29.
Kyo ne savait si son courroux demeurait intact ou si l'amusement s'y invitait, y créant une ombre certaine. La colère d'Abby lui apparaissait fortuite, parfaitement inconcevable. Une sorte d'ironie qui se serait déposée juste là et dont il ne pourrait que se moquer.
Ton frère, hein ?
Le silence fut de courte durée, une poignée de secondes qui permirent à Kyo de rassembler quelques idées indomptées et d'y mettre un certain ordre. Les bruits de la forêt l'indisposaient sans qu'il ne les craigne vraiment, la lumière qui les entourait écarterait la majeure partie des bêtes qui peuplaient la forêt. La nuit formait une enclume déposée sur leurs corps et cette conversation prenait des allures d'irréalistes. Il prit la parole, bien moins acerbe que tantôt :
— Ça n'a plus été juste ton problème à la minute où il a décidé de m'accompagner.
— Ne te fous pas de moi ! Je ne suis ni dupe, ni complètement idiote et il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre ce qu'il se passe entre mon frère et toi !
Kyo se tut.
Et Sheran qui espérait encore qu'elle ne sache pas.
La tension qui habitait son corps s'envola comme par miracle. Il soupira lourdement, soudain frappé par une émotion indésirable et tenace : la lassitude. Il ne possédait pas la volonté de se lancer dans une joute verbale à une heure aussi tardive d'autant plus que, il ne pouvait l'ignorer, sa relation était vouée à l'échec. Abby ne se gênerait sans doute pas pour lui rappeler cette bien triste vérité. En cet instant, cette évidence lui tirait une douleur franche, plus vivace encore que celle de sa blessure. L'ombre déposée sur son visage s'intensifia encore.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? articula Kyo, avec une douceur peinée.
Le ton de sa voix sembla calmer les ardeurs de la jeune femme dont la fureur déclina brutalement. Les flammes de ses orbes s'éteignirent et elle considéra cet homme tel qu'il se présentait à elle : avec une peur identique à la sienne. Un écho qui lui rappelait ce qu'elle craignait le plus au monde et qui l'encouragea à répondre, avec amertume :
— J'aurais aimé que tu ne fasses pas souffrir mon frère.
— Je n'ai jamais voulu lui faire du mal, rétorqua le criminel, son regard scrutant la nuit afin d'y fuir celui de la jeune.
Que tu me crois ou non, ça n'a jamais été mon but.
— Tu n'es pas totalement idiot, tu sais que ça va être douloureux pour lui. Je connais mon frère mieux que personne. Il s'est attaché à toi et sûrement plus que ce que je veux bien imaginer. Il va souffrir, Kyo, il souffre déjà. C'est ce que tu veux ?
J'préfère que tu imagines pas !
— J'ai été égoïste, Abby, commença Kyo, la gorge légèrement nouée par les paroles qui s'apprêtaient à lui échapper. Au début, je n'ai pensé qu'à moi et rien qu'à moi. La vie que j'ai menée jusqu'à maintenant, je l'ai vécue pour moi et pour moi seul ! Ça ne va pas être facile pour moi non plus, mais je n'aurais certainement pas dû agir comme ça avec ton frère. Pourtant, j'arrive pas à regretter, j'arrive pas à me dire que j'aurais mieux faire de le fuir dès le début.
La jeune femme le dévisageait sans mépris véritable, simplement avec une compréhension bafouée par l'amour qu'elle nourrissait à l'égard de son frère. Elle ne possédait plus aucun repère et si cela la meurtrissait moins que cela pouvait déstabiliser Kyo, elle en éprouvait un mal-être certain.
J'ai aucun putain de regrets, rien !
— Si tu pars maintenant, tu n'auras pas à précipiter les adieux. C'est ton choix, mais ça sera moins difficile pour lui, et ça l'empêchera de prendre une décision insensée.
— Et pour moi ? Tu penses que ça sera plus facile pour moi ?
— Je ne sais pas qui tu es, Kyo, mais je sais de quoi tu es capable. J'ai été la première à penser que tu avais droit à une deuxième chance mais là, c'est de mon frère dont il s'agit. Je peux pas le laisser partir.
— Ce que tu fais, là, tu es sûr de le faire pour lui ?
En cet instant, Kyo n'avait plus rien de dangereux. Bien au contraire, il semblait presque inoffensif. Une illusion à laquelle les traits tirés du fugitif donnaient un poids synonyme de vérité. La bête sanguinaire sommeillait en chaque homme, mais elle se faisait particulièrement redoutable pour l'assassin qui se tenait juste là. Face à Abby ne se tenait que l'homme, un homme dont elle avait eu pitié et dont elle craignait la menace singulière qu'il représentait. Cette femme qui s'était toujours voulue forte, inébranlable, accepta d'abandonner la lutte et de répondre, d'une voix d'enfant meurtri :
— T'as sûrement raison, c'est moi que j'essaie de protéger, pas lui.
Un court instant. Abby avala sa salive qui lui brûla l'œsophage comme de l'acide. Elle poursuivit, sans que son regard ne s'attarde sur celui de Kyo, de crainte d'abandonner ce qu'elle modelait de ces pénibles aveux :
— Sheran a beau être mon grand frère, il ne faut pas se fier à sa carrure. Il est fragile et je crois, qu'au fond, il ne s'est jamais remis de la disparition de ma mère. Il a gardé cette peur de l'inconnu, de tout ce qui pourrait compromettre notre équilibre tranquille, de la mort. Moi, j'en ai gardé un tout autre genre de peur : celle de l'abandon.
Elle mordit les lèvres si fort qu'elle manqua de percer la peau fine. Elle tremblait et Kyo vit qu'elle ne mentait pas. Cette peur, elle était viscérale, elle l'animait depuis si longtemps que s'en détacher, même au nom du bonheur d'un autre, lui était inconcevable. Abby masqua son visage défait dans l'ombre de ses cheveux rendus noirs par la nuit dévorante.
— Comprends-moi ! Il est tout ce qu'il me reste. Sans lui, je n'ai plus rien, je ne suis plus rien.
— T'es la femme la plus forte que je n'ai jamais rencontrée, Abby, rien ne peut t'enlever ça, pas même ton frère !
Elle eut un sourire, un pauvre sourire.
— Tu vois, Kyo, moi aussi je suis égoïste !
J'imagine que c'est compliqué de t'en vouloir.
Ils se considérèrent avec une sorte de retenue. Ils avaient la possibilité de se faire souffrir, de provoquer chez l'autre une douleur qui suffirait à les anéantir et ils en avaient conscience, l'un comme l'autre. Rien ne les retenait, ils auraient pu déchaîner ce pouvoir et voir lequel des deux ployaient le genou en premier, sombrait dans l'abîme avant de voir le second le rejoindre. Ni l'un ni l'autre ne s'y résolut.
— Je ne peux pas faire ça, finit par annoncer Kyo.
— Quoi ?
— Je ne peux pas partir comme ça.
— Pourquoi ? répliqua Abby, d'une voix où perçait une gerbe de désespoir.
Putain, c'est si compliqué à comprendre ?
— Je ne peux pas l'abandonner comme ça.
Abby gémit, une plainte pathétique, misérable, qui atteignit Kyo en plein cœur. Il s'était attaché à elle, à son caractère volcanique et à sa volonté de fer, l'abandonner lui paraissait douloureux. Elle était un pilier, une valeur sûre, une femme entière qui méritait d'aimer, d'être aimée et de ne plus jamais craindre de se trouver seule.
— Tu le connais à peine, débita-t-elle, se maudissant de se résoudre à user de paroles aussi ridicules. Tu finiras par l'oublier, par t'en remettre !
— Tu sais bien que non.
Sinon, je serais déjà loin.
— J'ai fait des conneries, Abby, des grosses conneries. J'ai tué des gens et j'ai payé pour ça, certainement pas assez, c'est vrai, mais je le porte tous les jours. Jamais je me déferai de ça, du souvenir des gens que j'ai tués, de leurs visages, je vivrai avec. Oui, mais je vivrai ! Aujourd'hui, j'ai l'occasion de reprendre mon existence en main, de quitter ce Royaume pourri jusqu'à la moelle et de recommencer ailleurs, de ne plus reproduire une seule de ces erreurs. Ça aurait dû se passer sans encombre, mais il y a eu ma blessure, puis toi et, enfin, lui. J'ai encore merdé, c'est sûr, et je ne sais plus ce que je veux. Je suis égoïste, je l'ai toujours été, je préfère laisser le choix à Sheran, histoire de ne pas avoir à le faire moi. C'est bête, hein ? Au fond, ça a toujours été bête. Ni toi ni moi pouvons être satisfaits tous les deux, y'en aura forcément un pour être malheureux.
Le regard acéré d'Abby se lissa sur la surface sans fond de celui de Kyo. Elle eut un mince sourire, à peine plus joyeux que le premier. Il avait raison, le bonheur de l'un ferait forcément le malheur de l'autre, comment trouver une solution dans pareilles conditions ? Ils avaient beau considérer le problème, se considérer l'un l'autre, aucune solution en se détachait de l'abîme.
— J'dois encore passer la frontière, mais je ne suis plus seul. Quelque chose a changé et plus que je veux bien me l'avouer.
— Sheran a...
— Il est important ! s'exclama Kyo, avec force. Il est devenu important. Tu peux me traiter de connard égoïste et t'auras sûrement raison, mais ça ne changera rien à tout ça.
L'assassin est encore derrière les barreaux, et le connard égoïste s'est débarrassé de ses chaînes.
L'homme se vantait d'une aisance, d'une contenance que sa tourmente démentait. La nuit ne le laisserait pas intact et cela ne lui avait pas échappé. La nuit les meurtrissait tous les deux, elle leur ôtait tout leur orgueil et la moindre de leur prétention.
Et où je suis, moi ? Entre les deux, entre la prison et la liberté.
— J'ai peur pour lui. Je suis égoïste aussi, mais ça reste vrai. J'ai peur.
— J'comprends tout ça. J'ai ma liberté à portée de main, mais ton frère est presque devenu plus important qu'elle. C'était pas prévu, crois-moi et ça, c'est à toi de le comprendre !
— Dis-le, murmura-t-elle, dans un souffle presque inaudible.
Une inspiration avortée. La bouche soudain sèche, ses lèvres laissèrent échapper ce qui ne faisait aucun doute pour son cœur gonflé de l'ampleur de cette évidence :
— Je l'aime.
Oui, j'aime ton frère, Abby.
Et la deuxième partie de cette confrontation ! Une Abby qui craint l'abandon, c'est un ajout de la réécriture, on m'a reproché ce personnage trop survolé alors je tâche de lui donner un rôle plus important et plus de profondeur !
A dans une petite semaine ~
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