36.
Comme une vague qui les avait submergés durant de longues minutes, la tension et la peur se retirèrent et ils purent reprendre une profonde bouffée d'oxygène. Hagards, à la manière de noyés sauvés à l'instant où la vie les quittait, ils avaient considéré en l'abîme le monstre qui avait failli faire trois victimes de plus. Par miracle, il s'était repu de l'âme noire, des sombres desseins d'Azirus et leur laissait la vie sauve. Si Kyo n'était pas bien certain de mériter tant de miséricorde, il n'aurait pas supporté d'avoir la mort de Sheran et Abby sur la conscience.
Cette dernière avait été la première à reprendre contact avec la réalité. Elle avait tiré son frère des bras de son amant sans émettre la moindre remarque, puis avait dit :
— Viens-là, faut qu'on te soigne.
— Je peux m'en occuper.
Sheran avait protesté, mais bien plus faiblement qu'il ne l'aurait fait en d'autres circonstances. La pâleur maladive de son teint en disait long sur son état et Abby n'avait pas cédé jusqu'à ce que son aîné accepte. Kyo avait assisté aux soins sans y prendre part, partagé entre la joie de le savoir en vie bien qu'abîmé et la culpabilité d'avoir osé mettre en péril sa vie.
— Je vais bien, protesta encore Sheran, alors qu'Abby examinait chaque centimètre carré de peau découverte.
— Ça, c'est à moi d'en décider.
Qui aurait cru qu'elle serait maman-poule ?
Sheran se débattit avec plus de virulence lorsque sa sœur tenta de lui retirer sa chemise. Il s'empourpra et entreprit de fuir le regard d'Abby et celui de Kyo, posté sur un rocher recouvert d'une mousse imbibée de la pluie tombée durant la nuit.
— Arrête, Abby !
— Joue pas les prudes, Sheran ! Je t'ai vu nu des dizaines de fois et c'était pas comme si Kyo en était à sa première fois non plus !
Celle-là, je l'avais pas vue venir !
Cela calma les ardeurs du blond qui laissa sa sœur retirer sa chemise. L'ambiance était étrange, impalpable, la détente qui se profilait avec quelque chose d'inacceptable après avoir frôlé la mort de si prêt.
— J'aurais pu m'en charger, Abby.
— Tu es peut-être médecin, mais je sais soigner les petites blessures, rétorqua celle-ci, dont le sérieux ne saurait être entaché par une once d'humour.
— Dis-moi ce qu'il a, alors, la pressa Kyo, d'une voix où suintait l'impatience.
Abby se redressa sous l'œillade noire de son aîné. Les manches retroussées, elle aurait pu ressembler à une parfaite caricature si le contexte n'était pas aussi grave.
— Une entaille profonde à la gorge, une autre au menton, des hématomes aux jambes et la blessure de son bras qui s'est rouverte, énuméra-t-elle. Pas de blessures graves, c'est superficiel, pas de fractures non plus. J'ai oublié quelque chose ?
— Non, rien, maugréa Sheran, qui semblait avoir retrouvé son caractère renfermé.
Les épaules basses, Kyo tenta de deviner quelles pensées l'accablaient de la sorte. Abby avait pansé ses plaies, avait recouvert les hématomes d'un onguent de la concoction du médecin et avait refait le bandage de la blessure la plus sérieuse, à savoir celle de son bras. Quel mal parasitait donc les pensées de son amant ?
— Je vais aller chasser. On a plus rien à manger et j'imagine que vous avez des choses à vous dire.
Sheran ne réagit pas là où Kyo se contenta d'hausser les épaules.
C'est normal que cette conversation me fasse encore plus flipper que celle que j'ai eue avec Abby ?
La jeune femme parut s'en accommoder, elle prit avec l'arc qui avait sauvé la vie de son frère moins d'un quart d'heure plus tôt et décréta :
— Tâchez aussi de choisir ce qu'on fait. Il nous reste moins d'une heure de marche avant d'arriver à la frontière. On a deux choix, soit on reste ici pour la nuit, soit on la passe avant la tombée de la nuit. À vous de voir !
La poitrine de Kyo se contracta douloureusement. Avec ce qui s'était produit, il en avait presque oublié sa liberté, la promesse que lui offrait la frontière vers Loajess, la crainte de tourner le dos à Sheran et sa sœur. Il vit celle-ci renaître, ombre portée qui le surprit et lui coupa la respiration. L'urgence à laquelle ils venaient de survivre venait tout juste de s'éteindre qu'une seconde apparaissait, plus discrète, mais tout aussi irrévocable. Le choix qu'elle demandait, Kyo n'était pas encore prêt à le lui donner. La conversation qu'il avait eue avec Abby était encore trop fraîche, saturée de trop de choses pour qu'il y voie clair. Si Azirus avait formé une urgence délirante, inéluctable, mortelle, l'urgence qui gonflait le cœur que Kyo avait cru éteint à jamais n'en était pas moins mortelle.
Sheran était sa part d'humanité comme sa sœur représentait une chance inédite de rédemption. Malgré leurs différends, il tenait à elle. Dans une tout autre mesure bien sûr, il l'affectionnait comme un ami et, là encore, c'était nouveau. Au cours de son existence, Kyo avait eu de rares alliés et bon nombre d'ennemis, mais il ne se souvenait pas avoir connu une amitié saine, pas depuis qu'il avait quitté son tranquille village d'enfance. Ces deux personnalités atypiques, perdues au cœur de Farétal, formaient un espoir.
Mon espoir.
Abby s'était éclipsée avec toute la discrétion dont elle pouvait faire preuve. Une minute s'écoula durant laquelle ni l'un ni l'autre ne parvint à articuler la moindre parole. Sheran ne parut même pas tenter, le regard fixé sur un détail au sol, un insecte probablement, ivre d'un cocktail de douleurs si fort qu'il n'était plus certain d'en connaître la source.
— Tu m'en veux, c'est ça ?
Aucune réponse. Si la situation avait été autre, sans doute Kyo ne s'en serait pas formalisé. Il s'agissait de Sheran et il n'était pas réputé pour son éloquence. Pourtant, il lui sembla que le poids qui grandissait dans sa poitrine s'alourdissait encore au point où même respirer s'avérer douloureux.
— T'as toutes les raisons de m'en vouloir, ajouta-t-il dans un souffle. Moi, je m'en veux.
Kyo vit les épaules du garçon se tendre sous le tissu et il crut même entendre une sorte de profonde inspiration, comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose. Rien ne vint et le meurtrier confondit cette infime réaction avec du dégoût, de la répulsion, peut-être même des remords.
— Je suis désolé.
Une part du poids qui l'accablait s'envola. Il parvint à s'approcher de Sheran jusqu'à se trouver à quelques centimètres. Le blond lui présentait son dos, sagement immobile. Cette absence de réaction était plus pénible à supporter que la colère et les coups. La main de Kyo se promena sur son épaule, délicate, comme si elle demandait la permission de s'aventurer plus loin dans cette caresse presque imaginée. Elle trouva refuge à la naissance de la nuque avant que Kyo ne le supplie :
— J't'en prie quoi, dis quelque chose !
Sheran se leva et prit la fuite. Il abandonna la caresse de son amant et le frisson inacceptable qu'elle avait vu naître sur sa peau fine. Il tenait son bras blessé contre lui et avança jusqu'à se trouver à quelques centimètres du précipice. Le cœur de Kyo manqua un battement alors qu'il craignait de le voir rejoindre Azirus quelques dizaines de mètres plus bas. Sheran se contenta de fixer l'abîme, d'admirer les roches sur lesquelles il se serait écrasé si la main de Kyo n'avait pas attrapé la sienne à temps.
— Ça aurait pu être moi, chuchota-t-il, si bas que son amant crut avoir confondu sa voix avec la brise.
Ça aurait pu être nous...
Le cœur de Kyo manqua un battement. Il s'approcha doucement, comme s'il craignait d'effaroucher Sheran et qu'il lui échappe une fois encore. Sur le même ton, à peine plus haut qu'un murmure, il prononça :
— Et moi, j'ai failli te perdre.
Le blond déglutit péniblement avant de souffler :
— Deux heures...
— Ça aurait pu être beaucoup moins, imagine si tu étais tombé. Jamais je me le serais pardonné.
— Ce n'est assez.
La bouche de Kyo se déforma. Bien sûr que ce n'était pas assez, mais après la conversation qu'il avait eue avec Abby, il ne se sentait plus suffisamment égoïste pour voler Sheran à sa sœur. Pourtant, son choix n'était pas encore arrêté et le blond semblait vouloir lui laisser la décision, par facilité ou par délicatesse. Il ignorait quelle serait sa réaction lorsqu'il poserait un pied sur le sol de Loajess, sur le sol de tous ses désirs et qui connaîtrait sa renaissance. Sans doute n'aurait-il plus la force de lutter, peut-être même supplierait-il Sheran de s'en aller avec lui ? Il se savait d'un naturel impulsif, prompt à s'emporter, mais ces deux êtres ne méritaient pas de voir son visage le plus égoïste. Pour eux, il désirait être meilleur et redevenir l'homme d'autrefois. Déraciné, éloigné de ce qu'ils représentaient pour lui, il n'était pas certain d'en avoir le courage.
— Ça ne sera jamais assez, releva-t-il, doucement.
Et tu le sais aussi bien que moi.
Sheran grimaça. Il distinguait, en contrebas, le cadavre d'Azirus. Comme la vie était fragile... Il se replongea tout entier dans l'idée qui avait condamné son existence jusqu'à ce que Kyo s'y invite. La vie humaine ne tenait à rien et ce même rien pouvait la prendre. Il n'aurait pas survécu à une telle chute et il était impossible que le chasseur de prime ne soit encore en vie, là, écrasé contre ces roches intactes malgré l'impact. Il distinguait une mare de sang sous le corps d'Azirus et son imagination y accolait tout ce qu'elle désirait. Une énième tourmente.
— Oui. J'aurais peut-être dû... ne rien faire, poursuivit-il, presque pathétique dans ces remises en question puériles.
— Tu regrettes ?
Le ton de Kyo s'était durci. Les regrets... Il ne saurait les supporter, il leur préférait encore le mépris le plus infâme.
— Non, mais je devrais. C'est ça le pire, sans doute.
— J'ai pas de regrets, rétorqua le criminel. Je pense pas non plus que je devrais en avoir.
— Je n'ai pas envie de souffrir, Kyo ! Pourtant, je souffre déjà et je sais que ça sera pire une fois que tu ne seras plus là !
Le ton de Sheran portait un désespoir identique à celui que l'assassin avait reconnu dans son regard lorsqu'Azirus s'apprêtait à l'entraîner dans sa chute. Kyo se peina de déclencher en son sein de telles émotions. Il aurait souhaité lui promettre que cette parenthèse à eux n'était pas uniquement éphémère, qu'elle ne demeurerait pas comme un souvenir agréable, mais à jamais perdu. Car Sheran craignait de n'avoir été qu'une distraction, un désir primaire, brutal, que Kyo aurait soulagé auprès de n'importe quel autre homme. Lui si pudique, si réservé, si secrètement vulnérable, vivait cette pensée comme un affront, le pire de tous. Par-dessus tout, il se sentait idiot de songer à de telles préoccupations alors qu'ils auraient pu périr quelques poignées de minutes auparavant.
Une part considérable de sa tourmente disparut lorsque les bras de Kyo l'étreignirent à nouveau. Il sursauta d'abord, se tendit nettement, et enfin se coula dans la chaleur de cette étreinte. À travers le tissu, il pouvait sentir le torse puissant de Kyo et même les battements endiablés de son cœur. Il était vivant lui aussi, bien vivant...
— C'était précieux, tout ça. C'était précieux pour moi, Sheran.
Et crois-moi, j'ai jamais été aussi sincère.
Le souffle de Kyo s'échoua contre sa nuque et les résolutions de son amant s'écroulèrent les unes après les autres. L'incertitude demeura, l'avenir incertain ne disparut pas pour autant, mais Sheran put savourer une évidence. Il n'y avait seulement du désir dans la voix du fugitif, mais des émotions plus nouvelles, plus profondes, plus dévastatrices. Une tempête dans laquelle le blond s'était jeté, corps et âme.
Ils demeurèrent ainsi un très long moment. Ils ne décideraient de rien maintenant, il était trop tôt et ils chérissaient le prix de chaque instant.
Le compte à rebours a commencé, alors. Comment on l'arrête, cette satanée horloge ?
Doucement, sans se précipiter, Sheran se détacha de l'étreinte pour en conserver toute la chaleur. Il fit face à Kyo qui, avec une tendresse dont il se pensait dépourvu, caressa l'endroit où la lame avait raclé la peau. Sheran retint une grimace de douleur, enivré par ce geste suave.
— Ça te donne un air mauvais garçon, sourit le criminel, tristement.
— Je te laisse ce rôle.
— C'est fini tout ça, pour moi. Je ne veux plus être K., je ne veux plus que tu aies à voir son visage. J'ai envie de redevenir Kyo.
Une promesse à laquelle ils avaient tous deux envie d'y croire. Sheran, le cœur au bord des lèvres, pressa son front contre celui de Kyo. Ils avaient encore tant de choses à connaître, ils avaient à apprendre les uns des autres, à grandir. Pourquoi fallait-il que le temps les pousse à la faute, leur ouvre un chemin qu'ils ne pourraient emprunter tous ? Le sort s'offrait dans toute sa cruauté.
— Merci pour tout ça, ajouta-t-il encore, sourd à la retenue que lui dictait la part la plus sage de sa conscience.
Leurs chemins divergeraient peut-être, mais ils garderaient le meilleur de leur rencontre. Le meilleur de ce que leurs existences projetées les unes contre les autres pouvait offrir.
Kyo embrassa son amant avec cette même douceur, avec ce même besoin.
Dernière ligne droite du roman. Il reste cinq parties, épilogue inclus. J'offre à nos deux amants une petite parenthèse, la dernière vraie parenthèse avant la fin du roman.
Bonne lecture !
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