demeurer là où ils avaient failli perdre la vie et d'y partager un repas comme s'il ne s'était jamais rien produit. Sheran voyait cela comme une offense, comme une insulte au destin qui avait finalement décidé de les épargner.
— Va falloir être vigilants, décréta Abby, brisant le silence et écopant de deux œillades surprises.
T'en fais pas, personne va voler ton lapin. En tout cas, pas Azirus.
Sous les yeux incrédules qui déposaient sur elle l'étendue de l'incompréhension, la jeune femme se sentit forcée d'ajouter, avec une évidente mauvaise fois :
— On va arriver près de la zone la plus sécurisée. C'est la frontière et même si les conflits entre les deux Royaumes interdisent à Déalym de mobiliser un nombre trop important d'hommes aussi proche de Loajess, il ne faut pas croire qu'on la traversera forcément sans encombre.
— Ouais, ça va être infesté de soldats, quoi, commenta Kyo.
— On va emprunter une partie de la forêt qui sera probablement moins surveillée, confia Abby, sous l'attention accrue, mais silencieuse de son frère.
— Pourquoi moins la surveiller ?
— Parce que la partie de la forêt qui mène à cet endroit est... disons une pente très raide. Ils ne peuvent donc pas y faire passer des chariots pour ravitailler les hommes. Je vous fais pas de dessins, mais il y a plus de chances pour nous de ne pas avoir à faire de nouveaux...
Dégâts ? Dommages ? Pertes ?
La fin de la phrase d'Abby se perdit au profit des pensées de Kyo. Sheran acquiesça très lentement, les sourcils froncés sur une expression aussi professionnelle que celle qu'il avait l'habitude de donner. Ces deux dernières heures risquaient bien d'être les plus éprouvantes de toute leur escapade au cœur de Farétal.
— Si on passe à l'endroit auquel je pense, ce sera aussi très proche d'une zone où les combats ont eu lieu il y a quelques années, raison de plus pour que les soldats du roi ne s'y trouvent pas. Ce n'est pas une raison pour ne pas être prudent, c'est juste...
— Rassurant ? compléta son frère.
— Oui, c'est ça.
Kyo ne sut estimer si son amant était ironique, sarcastique ou juste sincère, son expression neutre, dépouillée d'une peur trop intrusive, ne lui donnait aucun indice quant aux pensées qui le traversaient. L'atmosphère était étrange, encore une fois, comme saturée de leurs cœurs trop lourds, de leurs âmes trop pleines, de leurs paroles trop creuses.
— Il nous reste une dernière chose à régler, avança Kyo.
Sheran haussa un sourcil tandis que sa sœur répliquait, lasse de cette course, de ses remords et prête à vomir sa rancœur envers cet homme :
— Laquelle ?
— On part quand ?
— Ça, c'est à toi d'en décider.
Sérieux ? J'ai carte blanche ? Quel honneur !
Kyo, malgré son évidente amertume, réfléchit plus sérieusement. Abby lui en voulait, mais préférait visiblement garder pour elle ses reproches. Pourquoi ? Parce que le moment ne s'y prêtait pas ? Peut-être, mais elle n'était pas vraiment du genre à attarder. Parce qu'elle préférait ne pas gâcher leurs derniers instants par une dispute qui ne les mènerait à rien ? C'était plus que probable.
— C'est quoi le moins dangereux ?
Abby parut surprise par cette question inattendue, à tel point que Kyo se sentit froissé par son évident étonnement.
Quoi ? J'ai pas envie de vous mener à la mort encore une fois. Ne serait-ce que pour éviter que ton fantôme me hante jusqu'à la fin des temps !
— Le crépuscule ou l'aube, les deux devraient nous être profitables.
— Si nous partons maintenant, on arrivera à temps, non ? s'enquit Sheran, qui rassemblait ses affaires sans se presser, comme s'il craignait que Kyo prenne ses précautions pour une forme peu discrète d'incitation.
— On arrivera un peu avant le crépuscule, tout dépend du rythme auquel on marche.
Kyo échangea un long regard avec son amant. Une de ces œillades muettes desquelles Abby était bannie et qu'elle préférait ignorer. Elle n'était pas jalouse, pas encore, mais elle souhaitait repousser la perspective d'une séparation. Malgré sa rancœur, elle éprouvait une véritable affection pour le fugitif et si elle n'osait l'avouer, son départ la peinait plus que de raison. Le silence s'éternisa de longues secondes et Kyo pesait le pour ainsi que le contre. Peut-être n'aurait-il plus la force d'émettre le choix le plus sage s'il repoussait l'échéance jusqu'au lendemain ? Chaque seconde passée à leurs côtés était traître et rendrait la déchirure que plus douloureuse.
— J'imagine que la décision m'appartient, hasarda Kyo.
— On n'est plus à une journée près passée en forêt, assura Abby.
Un nouveau temps. Kyo était destiné à y mettre un terme, mais, curieusement, ce fut la jeune femme qui se porta volontaire :
— Sheran, il faut que je te dise quelque chose. On n'aura peut-être pas le temps d'en discuter après et je veux que tu sois au courant de tout avant de faire ton choix.
— Ce n'est pas ton choix, la contredit son grand frère, suspendant pourtant son geste pour recueillir ce qu'elle s'apprêtait à lui dévoiler.
— Peu importe. L'autre nuit, quand Azirus t'a enlevé, j'étais en train de proposer à Kyo un marché.
Tous à couvert, ça sent la dispute familiale à plein nez !
Cette fois, elle possédait toute l'attention de Sheran. Il ne les avait même pas interrogés au sujet de cette fameuse nuit, de leur escapade qui avait permis à Azirus de précipiter son plan macabre. Désormais, il craignait le pire et imaginait ce qui avait pu amener son amant et sa sœur à s'éloigner de la sorte. Il s'apprêtait à presser Abby lorsque celle-ci laissa écouler le secret honteux qui noircissait sa conscience :
— J'avais proposé à Kyo de l'accompagner seul jusqu'à la frontière.
— Pardon ?
Sheran avait blêmi et, pour la première fois depuis que Kyo avait croisé son visage, il lut sur son expression de la colère. Pas de l'agacement, non, de la colère. Une colère dont Abby payait les conséquences et qu'elle acceptait comme paiement à son acte aussi irréfléchi qu'égoïste.
— Pourquoi ? réitéra le blond, la voix étranglée.
— J'avais peur, Sheran. Je sais, je n'aurais jamais dû faire ça et, crois-moi, je le regrette, surtout avec ce qui s'est passé après. Je m'étais dit que ça réglerait notre problème à tous et...
— Non, Abby, ça réglerait le tien et celui de personne d'autre !
Les poings serrés, Sheran considérait sa sœur avec une telle rage que même Kyo en vint à craindre sa réaction. S'ils en venaient aux mains, Abby n'aurait aucun mal à avoir le dessus, mais Kyo haïssait tenir le rôle de spectateur.
— Ne m'en veux pas, s'il te plaît, j'ai mal agi et...
— C'était mon choix, Abby, tu n'avais pas à me retirer ça !
Cette fois, le meurtrier se leva et s'interposa entre les deux, les deux mains levées comme le médiateur qu'il n'avait jamais été.
— Hé, Sheran, on se calme. C'est pas le moment de péter les plombs.
La confusion d'une telle intervention laissa bien sa place à de la rancune. L'intéressé se rembrunit encore davantage avant de gronder, mâchant ses mots, avalant les voyelles et les fins de phrases :
— T'étais d'accord avec ça, alors ? Pourquoi t'es pas parti ?
— Parce que j'ai refusé, idiot ! Bien sûr que j'ai refusé, qu'est-ce que tu crois ? s'écria Kyo, qui venait d'abandonner toute politique de négociation.
Sheran vit sa détermination flancher. Ils se disputaient bêtement, perdus dans ce labyrinthe végétal et à quelques centaines de mètres d'un cadavre encore chaud. Cette seule pensée vainquit une part de cette colère déraisonnable.
— Ta sœur essaie de te protéger, avança finalement Kyo, presque à contrecœur.
— J'en ai pas besoin !
Hé, le minet, c'est pas le moment de ressortir ta fierté mal placée.
— Elle avait peur de te perdre ! rugit le meurtrier.
Abby parut scandalisée un premier temps puis, en avisant l'expression de Sheran, se radoucit. Le regard de celui-ci se perdait entre le visage de sa sœur et celui de son amant. Un silence s'annonça, bref, mais intense.
— Si vous pouvez remettre vos petites rancunes à plus tard, on pourra peut-être y aller.
J'ai pas signé pour résoudre des discordes familiales, que j'en sois la cause ou pas !
— Désolée, lâcha finalement Abby.
Cemot semblait lui avoir été arraché, mais Sheran parut croire en sa sincérité.Il opina avec une certaine raideur, la hache de guerre enterrée et, pour lapremière fois depuis le début de leur voyage, initia la marche en se plaçant entête. Le ton était donné.
Un chapitre un peu plus léger avec un... petit règlement de compte familial ? Disons que Kyo a bien fait de l'écourter ! Plus que quatre parties avant le dénouement, les lecteurs aussi ont leur compte à rebours !
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