35.
La chute ? Quelle légende, aussi sombre soit-elle, ne l'avait jamais imaginée ? Bizarrement, Kyo y avait souvent réfléchi, s'imaginant tour à tour quelle fin serait la meilleure. Il avait élaboré une chute digne de son nom, digne de lui, digne de K. lors de ses heures les plus noires.
La montée avait été longue et, au sommet de cette gloire qui n'avait rien d'honorifique et au moment où il ne réalisait plus l'ampleur de ce qu'il commettait, il avait imaginé de quelle manière une légende comme lui pouvait s'éteindre. Jamais, au grand jamais, il n'avait présagé que sa fin se personnifie de la sorte, qu'elle soit aussi ridiculement humaine. À trop côtoyer la mort, il avait fini par oublier sa condition de mortel et son séjour à Madélor lui avait remis certaines idées à leur place. Désormais, sa propre disparition n'avait plus rien d'un présage lointain, elle prenait la forme d'une proposition macabre, peut-être même d'un don de soi.
Quelle connerie !
Kyo fit un pas, puis un second. Le sourire d'Azirus exultait, il savourait ce moment comme l'apogée de sa propre gloire. Le criminel eut un long regard pour le précipice, pour les dizaines et dizaines de mètres de chute libre qu'il promettait. La chute au sens premier du terme. L'ironie atteignait son paroxysme et Kyo n'était pas certain d'apprécier ce genre d'humour. Pourtant, hypnotisé par la perspective de sa propre mort, il dévisageait la gueule béante de l'oubli. Il observait en face, sans détourner le regard, l'image même de sa fin.
— Non !
La voix de Sheran tira Kyo de sa contemplation. Il s'exprimait pour la première fois depuis qu'il l'avait retrouvé et parut en être le premier étonné. Le meurtrier se redressa et ses yeux s'égarèrent entre Azirus qui jubilait déjà une victoire qui ne faisait plus l'ombre d'un doute et le blond qui lui offrait un regard cuisant d'une défaite qu'il ne souhaitait admettre.
— Ne fais pas ça, ajouta-t-il, plus doucement.
— Hors de question que tu paies pour moi.
J'crois qu'il est temps pour moi de payer ma dette. Y'a pas grand-chose que je peux offrir d'autre et si ça rattrapera pas toutes les vies que j'ai prises, la mienne est tout ce qui me reste à donner.
— Ne fais pas ça, répéta-t-il, une telle supplication dans la voix que Kyo en vit sa résolution entamée.
Désolé, Sheran, j'aurais vraiment aimé, tu sais. Vraiment, je suis désolé.
Kyo arracha ses orbes au bain glacé des orbes purs de Sheran. Il aimait s'y perdre, s'y noyer, mais un instant de trop et il refuserait d'admettre que ce regard pouvait être le dernier. Azirus n'avait nul besoin de le pousser à la faute, de le précipiter dans la plaie immonde ouverte dans le sein de la terre. Sheran se tenait toujours devant lui, rendant les coups trop périlleux pour être tentés. Kyo ne songea même pas, à seulement une petite poignée de mètres de distance de son adversaire, à lui asséner un coup. Un coup qui aurait pu atteindre la mauvaise cible ou qui aurait pu entraîner Sheran dans la chute d'Azirus. Une telle erreur de jugement leur serait fatale.
— Arrête ce jeu minable, décréta soudain Abby, qui avait su se faire oublier jusque là.
— Ce n'est pas à toi d'en décider les règles.
— Tu nous tueras de toute façon.
Azirus sourcilla. Il les avait sous-estimés, mais cela ne changeait rien à l'issue. Il descendrait cette pente abrupte, à pique, à quelques mètres de là pour récupérer ce qu'il resterait de Kyo avant la fin du jour. Abby et Sheran n'étaient que des dégâts dont il ne se désolait pas, des victimes collatérales qui n'auraient jamais dû se trouver sur leur chemin.
— Laisse-les partir, dit Kyo, dont l'attraction du vide s'était étiolée. Si tu les laisses partir, j'te jure que t'auras droit à un combat à la loyale. Tu parlais de victoire ternie tout à l'heure, imagine un peu que l'on sache que tu m'as vaincu de cette manière. Du chantage, c'est pas une victoire totale. Je te propose un combat à la loyale, sans témoin, juste toi et moi, tu pourras te vanter d'avoir mis fin au règne de K.
Un règne auquel j'ai décidé de mettre fin moi-même, mais je préfère que t'en sache rien. T'es un malade, Azirus, prouve-moi que t'en es bien un !
— Personne ne saura la manière dont je t'ai tué.
— Toi, tu sauras.
Azirus parut, pour la première fois depuis le début de leur confrontation, examiner véritablement la proposition. Il pesa soigneusement le pour et le contra, un Sheran tremblant entre sa poigne toujours plus solide, toujours plus douloureuse.
— Une gloire ternie ne vaut rien.
— Je ne veux pas de témoin, lâcha le chasseur de prime.
— Ils n'iront pas voir Déalym pour rapporter tes exploits. Ils sont mes complices, ils iront pas s'en vanter.
— Justement, c'est pour cette raison que je dois les liquider.
T'es pire que moi, Azirus, bien pire !
Abby observait de loin. Elle se savait impuissante, inutile, et elle haïssait ce sentiment plus que tous les autres. C'était insupportable de ne pouvoir agir et chacune de ses paroles, elle le savait, pouvait entraîner la mort de Sheran et enfin la sienne. Elle était en suspens, dans l'attente qu'un acte irréfléchi l'achève ou les sauve.
Kyo affrontait le regard d'Azirus. Il avait cru déceler une faiblesse dans son raisonnement et même un doute dans sa parole. Et s'il y avait un dernier moyen d'épargner cette fratrie à laquelle il s'était attaché plus que de raison, plus que ce qui était permis, il n'hésiterait pas. S'il devait y avoir une raison à son existence, à toutes ces vies volées injustement, alors cela devait être celle-ci. Il s'accrocha à ce maigre espoir de rédemption, à cet espoir de préserver ces deux vies, car il ne saurait rendre celles des hommes qu'il avait tués, avec ou sans motif. Il s'y accrocha jusqu'à ce qu'Azirus assène de sa voix dure et désormais lavée de toute provocation, tel un rugissement sourd qui traversa Kyo de part en part :
— Aucun témoin.
Dans un enchaînement rapide de mouvements, Sheran fut tiré en direction de l'abîme avec une telle violence qu'il n'eut même pas le temps de ressentir la douleur qui se propagea de son bras au reste de son corps. Son cœur manqua un battement alors que ses pieds déséquilibrés cherchaient une prise. Le vide s'approchait, indéniable, et seuls les réflexes naturels de son corps lui permirent de se maintenir debout et de ne pas précipiter sa chute inévitable. Un hurlement retentit :
— Non !
Abby s'était tirée de sa léthargie là où Kyo n'avait su réagir. Toujours en retrait, ses cheveux fous dressés en mèches rebelles autour de son visage rongé par l'effroi, elle s'adressa à Azirus :
— Pas lui ! Prenez-moi à sa place !
Un sourire, encore un. De ceux qui ne laissaient rien présager de bon. La tournure que prenaient les événements lui plaisait. Il n'était pas pressé, qu'importait que cela prenne la journée entière, il s'efforçait seulement de préserver la finalité. Il ne voulait que la tête de Kyo, le reste n'était que spectacle, divertissement, il les regarderait se battre, s'entretuer même. Il s'amusait même de les voir se disputer la place de celui qui mourait en premier.
— C'est tout ce que tu as me proposer, ta vie ?
Qu'avait-elle à promettre d'autre ? Arrêtée dans son élan, Abby paraissait confuse, à mi-chemin entre ce sentiment et la détermination que Kyo lui avait toujours connue. Les arguments se précipitaient, sans poids, sans contenance. Elle n'avait rien de plus à offrir car il s'agissait de ce qu'elle possédait de plus précieux. De plus précieux après la vie de Sheran.
— Dites-moi ce que je peux vous offrir de plus et vous l'aurez, mais épargnez au moins mon frère.
— Je te pensais plus intelligente que ça.
— Pitié !
Elle ne possédait plus aucune retenue. Elle ne songeait pas un seul instant que sa mort détruirait son frère et qu'il ne s'en relèverait sans doute pas. Le voir si proche du vide, l'équilibre incertain, le visage crispé par un mélange de douleur et d'appréhension. Elle avança d'un pas et d'un second, gagnant inconsciemment de précieuses secondes à leur cause perdue. Un nouveau geste d'Azirus l'immobilisa et elle regretta amèrement cette approche. L'homme sortit de son fourreau un poignard et le glissa sous la gorge de Sheran. La lame pressée contre la chair, le moindre mouvement entamerait la peau et ouvrirait une bouche béante.
— Pas un pas de plus, ou il n'aura pas droit à une mort autrement plus douloureuse.
Une mort propre comme l'avait imaginée Sheran. Celle que lui proposait Azirus lui paraissait moins enviable encore. Pourtant, il murmura, assez fort pour être entendu de lui seul :
— Tuez-moi le premier.
Kyo ne vit que les lèvres bouger et ne perçut aucun son. Sheran donnait une chance aux deux êtres qu'il aimait le plus de s'en sortir vivants sans savoir si son sacrifice serait suffisant. Azirus en avait assez de ce jeu et il sentait, pour la première fois que toute cette peur cristallisée, toutes ces émotions qui lui étaient inconnues, pourraient bien signer sa perte. Il fallait se débarrasser de l'un d'entre eux, mais si la mort de Sheran déclenchait une fureur qu'il ne pouvait maîtriser, que se produirait-il ? La proposition de Kyo, celle du duel, ne l'avait pas quittée et, s'il le fallait, il prendrait le risque de perdre l'avance qu'il possédait encore. Cette suprématie qu'il savourait, bouchée par bouchée. Il pressa un peu plus la lame contre la gorge du jeune homme qui grimaça.
Kyo observait la scène. Le moindre geste de sa part entraînerait la mort immédiatement de Sheran. La vision du poignard entamant la peau lui était déjà suffisamment insupportable. Il retenait sa respiration.
— Tes mains sont plus sales que les miennes, souleva-t-il, soudain.
Azirus relâcha son attention. Il relâcha son attention l'espace de quelques secondes pour poser son regard sur Kyo.
— On est pareils, souffla-t-il, et Sheran ressentit son haleine contre sa nuque, cette chaleur fétide qui le révulsa.
Alors ça, tu vois, j'en doute !
— Il est bien meilleur que vous ne le serez jamais.
Sheran, après avoir clamé ses paroles plus fièrement qu'il ne l'avait jamais fait, leva son genou pour prendre de l'élan et l'abattit sur les tibias de son geôlier. Un impact net qu'il savait douloureux. Son autre main parvint tant bien que mal à écarter la menace de la lame sur sa gorge et celle-ci, dans la précipitation, racla son menton. Ivre de cet éclat de souffrance et de la certitude que cette chance était la dernière dont il disposerait, Sheran réitéra son geste. Azirus, déséquilibré, venait de reculer d'un pas, puis d'un second. Mais il n'avait pas lâché le bras meurtri de sa cible de substitution et le blond ignorait s'il tentait seulement de ne pas chuter ou de l'entraîner avec lui.
Il se débattit durant ce qui lui parut être une petite éternité. Kyo n'eut pas le temps de se précipiter sur eux, de tenter de démêler cette mêlée humaine, de trancher le bras de son ennemi qui retenait durement Sheran. Pourtant, sans en comprendre la raison, ce dernier sentit la poigne glisser, perdre de sa fermeté jusqu'à disparaître. Il n'avait pas entendu la flèche d'Abby siffler à quelques millimètres de lui et se ficher, avec une précision redoutable, en plein dans la chair d'Azirus. Enfoncée à la jonction de l'épaule et du bras, la flèche entraîna définitivement l'ennemi dans l'abîme. Seul un cri parvint encore aux oreilles de Sheran qui, déséquilibré à son tour, avait senti la main d'Azirus se refermer à l'aveugle sur un morceau de tissu trop lâche de sa chemise. Pas assez pour l'embrasser dans cette chute mortelle, mais suffisamment pour le tirer en direction du gouffre. Terrifié, Sheran se sentit basculer.
Putain, non !
Kyo se précipita, tous les muscles bandés. Le blond tombait déjà, mais parvint par miracle à s'accrocher à une touffe d'herbe tout au bord. L'air bloqué dans ses poumons et ses jambes fauchant la pierre faillirent le faire lâcher prise. Ce cocktail de douleur lutta contre l'instinct de survie qui lui hurlait de s'accrocher coûte que coûte. Les dernières forces qui lui restaient de cette nuit sans sommeil, tout ce que la peur et l'adrénaline mélangées pouvaient lui offrir, tous ses efforts s'envolèrent lorsque sa prise céda. Un cri resta coincé dans sa gorge lorsqu'il se sentit chuter à nouveau, sans réel espoir de salut.
Kyo enroula ses doigts autour du poignet de Sheran et lui offrit un répit, peut-être une délivrance. Pendu au bout d'un bras dont il ne sentait même plus les nerfs à vifs, le blond balançait son corps en sursis.
— J'te tiens ! Accroche-toi !
À quelques dizaines de mètres plus bas, le corps d'Azirus gisait, détruit par la chute qu'il n'avait pas imaginée, pas même seule fois. Kyo refusait de laisser Sheran le rejoindre, pas maintenant qu'il le tenait.
— Abby, aide-moi !
Abby se précipita à son tour et, centimètre par centimètre, ils parvinrent à extraire le médecin de cette mort certaine. Il crut que son cœur allait lâcher et ne se plaignit pas un seul instant, essayant de faciliter la tâche aux deux autres. Il fut hissé jusqu'à la terre ferme, jusqu'à ce que son ventre, puis ses jambes endolories, ne retrouvent la présence rassurante de l'herbe verdoyante. La respiration toujours haletante, les yeux grands ouverts, il peinait à comprendre les informations envoyées par son cerveau dépassé. Pourtant, c'était une évidence : il était sauf.
T'es vivant, t'es bien vivant.
Les bras de Kyo se refermèrent autour des épaules de Sheran et il le serra contre lui à l'étouffer. Abby, abrutie par tout ce qui venait de se produire, ne réalisait pas encore. Pourtant, tout leur hurlait que le combat le plus fou de leur vie n'avait duré que quelques minutes et venait de prendre fin. Kyo enfouit son visage dans le cou de Sheran et retint un sanglot, la main perdue dans les mèches blondes. Ils avaient failli le perdre, tout perdre.
Azirus avait perdu et Sheran en eut la certitude lorsqu'il jeta une œillade sur son épaule pour découvrir le corps désarticulé de celui qui avait souhaité sa mort. Une erreur de jugement et il aurait été à sa place. Un geste de plus, une hésitation supplémentaire pour l'un d'entre eux et il mourait lui aussi.
Jamais Sheran ne s'était senti aussi vivant.
Je joue avec vos nerfs, j'en ai parfaitement conscience héhé !
On approche de la fin, et les votes s'approchent, eux aussi, de la barre fatidique des 1k. Alors si vous, lecteurs, connaissez de potentiels intéressés ou si vous êtes du genre lecteurs fantômes, je vous invite à me soutenir. Vous n'avez pas idée d'à quel point c'est important.
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