34.
Le temps se suspendit une nouvelle fois, comme s'il retenait son souffle lui aussi.
Sheran n'émit pas un son, Kyo non plus. Abby avança de plusieurs pas, ses pas inaudibles dans le tapis de verdure qu'elle foulait. Azirus ne semblait pas les avoir repérés et ces quelques secondes d'inattention pourraient lui être fatales. L'assassin s'apprêtait à dégainer son arme, mais Abby, d'un simple regard, l'en dissuada. Il aurait été si aisé de maîtriser cette ordure dès maintenant. Rien qu'un coup et ils seraient saufs.
T'attends quoi, Abby, le dégèle ?
Sheran se consumait une nouvelle fois, Kyo le lisait dans ses yeux saturés de désespoir. Il ne pouvait imaginer la peur qui avait été la sienne durant cette maigre poignée d'heures. Le géant blond avait perdu toute sa superbe et apparaissait désormais tel qu'il était vraiment : un enfant qui n'avait pas appris à ne plus craindre la mort.
— Je vous attendais plus tôt.
Une voix grave, dure, un brin moqueuse, qui glaça le sang d'Abby, de Sheran et même de Kyo. Azirus, sans même se retourner, avait prononcé ces quelques paroles. Paralysés, désormais immobiles, les deux acolytes échangèrent un regard dépourvu d'animosité, un regard où suffoquait l'amertume et l'inquiétude.
— Allons, ne soyez pas timides !
Retiens-moi, Abby, j'vais lui arracher sa prétention de mes deux !
Abby voyait déjà plus loin que ces futiles provocations. Leur ennemi commun s'amusait seulement, il cherchait à les voir foncer tête baissée dans son piège. D'une manière ou d'une autre, le jeu venait de commencer.
Ni l'un ni l'autre n'accusa la moindre parole. Il était hors de question de donner satisfaction à cette énergumène. Abby ignorait de son mieux les œillades de son frère et l'étendue de son désespoir, consciente qu'il lui serait trop aisé d'y succomber et d'abandonner toute mesure. Kyo en était incapable et son regard allait et venait entre le dos que présentait Azirus et les traits défigurés par la peur de Sheran.
Finalement, tandis que le silence s'installait, pesant au point d'en devenir irrespirable, le chasseur de prime déplia sa haute carcasse pour leur faire face. Kyo s'autorisa un regard mauvais alors qu'il découvrait son visage lavé de toute amabilité. Sa tête haineuse l'amenait à s'interroger : comment avait-il pu être dupé aussi facilement ? Un sourire et le voilà qui abandonnait une part assez conséquente de sa vigilance pour laisser Sheran entre ses griffes même quelques minutes. Quel idiot !
— Je vois que la famille est au complet ! Vous en faites, une tête. Personne est mort, que je sache !
Tous savaient ce que sous-entendait cette dernière parole, mais personne n'osa la prononcer. Personne ? Les mots dérapèrent dans la bouche de Kyo avant qu'il ne le réalise :
— Pas encore.
Un ricanement sourd s'éleva dans cet espace où les arbres se faisaient rares, comme s'ils abandonnaient leur place pour fuir le précipice qui barrait le front de la terre comme une maudite balafre. Abby remarqua le gouffre la première et sentit son cœur se presser durement dans sa poitrine. Sa figure éternellement pleine de vie, ses joues roses, ses traits endurcis, se couvrirent d'une ombre. Se pourrait-il que... Non, Azirus n'avait probablement pas choisi ce lieu par hasard. Sa vue s'embruma et accorda un regard à son frère, comme pour se donner du courage.
— Je me demande bien si... commença Azirus, entraîné par son élan, par les premières bribes de l'euphorie qui s'apprêtait à le traverser.
Un nouveau silence buté, personne ne se résolut à compléter sa phrase.
— Si vous savez qui je suis pour vous être aventurés jusqu'ici têtes baissées.
— On sait qui tu es, coupa Abby.
— Alors vous avez compris !
— L'essentiel, oui, ajouta-t-elle, une sécheresse que nul ne lui connaissait dans ses propos.
Azirus acquiesça, le sourire aux lèvres, comme si cette perspective rendait cette confrontation autrement plus intéressante.
— Je suis persuadé que votre petit protégé a compris.
Sheran se tendit, toujours assis par terre, une veine palpitant au milieu de son front. Malgré lui, son regard comme sa posture suppliait, imploraient, aussi largement que sa dignité l'autorisait. Il ne s'abaisserait pas à émettre à haute voix la litanie qui résonnait, mais la pensait si fort qu'elle semblait s'étendre dans toute la forêt.
Azirus paraissait se délecter de ce silence, de ce silence assourdissant qui vidait ses adversaires de leurs paroles.
— Je n'ai pas totalement menti. Il y avait bien un pèlerin qui sillonnait Farétal depuis des semaines, sauf qu'il ne s'appelait pas Azirus et qu'il était encore moins moi. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé... changer de rôle. Vous seriez étonnés d'apprendre à quel point il est facile de duper n'importe qui !
Le rictus grandit à ses lèvres. Ainsi, ces jeux de rôle n'étaient pas simplement un essai, une expérience pour son esprit dérangé, mais bel et bien une signature. La signature de ses crimes pour lesquelles il ne serait jamais appréhendé. Kyo le savait, cet homme ne valait pas mieux que lui et si celui qui portait le titre de criminel aspirait à la rédemption, Azirus ne désirait que nourrir sa légende, ses fantasmes. C'était sans fin et aucune négociation ne fonctionnement, aucune négociation et aucun compromis. Kyo le lisait dans son regard aussi sombre que le sien, il se gavait déjà de la scène qu'il avait si longtemps imaginée. Il se gavait du mal, pleinement lucide quant au fait que ses actes ne s'en éloignaient pas et qu'il n'agissait pas pour se racheter une conscience. Azirus était une crapule, un salop de la pire espèce, et ce duel sordide ne pourrait s'achever que par la mort d'un des deux. Celle de Kyo, l'assassin en fuite, ou celle d'Azirus, le chasseur de prime aux mille visages.
— Comme vous pouvez le constater, le bon pèlerin que je suis a tenu parole, le môme est sain et sauf.
Y'a plutôt intérêt qu'il le soit, je donne pas cher de ta peau s'il a la moindre égratignure !
— Tu t'es bien foutu de nous, asséna Kyo, qui tentait en vain de dompter l'envie meurtrière qui grandissait, grandissait, grandissait.
— Et avec quelle facilité ! Je te pensais plus... vigilant, K. Est-ce que c'est la retraite qui te ramollit ou est-ce que ce serait la faute à une certaine rencontre ?
Sheran, les mains attachées dans le dos par les bons soins de son geôlier, sentit sa respiration s'éteindre. Comment pouvait-il savoir ?
Merde, si ce con commence à énumérer mes faiblesses, j'suis pas dans la merde !
— Vois-tu, je ne voudrais pas que mon écrasante victoire soit ternie par je ne sais quel prétexte.
Y'aura pas de prétexte qui vaille une fois que je t'aurais botté les fesses dans les règles de l'art, connard !
— Arrête de t'inventer des excuses, gronda-t-il, plutôt.
— Ton cher ami m'a pourtant assuré que tu le laisserais crever et que tu préférerais ta liberté à lui.
Sheran blêmit comme s'il avait oublié ses paroles et en réalisait seulement les conséquences. Il avait compromis Kyo, involontairement certes, mais cela pourrait bien ruiner toutes leurs chances de survie. Abby, quant à elle, réfléchissait à toute allure et mettait le doigt sur ses propres erreurs de jugement. Pourquoi ne s'étaient-ils pas divisés plutôt que de tenter une approche aussi peu crédible ? Il aurait suffi qu'elle se cache dans les fourrées et qu'elle surprenne Azirus pour leur ouvrir le sentier de la victoire. Elle se maudissait presque autant que les deux jeunes amants, prisonniers de leurs regards absents, de leurs non-dits désolés.
— Pourtant, tu es là et je déteste par-dessus tout le mensonge, gronda Azirus, une menace planant dans sa voix momentanément vierge de toute provocation.
Le blond, incapable de se lever seul, tentait de se libérer de l'entrave de ses poignets. La corde le brûlait là où la peau était si fine, mais il se démenait. Le nœud tenait bon et il était évident que celui qui avait usurpé sans scrupule l'identité d'un autre n'en était pas à son premier coup d'essai. Le sacrifié tentait en vain d'échapper aux mains de celui qui avait déjà décidé de son exécution, et ce, avant même que l'objet de ses désirs ne se dresse face à lui.
— Arrête avec tes bavardages, viens-en aux faits ! Qu'est-ce que tu attends de moi ?
Azirus lui rendit un regard gonflé d'attentes, d'une jouissance qui s'apprêtait à étaler aux yeux de tous. La noirceur qui se confondait dans ses pupilles n'avait nulle égale et Kyo jouait tout au bord de l'abîme, refusant de s'y jeter, mais prêt à côtoyer l'enfer pour y sauver les dernières âmes innocentes de ce monde.
— Ce que j'attends, je doute que tu sois prêt à me le donner.
Allez, accouche ! Je sais ce que tu veux, aies juste les couilles de me formuler tout ça comme il faut, qu'on en finisse !
Abby était tellement tendue que son frère, perdu dans la menace qui le rattrapait, craignait que ses muscles ne cèdent, que ses os se brisent, que le sang gicle sans qu'aucune blessure ne perce sa peau. Elle s'apprêtait à tenir un rôle dans ce jeu sordide, n'importe lequel, même si cela devait être celui du sacrifié, tant que cela pouvait épargner la vie de son frère, elle n'hésiterait pas !
— Sauf si j'y place un compromis... poursuivit Azirus, comme s'il était en plein débat avec deux faces de sa personnalité.
Avant que Kyo n'ait le temps de réagir, l'homme empoigna le bras blessé de Sheran et lui arracha une faible plainte. Il le redressa sans ménagement et le plaça devant lui tel un bouclier. Un sourire vil déformait ses lèvres et la satisfaction ornait son expression triomphale.
— Ton protégé est déjà un peu abîmé.
— Si tu le touches, je te jure que je...
— Que feras-tu ? Hein ? Dis-moi ! Il y a si longtemps que je rêve d'ôter sa couronne au grand K., fais-moi rêver !
Kyo resta immobile, bien que son élan le porte en direction de son amant. La respiration suspendue, le cœur battant si fort qu'il craignait que ses côtes ne cèdent sous la violence des coups répétés, il vit tout nettement la poigne d'Azirus se refermer sur le bras meurtri de Sheran, à l'endroit même où la lame avait entamé la peau la veille. Sheran tint bon quelques secondes, le visage crispé par la douleur, puis émit un gémissement qu'il aurait tout le loisir de regretter plus tard. La plaie venait de se rouvrir et le sang maculait déjà le tissu blanc de sa chemise usée.
— Arrête ! Lâche-le, il ne t'a rien fait ! Il n'y est pour rien ! s'écria soudain Abby. Il ne voulait pas venir, je l'ai forcé, alors laisse-le partir !
Elle haletait et Sheran lui adressa un regard confus. Jamais sa sœur ne s'était abaissée à employer une voix aussi suppliante. Si elle n'implorait pas encore, elle en était si proche que cela le déconcerta. Lui était muet, plus muet qu'il ne l'avait jamais été. Chaque mot s'étouffait dans le fourreau de sa gorge sans jamais atteindre sa bouche. Seuls ses yeux parlaient pour lui et voyaient passer tout un cortège d'émotions à vif.
— C'est à Kyo de choisir, reprit Azirus, après avoir laissé Abby se confondre en vaines paroles.
Parce que tu crois peut-être que je vais me plier à ton jeu bien gentiment ?
— C'est lui...
Il désigna Sheran qu'il écarta légèrement de lui pour le placer un pas en arrière, à un mètre à peine de la menace qu'aucun n'avait encore explicitée. Un échange de regard et Kyo comprit, il comprit avant même que le fou ne mette quelques paroles joliment préparées sur l'horreur absolue.
— Ou toi.
Un jeu, ce n'était rien de plus que cela. Azirus en avait décidé les règles et possédait, à cette heure, toutes les cartes dans sa main. Ces êtres avaient beau se débattre, tenter de lui échapper, le vainqueur ne serait autre que lui-même et son avènement approchait à pas de géant.
Qu'il aille se faire foutre avec ses règles à la con !
— Et si je refuse ? T'as prévu ça ou t'espères que tout se passe exactement comme t'avais prévu ?
— Si tu refuses, plus de choix.
Azirus ne se laissa pas surprendre, il conserva la pleine maîtrise de ses moyens. Cela faisait toute la différence, Abby se consumait sous la peau de perdre le dernier représentant de sa famille et Kyo luttait en vain contre des instincts primaux, des envies meurtrières qu'il avait espéré enterrer à jamais.
— Il est fort, ton môme, mais il survivra pas. Tu vois ce qu'il y a en bas ? Des dizaines de mètres de chute libre, avec un peu de chance son cœur lâchera avant qu'il ne s'écrase comme une brique sur le sol. Hein ? Qu'est-ce que t'en pense ?
Les poings serrés de Kyo tremblaient. Les ongles entamaient la chair tendre et Sheran demeurait prisonnier de l'emprise d'Azirus. Un écart, un seul geste, et son corps basculait. Pourtant, le géant ne suppliait pas, il ne négociait pas, il ne tentait pas de sauver la vie à laquelle il tenait tant et qu'il savait si fragile. Il tremblait, certes, mais il laissait à Kyo le choix. Une part de lui le faisait par facilité, parce qu'il se voyait incapable de proposer sa vie en offrande en échange de la vie de Kyo, mais une autre partie de lui savait que sa mort ne marquerait pas la fin de ce duel. Seule la disparition d'un des deux hommes le permettrait. Il réfléchissait, assemblait des pensées décousues à la manière de sa sœur, entre deux bouffées d'effroi.
— Non, pas question.
Pas question que ce soit lui.
Le sourire d'Azirus dévorait désormais entièrement ses traits grossiers, ses traits de brut à l'esprit perverti par les troubles d'une existence dont nul ne saurait jamais rien. Il obtiendrait le dénouement qu'il avait espéré et s'en réjouissait par avance. D'une voix vibrante d'une excitation répugnante, il dit, savourant chaque syllabe dans sa bouche et la manière dont elle se répandrait dans le néant :
— Tu es prêt à t'offrir une chute à la hauteur de ton règne, K. ?
Un long chapitre qui initie cette confrontation musclée. Des pronostics quant au dénouement ? Je dirais que c'est assez partagé. Abby compte bien jouer un rôle, Kyo compte bien régler son compte à leur ennemi, Sheran pourrait bien se tirer de sa léthargie prochainement et Azirus possède, à cette heure, toutes les cartes dans sa main ! Lancez vos pronostics !
Hydratez-vous bien !
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