28.

Kyo déglutit et cilla face au regard accusateur et dur d'Abby. Il sut qu'il n'existait aucune manière de s'échapper, d'esquiver cette discussion presque inévitable. Aucune parade ne saurait déjouer l'attention de la jeune femme qui l'encourageait dont l'attitude persuasive pressa l'homme à se redresser.

— Qu'est-ce que tu me veux ? soupira-t-il, pas certain de souhaiter ce qui se profilait.

— Je viens de te répondre, rétorqua Abby. Te parler.

La tigresse sort ses griffes ? Plus de pitié pour le pauvre fugitif blessé ? Non ?

Sa douleur à l'épaule qui s'était tenue tranquille tout au long de la journée s'éveilla à ce geste brusque. Abby ne se laissa pas attendrir, déjà campée sur ses pieds, prête à mener l'homme où bon lui semblait. Sa mâchoire crispée durcissait les traits de son visage et, dans cette colère froide qu'un rien saurait voir éclater, elle ne possédait plus rien de sa beauté sauvage que chacun s'autorisait à lui prêter.

— Allez, amène-toi, on n'a pas toute la nuit.

J'espère bien, figure-toi.

Kyo abdiqua. Il se redressa pour de bon et abandonna à regret sa couche confortable. Sheran dormait toujours, allongé sur le côté, laissant entrevoir ses traits paisibles et son expression inhabitée de la tension qui le caractérisait souvent. Un sourire discret s'épanouit sur les lèvres de l'assassin.

— Kyo ! siffla Abby. Tu profiteras de mon frère plus tard et quand je serai pas dans les alentours, pas maintenant !

— C'est toi qui m'as réveillé, il fallait y réfléchir avant.

Si elle a décidé de passer ses nerfs sur moi, je la retiens pas, mais qu'elle n'aille pas s'imaginer que je vais me laisser faire. Ça non !

Une lampe à huile à la main, elle s'enfonçait dans la forêt sans craindre les animaux nocturnes qu'elle surprendrait. Ses traits graves miroitaient à la lumière vacillante et elle ne décrocha aucun regard à celui qu'elle venait de tirer de son précieux sommeil. Emboitant son pas, Kyo ne chercha pas tout de suite à comprendre. La curiosité finit pourtant par venir à bout de sa patience et il s'enquit, au terme d'une longue minute de cette comédie :

— Tu m'emmènes où ?

— C'est pas ton affaire.

— Justement. Je préférais encore que Sheran retrouve mon cadavre.

Au mieux, j'aimerais rester en vie au moins avant de croiser deux-trois soldats supplémentaires. Juste histoire de crever dignement.

Abby fulminait et Kyo ne comprenait pas ce soudain accès de colère. Elle n'avait pas démontré une haine particulière après l'altercation avec le soldat survenu plus tôt, alors pourquoi ? Qu'avait-il commis pour mériter un tel comportement à son égard ? Qu'avait-il manqué ? Cela lui échappait complètement.

Elle planta ses deux pieds dans le sol et se tourna vers Kyo qui ne baissa pas le regard, mais se contenta de le soutenir avec une hargne farouche. La tension qui les unissait aurait pu les mener vers quelque chose de plus dévastateur qu'une simple joute verbale. Abby parut s'en rendre compte, puisqu'elle lâcha, le nez retroussé par une émotion à mi-chemin entre l'inquiétude et le mépris :

— J'ai une proposition très sérieuse à te faire.

— Et moi, j'ai pas d'autres choix que de t'écouter, avança l'homme.

Et ça serait con d'avoir fait tout ce chemin pour rien. Accouche !

— Il reste quelques heures à peine avant la frontière. Si on se débrouille bien, on y sera avant l'aube et passer la vigilance des gardes ne sera plus simple qu'en plein jour.

— Comme ça, dans le noir ? s'écria presque Kyo, sans même réfléchir.

— Oui.

— Parfait ! Je réveille Sheran et on se met en route ?

Abby le dévisagea longuement, les yeux ronds. Elle soutint son expression de défiance quelques instants encore, puis, enfin, un soupir dénoua toutes ces émotions cristallisées au cours de la journée. Elle passa une main lasse dans ses cheveux emmêlés, en proie à un dilemme très partagé. Kyo remarqua alors qu'il la dominait d'une demi-tête et que, ainsi, les épaules ployées, elle paraissait presque aussi vulnérable que son frère aîné.

— Non, tu n'as pas compris, Kyo. Je te propose de t'accompagner à la frontière. Seul.

— Sans Sheran ? sourcilla l'homme, dont la perspective seule lui échappait.

— Je serais revenue avant midi, ajouta-t-elle, très rapidement.

Tu m'as réveillé pour ça, sérieusement ?

Kyo peinait à comprendre, que ce soit l'essence de cette requête ou même les raisons qui la motivaient, rien de tout cela n'avait de sens. Il recula d'un pas. Les ardeurs revenaient et il lutta pour ne pas y succomber. Sa voix s'imprégna de ce refus net, de cette colère plus vive qu'une blessure :

— Je comprends pas ce que tu veux, ni pour quelles raisons tu agis comme ça. C'est pas à cause des soldats, je m'trompe ? J'ai beau réfléchir, je n'ai aucune idée de quel est le problème.

— Réfléchis encore un peu, je suis sûre que ça va te venir.

J'suis pas d'humeur pour les devinettes !

— Écoute, articula Abby, avec le plus grand sérieux. On est tout proches de la frontière et je te propose de prendre quelques heures d'avance. On rassemble tes affaires dès maintenant, je t'emmène comme prévu et sans nous perdre, je peux te l'assurer. Tu traverses sans encombre et l'affaire est réglée. Tu auras ce que tu désires et moi, je rejoins Sheran avant même qu'il réalise mon absence.

— Et pourquoi ? Certainement pas parce que t'arrives pas à dormir ou parce que t'as soudainement envie de prendre de l'avance sur tes plans.

— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu devrais me remercier au lieu de me poser des questions inutiles auxquelles tu connaîtrais déjà la réponse. Utilise ta cervelle !

Désolé, ledit cerveau a oublié de se réveiller, il faudra repasser demain matin !

— J'pige pas, là, Abby. T'es prête à abandonner ton frère avec un parfait inconnu juste pour me mener à la frontière en pleine nuit ? Et me sors pas une connerie, je la vois venir d'ici ! C'est pas une question de gardes à la frontière, alors c'est quoi la vraie raison ?

Kyo serra les poings, son regard s'assombrit. Plutôt que de laisser éclater la violence qui sommeillait en lui depuis son incarcération, celle dont il avait eu un infime aperçu au cours de la journée, il préférait le silence. Un silence aussi glacial que cette nuit sans étoiles et que la lune qui les observait avec une certaine sagesse exalta jusqu'à le rendre assourdissant.

— Ça t'étonne à ce point que je veuille défendre mon frère ? Il a failli mourir aujourd'hui, je te signale ! Ne va pas croire que j'y étais indifférente !

— Et pourtant, t'avais pas l'air si inquiète et t'as tué un homme aujourd'hui, t'étais la première à dédramatiser la situation devant ton frère. Arrête de me mentir, tu ne sais pas y faire, persifla le criminel, très bas.

Ou peut-être que si, mais j'ai eu affaire à bien pire pour que tu leur arrives à la cheville dans ce domaine.

Ils se jaugèrent quelques secondes, cherchant lequel flancherait le premier et baisserait les armes. Mais Kyo n'était pas Sheran et jamais le meurtrier ne se laisserait supplanter dans ce domaine. La tension grandissait, le malaise avec elle et l'homme semblait s'en nourrir pour ne pas céder, pour ne pas abandonner cette victoire amère. Jamais il n'accepterait de partir sans un regard, aussi égoïste ce comportement soit-il. Il chérissait chaque instant et en avorter le cours était devenu, au fil des heures, au fil des jours, inenvisageable. Abby avait chancelé lorsque Kyo avait osé proliférer de pareilles accusations. Ses orbes clairs, identiques à celle de Sheran, avaient subi un trouble singulier. Le but était de blesser et, à ce jeu, l'homme qui lui faisait face, était devenu maître. Il n'hésiterait pas un seul instant à poser ses doigts sur la plaie, à remuer le couteau à l'intérieur, à s'accrocher à la moindre forme de vulnérabilité. Il était un prédateur et Abby n'avait pas appris à se protéger de cette espèce rare et mortelle.

— Il-est-où-le-problème ? martela-t-il, d'une voix dangereusement basse.

Les lèvres pincées, Abby semblait décidée à conserver son mutisme autant que possible. Fière et insolente, elle témoignait d'une incertitude délicatement posée à la commissure de sa bouche serrée. L'orgueil la bâillonnait, la muselait, et Kyo décela, dans la faiblesse qui l'avait habituée un court instant, l'étendue de ce qui l'habitait : de la peur.

— Abby, gronda-t-il, certain qu'elle s'apprêtait à lui céder. Si y'a une bonne raison, donne-la-moi et je te suis. Mais réponds-moi, putain !

— Mon frère ! C'est mon frère, t'entends ? Mon frère, la seule personne qui me reste, et il semblerait que ça ne soit plus juste mon problème !

Alors c'est ça, le problème...

Le début de la confrontation des deux caractères forts de ce roman. Pas encore de grandes étincelles (ou si, peut-être un peu !), ça va se poursuivre sur le prochain chapitre où Abby devrait se dévoiler un peu. Je n'en dis pas plus !

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