25.

Le temps semblait prendre une tout autre dimension, suspendu, difforme, à la manière d'un élastique qui, tendu à l'extrême, se briserait dans un éclat vif de douleur.

Chacune de ces images traversèrent la conscience de Kyo qui, malgré l'agitation qui le traversait, il demeurait parfaitement immobile. Sa respiration se suspendit et il crut même que son cœur cessa de battre, rien qu'une seconde. Juste une petite seconde.

S'il y a une putain de justice dans ce monde de merde, dites-lui que je ne recommencerai plus !

Sheran, d'une pâleur préoccupante, avisa la scène qui se déroulait sous ses yeux avec un sentiment affligeant de défaite. Sa sœur, à quelques mètres de lui, s'apprêtait à défendre sa vie et la conversation qu'elle entretenait n'était qu'un gain de temps avant que le pire ne se mette en marche, que les armes quittent leurs fourreaux et qu'elles viennent à la rencontre de la chair et du sang. Du sang qui n'en finirait plus de couler.

Soudain, tout sembla reprendre vie. Abby abandonna les grands mots et ses vaines tentatives de convaincre cet inconnu de son innocence. La dague cachée dans son dos fit son apparition et l'autre réagit au quart de tour. Les deux lames se défièrent un court moment, l'une opposée à l'autre.

Sheran se consumait à nouveau, mais de peur cette fois. L'étreinte de la main de Kyo l'empêchait de trahir leur position, mais ne le rassurait en rien. L'assassin interviendrait si la situation s'envenimait encore et tournait au désavantage de la jeune femme. Cachés derrière l'imposant tronc, ils n'avaient plus qu'à attendre. À attendre et à espérer.

Le duel se précipita. Abby se jeta la première en avant, toutes griffes dehors. L'homme contra son offensive sans difficulté avant d'entreprendre une attaque en biais, sous-estimant à tort les capacités de son adversaire. Le soldat avait l'avantage de l'expérience et Abby, celui du terrain dont elle savait faire un atout. Le sifflement des lames précédait le choc qu'elles émettaient en rencontrant leur voisine et jamais l'acier ne pénétra la chair.

Allez ! C'est le moment de montrer que t'es meilleure que ces trous du cul !

L'ennemi repéra soudain Kyo et Sheran dans l'ombre de l'arbre qui ne pouvait les cacher tous deux, et son regard fou se déposant sur eux dans un instant d'égarement. Sa bouche s'agrandit sous le choc et il parvint, d'un mouvement rendu d'une violence phénoménale par la rage, à envoyer dans les airs l'arme d'Abby.

— Toi ! s'écria-t-il, dans un accès de colère.

Le criminel sentit ses muscles réagirent à cette apostrophe et il tira derrière lui Sheran. Le poignard qu'il avait extrait de son fourreau le démangeait soudain. La jeune femme ne lui laissa pas l'occasion d'en faire usage et envoya son poing dans le visage anguleux du soldat. Un craquement sinistre retentit, signe d'un os qui venait de se briser sous l'impact.

Un corps à corps opposa les deux combattants. Abby s'était abattu sur l'homme et se défendait comme une tigresse contre la force naturelle. Sa vitesse lui permit de lui tenir tête et l'intelligence de ses ripostes l'aida d'absorber les coups, de les esquiver, de les rendre. Par chance, le soldat avait fait tomber son poignard et ne pouvait répondre par des coups mortels aux poings que la jeune femme utilisait avec une exceptionnelle aisance.

— On doit l'aider, avança Sheran, dans un murmure.

T'es bien gentil, toi.

Kyo hésita. Devait-il prendre ce risque ? Il appréciait énormément ce petit bout de femme aussi féroce que dix fiers représentants de la gent masculine. L'égoïsme qui l'avait longtemps caractérisé signait son grand retour et l'ancien condamné qu'une intervention ne joue en leur défaveur, ne les précipite dans l'erreur.

— Attends un peu, contra-t-il.

— T'en auras sûrement plus l'occasion, fils de chien ! lança une voix, juste derrière lui.

L'interpellé se retourna et empoigna sauvagement le long couteau caché dans sa botte. Il ne remarqua même pas que la main de Sheran lui était volée et découvrit avec effroi la gueule haineuse d'un soldat qui tenait le médecin dans son joug. La lame pressée contre la carotide de ce dernier, la menace ne pouvait être plus claire.

Pas lui, putain ! Prenez qui vous voulez, mais pas lui !

À quelques pas, Abby reprenait le dessus pour, finalement, parvenir à immobiliser son opposant. Sans perdre un instant et sans la moindre once de pitié, elle enfonça sa dague dans la gorge de l'homme. Une mort rapide, dénotée de la moindre cruauté, un moyen simple de se débarrasser de cette menace directe. Rien dans son regard ne ploya lorsqu'une gerbe de sang jaillit de la blessure et que le soldat gargouilla une plainte humide. Il quitta ce monde sans arracher aucune trace de remords à celle qui venait de lui ôter la vie.

— Lâche-le, il n'y est pour rien, prononça Kyo, après s'être détourné de ce spectacle.

Un sourire mauvais étira les lèvres de ce curieux antagoniste. Il se délectait de la peur de sa victime qui se faisait violence pour s'extraire de la poigne de fer. Le métal froid contre sa peau le ramenait rapidement à une douloureuse réalité. Le second soldat ne considéra même pas le cadavre de son frère d'armes, obnubilé par une vengeance plus délicieuse que des reproches, par une gloire pour laquelle il s'imaginait déjà couronné.

— Ta pote vient de tuer le mien, tu penses que je vais l'épargner ?

— Je les ai forcés à m'accompagner, mentit Kyo, sans même sourciller.

— Il dit vrai ? s'enquit l'autre, se penchant à l'oreille du blond.

Sheran sentit une goutte de sueur dévaler le long de sa colonne vertébrale. Il lut, dans le regard de son amant, une supplication dont il ne comprit pas la teneur. Son silence s'éternisa, forme de réponse qui ne parut pas satisfaire le soldat.

— C'est une vie contre une autre. T'es bien passé pour le savoir, les salops dans ton genre tuent sans regarder. Si je le tue lui, ça sera équitable, non ?

Non ! Ma vie ne vaut pas la sienne ! Elle est où la justice, hein ? Si elle existe, qu'elle l'épargne lui et pas moi !

— C'est moi que vous êtes venus chercher, rétorqua Kyo, avec fermeté.

— Ouais, c'est vrai. T'as raison, mais ce n'est pas suffisant.

Au loin, Abby ne se permettait pas le moindre mouvement. Le souffle court, elle était tout à fait consciente de l'hémoglobine qui souillait ses mains. Moins réfléchie que son frère, elle se fourvoyait. Que pouvait-elle faire ? Attaquer de front sans couverture ? Trop risqué et ce vil individu n'hésiterait pas à tuer Sheran pour la punir de son audace.

— Prends-moi à sa place, dit-elle alors, avança d'un pas.

— Oh.

Le soldat l'observa sans retirer sa dague. Il sourit à nouveau, comme pour se moquer de l'idiotie de ce chantage que rien ne saurait rendre équitable. Ils basculaient dans les plus affreux comportements dont le genre humain pouvait se vanter et ni Sheran ni Abby n'y avaient été préparés. Le rictus qui égaya les lèvres de ce visage grossier, commun, aurait dû leur ouvrir la voie de ces méandres immondes, leur laisser le temps de fuir. Il était déjà trop tard.

— Dommage pour toi, je ne veux aucun témoin !

Sa lame entama la chair du médecin à hauteur du bras, juste en dessous de l'épaule. Kyo n'eut pas le temps de réagir et son regard suivit la larme de sang qui souilla le vêtement de son amant. Ce n'était que de la provocation, une manière cruelle de faire souffrir plus que nécessaire.

Sheran !

Les anciens réflexes du tueur ne tardèrent par à refaire surface. Quel effet cela faisait-il de voir un être cher blessé ? L'agonie était plus douce et, soudain, Kyo se vit projeter près d'une décennie en arrière. Une souffrance vieille comme son existence se répandait dans son organisme. Il profita d'une faille de son adversaire, trop ivre de ce pouvoir factice pour réagir efficacement face à un tueur de la trempe de Kyo, pour arracha Sheran de l'étreinte mortelle. La dague du criminel s'abattit avec précision pour entamer les doigts qui retenaient la lame et la lui arracher.

— Éloigne-toi ! lui beugla-t-il, hâtivement.

Abby profita de cette diversion pour tirer son frère vers elle et instaurer une distance de sécurité entre eux et le combat qui prenait une ampleur glaçante.

Kyo ne s'encombra pas de dialogues inutiles. Le soldat tenait sa main blessée contre lui comme s'il s'agissait d'un petit animal. Loin de s'apitoyer, son assaillant fit appel à des réflexes quasi instinctifs et exaltés par l'odeur du sang. L'objet de sa haine demeurait discernable, mais l'homme perdait le contrôle de ses gestes et voyait se dissoudre la rédemption dont il avait fait la promesse. Son tibia rencontra le ventre de l'ennemi avant que la lame ne déchire férocement la peau, au même endroit. Le souffle coupé, le soldat ne put que laisser la douleur l'envahir, une douleur contre laquelle il n'y avait plus à lutter.

Crève, enfoiré !

Le corps retomba dans l'herbe, agité de puissants soubresauts. L'hémoglobine formait une fleur dont l'éclosion voyait grandir cette tache de sang presque noir. Les organes vitaux étaient touchés et Kyo l'avait su même sans l'expertise de Sheran, il l'avait compris au premier coup d'œil. Son coup promettait une agonie de longues secondes dont le monstre se gavait allégrement.

— Va au diable !

L'assassin laissa sa victime se vider de son sang. Le goût du sang sur sa langue, il le haït autant qu'il s'en délecta. Que la perdition était douce ! Kyo redevint le criminel aux pulsions devenues incontrôlables et la bête qui sommeillait, celle qui était née de la disparition de ses parents, ne demandait qu'à se repaître. L'odeur de l'hémoglobine satura les pensées de Kyo et il en éprouva un plaisir interdit, une satisfaction, ce pouvoir de vie et de mort qui motivait les hommes à se détruire. Une joie brute presque jouissance, un vice immonde qui l'avait jadis conduit à la limite de l'humain. La bête ne demandait qu'à effacer l'homme et l'homme ne demandait qu'à se voir renaître. Pourtant, dans le reflet que lui renvoyait cette mare de sang, Kyo se perdait.

Faut pas toucher à ses affaires personnelles.

Il murmura alors que la vie quittait définitivement le corps du soldat, de ce soldat qui avait bien failli emporter avec lui tout espoir d'abnégation, de rédemption :

— Bienvenue en enfer !



De l'action et... le retour de l'assassin. Eh oui, je vous présente le monstre, le Kyo sanguinaire ! On est loin du Kyo amoureux, je vous l'accorde !

Des bisous les choupi <3       

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