31.
Kyo était comme fou. Fou de douleur, de rage, de cette violence contre laquelle il ne pouvait rien. Si Abby n'avait pas posé sa main sur son épaule, étonnamment calme, sans doute n'aurait-il pu répondu de rien. Qui savait ce dont un tel homme était capable ? Le monstre se gavait de cette haine viscérale et se tromperait assurément de victime. Azirus ne serait pas le vaincu, même si Kyo le poursuivait jusqu'à mener à bien ses sombres desseins.
— Kyo, asséna Abby, avec persuasion.
Aucune réponse, rien qu'un secouement infime de la tête de l'homme. Le monstre attendait une excuse depuis qu'il avait franchi le seuil de sa cellule de Madélor. En cette heure tardive de la nuit, il la trouvait enfin et caressait du bout des doigts la chance de laisser s'exprimer tout son génie. Un génie macabre, funeste, sanglant.
Mais quel génie !
— Kyo !
La voix était plus ferme, mais ne tira pas pour autant l'interpellé de sa rêverie. Il réfléchissait à chaque possibilité qui s'offrait à lui, à chaque opportunité. Qu'elle était la meilleure manière de faire souffrir un homme ? Kyo excellait à la connaissance de ce sujet et puisait dans ses ressources pour dresser un plan machiavélique, un plan qui verrait mourir l'humain au profit de la vengeance. Quelque part, l'assassin revivait la disparition d'un être cher. Qui savait ce que cet inconnu avait fait de Sheran ? Peut-être gisait-il déjà dans un fossé, le corps rongé par les ronces et une plaie béante au milieu de sa poitrine détruite ? Cette vision enragea encore davantage Kyo qui redoubla d'efforts. Cette soif de vengeance ne le mènerait à rien et, sitôt son désir assouvi, d'autres le remplaceraient. Autrement dit, un événement aussi insignifiant pourrait bien le voir sombrer une nouvelle fois dans les méandres de son propre esprit. Kyo était un funambule, en équilibre sur le fil de son existence, oscillant entre conscience et inconscience, folie et bon sens.
Une gifle s'abattit sur sa joue. Une claque sonore et douloureuse qui remit de l'ordre dans les idées de Kyo. La main palpant la chair meurtrie, l'homme lança une œillade ébahie à celle qui avait osé porter la main sur lui. Abby, furibonde, soutint son regard sans même sourciller.
— Qu'est-ce qui t'arrive, bon sang ? Reprends-toi !
— J'ai rien fait, protesta Kyo, d'une voix qui laissait pourtant suggérer l'inverse.
— Tu aurais vu la tête que tu faisais, tu avais presque la main quand tu as saigné ce soldat. Je veux pas d'un second massacre !
— Sheran a disparu, Abby, et c'est hors de question que ce Azirus s'en sorte comme ça. Je vais le tailler en pièces !
La surprise n'aura pas endormi ses scrupules bien longtemps et, de même, Abby vit sa colère se nuancer ou prendre pour cible un autre individu. Son frère avait disparu et il aurait été si aisé de paniquer, de laisser Kyo agir à sa place et de ne répondre d'aucune conséquence. Abby avait bien des défauts, mais la lâcheté n'en faisait pas partie. Elle savait que, bien au-delà de sa propre peine, de sa peur grouillante, abandonner son sang-froid revenait à compromettre leur situation, peut-être même à les mener à une mort certaine.
— Pas-de-sang-supplémentaire, martela-t-elle.
— C'est ton frère, rugit Kyo, inconscient du bruit qu'il émettait.
— C'est mon frère et on va le sauver, abruti !
Ah oui ? Et tu te figures que me regarder dans le blanc des yeux va suffire, peut-être ?
Abby venait de remporter cette joute verbale et le meurtrier baissa les armes plus facilement qu'il ne saurait se l'avouer. La respiration courte, les deux êtres s'observaient, inconscients de laisser s'égrener de précieuses secondes. Du bout des lèvres et avec un calme vibrant d'émotion, elle ajouta :
— On va le sauver, tu m'entends ? Mais pas question de massacrer cet homme.
— Tu as tué un homme aujourd'hui, qu'est-ce qui t'empêche de recommencer ? La situation est la même.
— Ne va pas croire que j'y ai pris du plaisir. Je ne suis pas une meurtrière, il me reste assez de scrupules pour avoir conscience de tout ça. C'est mon frère et je ferai n'importe quoi pour le sauver.
Elle s'accorda une rapide pause, à peine quelques secondes pour reprendre conscience du monde qui les entourait. De ce monde au temps suspendu au point où elle n'était plus sûre que les minutes s'écoulent vraiment et si son frère ne brillait pas par son absence, elle aurait volontiers pu y croire. Pourtant, elle ressentait sa disparition comme une brûlure, un rapide aperçu du mal qui pourrait la terrasser si Sheran venait à suivre Kyo, à l'abandonner définitivement. En cet instant, l'idée que cet inconnu ait pu lui dérober son frère lui était comme improbable. Pourquoi s'en prendre à lui ? Pourquoi lui et pas le principal concerné ? Car cela ne pouvait être que cela, la cible à atteindre ne pouvait être que Kyo. Sheran ne constituait qu'un faible intermédiaire et Azirus, malgré les quelques heures seulement passées à leurs côtés, avait bien vite fait de pointer du doigt le maillon faible de cette singulière équipe.
— Tu te souviens de ce que je t'ai dit tout à l'heure ? Je t'ai sauvé parce que tu m'as semblé sincère, mais je n'hésiterai pas à faire cavalier seul si tu décides de laisser parler autre chose que ta sincérité.
Kyo parut méditer ces paroles, un pli barrant son front. Il sembla considérer la proposition d'Abby et rétorqua, à mi-voix, incapable d'orienter son regard sur autre chose que sur le camp abandonné là, à leurs pieds :
— Et si c'était l'assassin, ma seule sincérité ?
— Alors je t'abandonnerai là. La frontière n'est pas loin, tu te débrouilleras comme un grand.
Une conversation qui venait, imperceptiblement, de dévier de son sujet. Pour la première fois depuis que la discussion s'était animée, Kyo risqua un regard en direction de la jeune femme. Elle se tenait à quelques centimètres, aussi troublée que lui, et il réalisa à quel point il avait été égoïste de penser qu'elle se moquait de la disparition de son frère. La douleur, la faille qui lut dans son regard identique à celui de Sheran le transperça. Ils étaient pareils et Kyo devina dans cette souffrance son propre reflet. Peut-être aurait-il pu devenir comme elle si la vie n'avait pas mis un meurtrier sur sa route pour éveiller ses instincts de destruction ? Elle lui ressemblait, à l'exception de sa folie et du monstre qui collait à la peau de Kyo. Cette sincérité, ce franc-parler, toute cette énergie, les ressemblances se multipliaient comme si la jeune femme n'était autre qu'une version améliorée, plus saine, plus forte, du meurtrier.
— Mais tu as tort, poursuivit Abby. L'assassin, ce n'est pas lui la sincérité que j'ai vue ce jour-là.
Kyo sentit son cœur se presser dans sa poitrine. C'en était trop, trop pour qu'il garde le silence. La voix qu'il employa lorsqu'il l'interpella à nouveau lui fit horreur :
— Abby ?
— Mmh ?
— Promets-moi quelque chose.
Abby, déjà plongée dans ses pensées, dans l'analyse qu'elle construisait sur la situation périlleuse dans laquelle ils se trouvaient, faillit lui faire remarquer que le moment était bien mal choisi. Elle se retint et encouragea Kyo à poursuivre.
— Promets-moi que si on s'en sort tous, tu m'aideras.
— T'aider à quoi ?
— À devenir comme toi. J'aime Sheran, je l'aime plus que ce que je me pensais capable d'aimer, mais il n'est pas de taille. J'ai besoin de quelqu'un comme toi pour me retrouver. Tu es celle que j'aimerais être une fois que je me serai débarrassé du monstre. Promets-moi de m'aider.
Je crois que, cette fois, je vais pas réussir à m'en sortir seul.
D'où lui venait cette réflexion incongrue ? Kyo paraissait étrangement suppliant, comme s'il avait attendu tout ce temps pour que cette réflexion mûrisse, comme s'il avait fallu la disparition de Sheran pour qu'il parvienne à la prononcer à haute voix. Abby considéra la proposition d'abord sans la comprendre, une folle envie de refuser net, simplement par absence de volonté, puis elle nuança sa pensée. Le moment était mal venu pour relever l'évidence, pour rappeler à cet homme que leurs chemins étaient destinés à se séparer, tôt ou tard. Machinalement, elle promit :
— Je te le promets.
Lentement, Kyo opina. Une preuve qu'il donna au monstre, une manière de lui montrer qu'il était prêt à tout sacrifier pour se débarrasser de ce fardeau. Il irait jusqu'à compromettre sa dignité. Il était trop conscient du fait que la faute reposait sur lui et sur lui seul. Azirus, qui qu'il soit vraiment, n'était qu'un pion et il agissait uniquement parce que Kyo était un meurtrier, un appât. Sheran jouait une nouvelle fois le rôle de l'innocent et son amant se maudissait qu'il ait à payer le prix de ses propres erreurs. Jamais il ne se pardonnerait ce qui était sur le point de se produire. Une ombre s'immobilisa sur le visage de l'homme aux traits curieux, aux yeux finement dessinés jusqu'au creux de ses tempes. Une ombre et un éclat de conscience.
— Ce type est un chasseur de prime.
— Oui, souffla Abby. Il semblerait.
— On doit lui mettre la main dessus avant qu'il décide de passer ses nerfs sur Sheran. C'est un malade, Abby, un vrai malade, ce genre de jeu, c'est le seul sens de sa vie.
— Le sens de la tienne était bien le meurtre.
Ça, c'était bas.
Une parole égarée que la jeune femme regretta. D'un regard, elle s'excusa, consciente que ce genre de réflexions ne faisait pas avancer le débat.
— On va attendre le jour, décida-t-elle.
— Tu as perdu la tête ? Nan, mais tu entends ce que je te dis ? J'en connais, des chasseurs de prime ! Y'en a qui font ça pour arrondir leurs fins de mois, certains qui le font pour survivre, et ceux qui en ont fait leur art de vivre. Ils sont dangereux, Abby, et celui-là plus qu'un autre !
Il aurait dû comprendre plus tôt, lire dans les yeux de ce foutu pèlerin son mensonge et le mettre hors d'état de nuire avant qu'il ne s'en prenne à plus faible que lui. Sa crédulité, bien loin de ses habitudes, révulsait Kyo. Comment avait-il pu croire un seul instant en ces beaux discours ?
Un idiot ! Il s'est bien foutu de ma gueule, avec ses mensonges à deux balles et son sourire de faux-derche ! Promesse ou pas, je lui éclaterai deux ou trois de ses dents, qu'il voit ce qui en coûte de toucher aux affaires personnelles !
— Dangereux ou pas, il s'en est pris à Sheran, pas à toi.
— Et ça fait partie du jeu ! se scandalisa le meurtrier, qui envisageait déjà le pire.
— Bien sûr, mais il ne touchera pas à sa monnaie d'échange, pas avant de t'avoir entre les mains.
La résolution de Kyo se troubla. Abby paraissait sûre d'elle et son analyse, bien que présentée dans la brièveté d'une telle conversation, ne manquait pas de pertinence. Pourquoi s'en prendre à Sheran si ce n'était pas pour l'attirer dans les mailles de son filet ? Kyo représentait le gros poisson et son amant, le vers qui se tortillait en vain au bout de l'hameçon, au-dessus, Azirus les regardait se débattre en attendant l'issue fatidique. Il n'avait plus qu'à patienter et Abby n'avait pas tort, quelques heures ne changeraient rien à l'addition. Le chasseur de prime avait mis la main sur le point faible de l'assassin et s'était assuré une suite des événements à la hauteur de ses espérances. Bientôt, Kyo serait à sa merci.
— On part à l'aube et on se met à sa poursuite directement, consentit-il à énoncer, d'une voix qui ne cachait en rien son mécontentement, son angoisse déjà suprême.
L'affaire était conclue et, étrangement, elle ne convenait ni à l'un ni à l'autre. La lune les narguait depuis les cieux et le silence de la forêt n'avait jamais semblé aussi pesant. À tout instant, Azirus était susceptible de surgir de derrière un arbre et de les surprendre. La méfiance poussée à son paroxysme, le meurtrier cherchait son visage hypocrite dans les fourrées.
Quoi qu'il advienne, Kyo serait bien incapable de trouver le sommeil.
Chapitre ajouté à la réécriture au même titre que le personnage d'Azirus et j'espère que cette tournure différente que prend les événements saura vous convaincre. Vos avis sont les bienvenus !
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