30.
Abby n'avait rien masqué de sa surprise. La vision erronée qu'elle possédait de Kyo l'avait empêchée de s'imaginer, ne serait-ce qu'un seul instant, qu'il puisse véritablement aimer son frère. Elle n'avait su quoi dire, quoi prétendre, quoi nier. Il l'aimait d'une manière bien différente, mais ils étaient si proches dans l'émotion qui les liait à Sheran qu'elle ne put se résoudre à submerger encore l'assassin des reproches qui nouaient sa gorge. Elle était égoïste, presque autant qu'il pouvait l'être, et cette conversation ne menait à rien. Ce constat leur suffisait, il n'y avait rien de plus à en tirer.
Alors, dans un silence lourd de ces paroles échangées, ils s'engagèrent sur le chemin du retour entre les ronces, la végétation qui ne connaissait aucune limite et la terre odorante. Le sens de l'orientation d'Abby les mena instantanément sur la bonne piste et Kyo ne prit même pas la peine de remettre en doute cette qualité innée.
— J'suis désolé, lâcha-t-il, finalement.
— Pourquoi ? Pour me voler mon frère ?
— Ouais, entre autres.
Abby haussa les épaules. Elle ne parvenait pas à en vouloir à Kyo. Peut-être avait-elle épuisé son stock de rancœur tout au long de l'après-midi, mais elle se sentait vide de tout ce mépris.
— J'me rends compte que tu m'as sauvé, je te dois la vie et peut-être même un peu plus que ça, et voilà comment je te récompense.
Si c'est pas dégueulasse !
Abby s'arrêta. Il avait sans doute raison, mais elle se moquait bien d'agir pour les autres et qu'importait s'ils n'avaient rien à lui offrir. Elle avait hérité de son regretté père, disparu lors d'une visite de plusieurs jours, une tournée chez des patients particulièrement éloignés de la civilisation, à moitié dévoré par les bêtes qui pullulaient à Farétal, un profond altruisme, un amour pour la vie qui ne l'empêchait pas de risquer la sienne et un désir certain de tendre la main à autrui.
— Tu sers tes intérêts, comme tout le monde.
— Toi, qu'est-ce que tu avais à gagner à m'accompagner jusqu'à la frontière ?
— Rien.
Abby s'accrocha au regard de Kyo. Il comprit qu'elle était le pilier de Sheran comme elle représentait les fondements de ce périple et que toute la force qui faisait défaut à son frère lui était revenue. Ils étaient le protecteur l'un de l'autre, dans une mesure toujours différente. Elle lui apportait la sécurité et lui sa présence rassurante, indispensable. Kyo s'en voulut de s'être invité dans cette routine et d'en détruire jusqu'au principe, d'emporter avec lui ce qu'il restait de leur paisible existence.
— Mais j'ai pas pu me résoudre à te laisser mourir là. Tu m'as paru sincère et, crois-moi, des gens sincères, ça ne court pas les rues de nos jours, surtout pas à Déalym.
Kyo ne pouvait qu'appuyer ces paroles. Le système de Déalym, sa société, sa politique, jusqu'à son essence, était pourri. Un mécanisme vieux de plusieurs siècles qui refusait de laisser place à des idées nouvelles. Le nombre de criminels ne diminuait que grâce à Madélor, la plus grande fierté du tyran qui dirigeait ces terres. La violence des campagnes, la perversité des villes où régnaient prostitution et commerces illégaux, et où l'argent était roi, la corruption de ceux qui, dans l'ombre, gouvernements le Royaume. Tout cela forgeait Déalym et avait construit des monstres. Des monstres tels que Kyo.
— Ouais, je les connais, les types pourris jusqu'à la moelle. J'veux pas refaire le monde, c'est pour ça que je quitte le navire, libre à lui de couler !
— Même si Sheran doit se noyer avec tous les autres, releva brillamment Abby.
— Nan, ça a changé depuis. Je suis un lâche au fond, un égoïste et un faible.
— J'en connais une paire qui aimerait être aussi faible que toi !
— C'est ça, fous-toi de moi !
Ils ne trouveraient pas la solution cette nuit et continueraient de retarder l'échéance autant que possible, jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de la fuir.
— Merci, Abby. Pour ce que t'as fait, t'es une fille bien et, ça non plus, ça court pas les rues !
Les filles avec ton caractère non plus, je tire ma révérence à celui qui acceptera de le supporter à plein temps !
Ils reprirent leur route. La fatigue était lancinante et Kyo ne demandait qu'une chance : s'effondrer dans sa couche et ne plus jamais se relever. La tension, la tourmente et leur cortège d'émotions l'abandonnaient et il ne restait que le sommeil, inflexible et inquisiteur.
Abby, trop plongée dans la cacophonie produite par ses pensées, par la peur qui ne lui laissait aucun répit, ne s'aperçut pas de la raideur qui s'éprit du corps de son interlocuteur. Celui-ci s'immobilisa, le regard figé droit devant lui, sur ce qui vit renaître un effroi digne des pires massacres, de ses pires cauchemars. D'une voix blanche, il déclara :
— Abby.
— Mmmh ?
Elle ne se tira pas de sa réflexion et Kyo dut expliciter ce qui se déroulait sous ses yeux, ce qui lui glaçait le sang :
— Sheran... il a disparu.
Abby sentit sa respiration se fendre et elle se redressa vivement. Devant eux, à quelques pas à peine, le campement se dressait. Un campement vide de la présence du jeune médecin. Et, comme pour rajouter à leur malheur, un deuxième constat s'échappa de la bouche de Kyo :
— Et Akirus aussi.
— Azirus, corrigea machinalement Abby, déjà à mille lieues de là.
— Putain, mais où est-ce qu'ils sont passés ?
Le campement était vide. Vide des deux hommes qu'ils avaient abandonnés, profondément endormis. Vide de toute vie. Seule la nuit comblait leur absence et cela ne saurait être suffisant. Le voile sombre les narguait et le silence encore davantage. Ils étaient seuls.
— Tu ne comprends pas ? s'enquit Abby, d'une voix qui ne souffrait aucune provocation, seulement une clairvoyance qu'elle aurait préféré s'épargner.
Une bourrasque s'engouffra entre les branches des arbres et émit un sifflement affreux, presque une plainte. Dans la nuit, Kyo fut incapable de répondre, la gorge trop nouée pour articuler la moindre parole. Les connexions se faisaient dans son cerveau et il aurait sans doute préféré ne pas comprendre, simplement se détacher de la réalité et s'abandonner à un monde où la douleur ne serait que chimère et où la peur, la colère, le doute, ne seraient que des fables. Il ne put fuir, cette fois, il lui fallut souffrir la vision des affaires abandonnées là, sans aucune trace de son amant.
— C'est lui qui a enlevé Sheran, finit-elle par admettre et ces mots lui éraflèrent les lèvres.
Et s'il n'y avait aucune trace visible de lutte, Kyo ne douta pas un seul instant de cette hypothèse. Plus qu'une hypothèse, une évidence. Ils ne crurent pas une seconde en la possibilité que des soldats soient derrière cette disparition. La certitude apportait avec elle l'urgence, l'urgence et la haine. Une haine froide qui ne tarderait plus à voir renaître le monstre et son goût pour le massacre, pour la mise à mort, pour la saveur de l'hémoglobine. Le monstre s'agitait.
Je vais scalper cet enculé !
Et voilà pour le trentième chapitre de Coeurs en cage !
Il s'agit d'un chapitre inédit puisqu'il ne figurait pas dans la première version du roman, je l'ai ajouté à la réécriture, tout comme le personnage d'Azirus.
Je vous embrasse ~
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