32.

Sheran marchait. Il marchait sans s'arrêter malgré la nuit et les obstacles qui se glissaient sous ses pieds. La piqûre aiguë du couteau qui rencontrait la chair à chaque fois qu'il ralentissait le dissuadait d'échafauder la moindre évasion. Azirus n'aurait pas hésité un seul instant à trancher la peau là où elle était si fine, juste au-dessous du menton, ouvrant un profond sillon sanglant dans la chair. Une mort rapide, mais affreuse, quelques secondes d'agonie durant lesquelles il s'étoufferait avec son hémoglobine. Jamais le garçon n'avait prédit sa propre fin et, soudain, elle lui semblait proche. Plus que proche, inéluctable.

Sheran s'efforçait de repousser les images répugnantes que son imagination lui inspirait. Le métier que son regretté père lui avait appris lui permettait désormais de comprendre comment la mort survenait, dans quels délais et dans quelles souffrances. Mourrait-il plus facilement la gorge tranchée qu'avec un coup de poignard fiché dans le dos ? Quelle fin préférait-il ? Aucune, cela allait de soi, mais s'il fallait absolument faire un choix...

— Avance !

Une voix rauque, plus gutturale que celle que l'homme avait présentée lors de leur première rencontre quelques heures plus tôt. Azirus était méconnaissable. Il n'avait plus rien en commun avec l'être maladroit, presque gauche. L'excitation qui gagnait le timbre de sa voix ravivait la panique de Sheran. Cet homme jouissait du pouvoir qu'il exerçait sur son prochain, pire, il attendait avec impatience sa récompense.

Car Sheran avait compris ce qui motivait Azirus. L'appât du gain ne l'avait pas amené à jouer un rôle, à les accompagner sans jamais baisser sa garde et sa motivation se révélait plus complexe, plus obscure. Dans ses gestes, dans l'empressement dû à l'excitation et dans la minutie de ses gestes, le blond avait compris l'essentiel. Cet homme voulait Kyo et savourer sa victoire, il n'avait que faire de la récompense alléchante promise par le roi de Déalym. Ce même roi qui enrageait de voir un des prisonniers les plus tristement célèbres de son Royaume lui échapper. Karim 1er avait envoyé une part importante de ses hommes à la recherche du criminel et avait missionné des ordures telles qu'Azirus pour s'assurer cette victoire. Il ne s'agissait pas de sa sécurité du peuple, ce despote vil et corrompu n'en avait que faire, mais bel et bien d'une fierté qu'il ne supporterait pas de voir entamée. Azirus était le produit de ce Royaume rongé par l'or, par le pouvoir, par l'ambition, par l'absence totale de scrupules. Ce chasseur de prime avide était un concentré de tous ces vices.

— Avance, je t'ai dit !

Sheran ne se précipitait pas. Il marchait entre les obstacles, ronces, branches mortes et racines réunies, tout juste assez vite pour ne pas attirer les soupçons. Pourtant, son attitude ne paraissait pas convenir à son geôlier. Le bout pointu de sa lame entama le dos de Sheran. Une vive douleur qui faillit lui tirer un cri. Derrière ses airs braves, il se consumait de peur et gardait la face uniquement pour permettre à Kyo et à sa sœur de le retrouver. Plus la distance entre eux grandissait, plus les chances qu'il soit sauvé avant qu'Azirus ne se débarrasse de lui étaient minces. Sheran en avait une conscience froide, terrible.

La sueur formait une rigole de la naissance de ses cheveux retenus sur sa nuque par un lacet de cuir jusqu'au bas de son dos. De même, son front collait des mèches blondes par cette transpiration malodorante, inspirée par l'effroi. Si Sheran avait écouté le réflexe humain, égoïste, que cette situation lui inspirait, il aurait proposé de livrer Kyo. À quoi bon ? Si Azirus prenait la peine de faire de lui un vulgaire appât, c'était qu'il avait une autre idée derrière la tête. Une idée que l'esprit brillant, quoique dépassé par l'ampleur de la situation, n'avait pas tardé à comprendre. Tout l'amenait à comprendre l'évidence : cet être répugnant, dont la dureté des traits n'avait cessé de croître depuis qu'il s'était défait de son rôle de pèlerin, effectuait cette tâche à haut risque uniquement pour se donner satisfaction.

Cette marche forcée s'éternisa de longues minutes encore. Peut-être que les autres avaient remarqué sa disparition –leur disparition- entre temps, peut-être même étaient-ils déjà à leur recherche. Sheran se reposait sur ce seul espoir. Enfin, Azirus déclara, après avoir éclairé de la lueur carnassière de sa lanterne les alentours :

— On s'arrête là. On repartira à l'aube.

Une chance pour le jeune homme. Il espérait que les autres l'ait rattrapé d'ici à l'aurore. Il se rattachait à ses chimères pour ne pas compromettre le peu de contrôle qu'il gardait intact sur son visage, sur son attitude. En son for intérieur, il n'était guère plus qu'une victime tremblante, un amas de chairs paralysé par la peur de s'éteindre, la peur de voir la vie qu'il avait tant chérie lui être brusquement retirée.

— Si c'est pas eux qui nous trouvent avant.

Ainsi, il savait... Pourquoi imposer cette pause si le risque était aussi grand ? Le cerveau de Sheran fonctionnait à toute allure pour comprendre les secrets répugnants d'Azirus. Il contemplait son faciès de profil qui étudiait, plongé dans ses pensées, les particularités de son terrain de jeu. Les traits que Sheran avaient trouvé quelconques quelques heures auparavant lui semblaient désormais agressifs, forgés par une vie rude, faite de larcins, de petits crimes mineurs pour lesquels il n'avait jamais été appréhendé. Un nez asymétrique à l'arête déportée sur la gauche, une fossette qui n'adoucissait en rien la dureté de son visage, des yeux sombres et des sourcils épais pour les surplomber. Ce que le blond avait confondu avec de l'embonpoint lors de leur rencontre était en fait des muscles, des muscles que la graisse recouvrait à peine et qui se mêlaient sous le vêtement informe qui lui servait de déguisement. La bouche d'Azirus ne souriait plus et, de toute évidence, il les avait bien eus.

Sheran, la bouche sèche, confus par le silence qu'il n'était pas prêt à alimenter de la moindre parole, observa les ombres effrayantes des arbres serpentant à leurs pieds. Son regard se déporta un peu plus loin et ne rencontra rien de matériel, uniquement une chute libre esquissée par un précipice. Azirus s'était arrêté à quelques mètres seulement d'une falaise. Un gouffre ouvert dans la terre qui se poursuivait sur un peu plus d'un kilomètre, une plaie béante, une bouche terrifiante, probablement causée par un tremblement de terre pourtant monnaie rare dans cette région du monde.

— Alors, on a peur du noir, le môme ?

— Non.

Une réponse concise à l'image de celles qu'il donnait si souvent. À peine plus de sécheresse dans l'intonation, un léger trémolo pour illustrer une peur certaine, mais pas réellement apparentée à la noirceur qui les enveloppait. Un regard pour le gouffre suffit à le trahir.

— T'as peur que je te pousse dedans ? ricana Azirus.

Sheran se mordit l'intérieur de la bouche et conserva un silence buté qu'il ponctua à peine d'un haussement d'épaules. Il se sentait terriblement seul, terriblement vulnérable. Rien ne retenait cet homme, aucune loi, aucun scrupule et si l'envie lui venait de pousser ce géant au cœur tendre dans le précipice, rien ne l'en empêcherait.

Cette perspective s'invita soudain. Sheran considéra l'idée comme on considérerait une proposition, un peu par dépit, mais avec un intérêt doublé d'inquiétude. Une mort propre, sans effusion de sang, sans cris d'agonie abominables, n'était-ce pas un bon compromis ? Il avisa la chute d'une courte œillade, indécis.

— Non, je me suis pas donné tout ce mal pour me débarrasser de toi maintenant. Je me demande bien quelle tête tirera cet enfoiré quand il nous tombera dessus... Il sera hors de lui, tu crois pas ?

— Il va vous tailler en pièces, asséna Sheran, qui ne s'était jamais imaginé émettre de telles paroles, enivré par l'insulte prononcée à l'encontre de son amant.

— Tu crois ?

Azirus parut réfléchir, comme s'il évaluait ses chances de s'en sortir face à un adversaire de la trempe de Kyo. Le célèbre K., malgré les apparences, n'avait rien perdu de ses talents d'assassin.

— Je pense que les chances de Kyo sont pas très élevées.

— Vous le sous-estimez.

— Vois-tu... il se trouve que K. est plus aussi intouchable qu'avant. Je dirais même qu'il a une... sacrée faiblesse.

Sheran tourna son visage dans la direction opposée aux émanations de la lumière pour masquer un éventuel rougissement. Le moment lui semblait mal venu et il ne souhaitait en aucun cas confirmer les suppositions d'Azirus. Exposer une part de lui-même, une part de son amant, revenait à traverser les champs de bataille qui se dressaient à la frontière qu'ils s'apprêtaient à traverser en temps de conflits entre les deux Royaumes sans la moindre armure. Il s'y refusait.

— Vous êtes fou si vous le pensez faible. Il va continuer sa route jusqu'à son objectif, jusqu'à la frontière. Mon sort lui importe peu, je suis simplement un guide avec l'avantage que je suis capable de soigner ses blessures.

— Pourtant, il avait l'air plutôt retourné après que tu aies été blessé.

Sheran se tendit. Ainsi, il savait. Bien entendu qu'il n'avait pas raté une miette du spectacle ! Sans doute était-il caché à proximité pour se délecter du combat qui avait fait rage entre les soldats et les hors-la-loi. Il y avait pris un plaisir excessif, un plaisir pervers. Par réflexe, Sheran pressa son bras blessé contre sa poitrine, comme pour en oublier la douleur qui ne le quittait pas et pour laquelle il n'avait prononcé aucune plainte.

— Ma seule erreur, c'est d'avoir précipité les choses. J'avais imaginé les choses autrement. Ça aurait été tellement facile de vous berner jusqu'à ce que vous arriviez à la frontière et saigner K. aux portes de sa victoire. Imagine un peu !

— Vous êtes odieux !

Un sourire étira les lèvres fines du chasseur de prime. Un rictus sadique qui n'augurait rien de bon.

— J'ai pas pu attendre. Tenir un rôle pendant des heures, j'ai pas pu résister à l'envie de céder quand j'ai vu que ce fils de pute se tirait avec ta sœur. L'occasion rêvée ! Une petite entorse au plan que j'avais construit, mais tant pis ! La finalité sera la même.

— Je suis un otage, alors ?

— Ouais, ou une monnaie d'échange, un appât, ce que tu veux. Un moyen sûr que Kyo se rende de lui-même.

— Si vous croyez qu'il va sacrifier sa liberté pour moi... souffla Sheran, à qui ses propres paroles arrachaient une souffrance terrible.

Un nouveau sourire, plus dément encore. Azirus était un fou comme il en existait des centaines à Déalym. Un de ces esprits tordus formatés par une enfance malheureuse, une montée progressive de la violence jusqu'à son apogée. Aux yeux de cet être à l'esprit dérangé, la capture de Kyo représentait le paroxysme de son existence décousue, l'aboutissement de ce chemin d'errance. Il fantasmait sur cette idée depuis des jours, la nourrissait de ses plaisirs vicieux, idéalisait l'instant où il présenterait au roi Karim 1er la tête du criminel. Quel grand moment, quel accomplissement !

— Je ne le crois pas, petit, j'en suis sûr. T'as bien sacrifié ta liberté pour lui.

Un temps. Un court instant durant lequel Azirus guetta une réaction que Sheran ne lui offrit pas le plaisir de lui donner. Un mutisme qui scella ses lèvres et qui poussa l'autre à poursuivre, jouissant de chaque mot :

— Imagine un peu que les soldats te tombent dessus. Ils tuent Kyo et... et qu'est-ce qu'ils font de toi et ta sœur à ton avis ? Toi, il te tue aussi, ou alors ils t'amènent au roi où t'auras aucune chance de t'en sortir, même avec quelques larmes. Quant à Abby... Ma foi ! C'est un sacré bout de femme, quel homme ne rêverait pas de la dompter ?

Azirus s'humecta lentement les lèvres, comme s'il imaginait lui aussi le corps d'Abby rendu docile sous la contrainte. Son expression soumise, son corps en sueur, les coups de bassin pour la soumettre plus encore... Sheran avait considérablement pâli. Il ne parviendrait sans doute pas à protéger sa sœur si une telle probabilité venait à se produire, mais l'idée seule lui paraissait insoutenable. Pas elle, surtout pas !

— Je t'interdis de...

— Qu'est-ce que tu penses pouvoir faire ? T'en fais pas, j'y toucherai pas à ta sœur adorée, c'est Kyo que je veux !

La pression stagna dans le corps de Sheran qui, en dépit de ses efforts, ne parvint pas à émettre un jugement plus approprié qu'une colère brute. Il tremblait, la peur se mêlait au courroux brûlant qui le muselait. Azirus le prit de court lorsqu'il ajouta, de cette voix vibrante d'une excitation noire :

— Et je l'aurais. 


Un chapitre centré sur Sheran et Azirus, mon personnage ajouté à la réécriture. Un personnage qui dévoile enfin son vrai visage et Sheran a de quoi s'inquiéter ! Cet ajout est destiné à retirer le côté très linéaire de mon intrigue et j'espère que le pari est réussi. 

Il reste une petite dizaine de parties avant le dénouement, accrochez-vous !


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