22.

Le lendemain, Abby réveilla les deux hommes aux aurores sans égard pour leurs mines habitées par un épuisement coriace et les injures inintelligibles qui franchirent la bouche pâteuse de Kyo.

Putain, mais ça lui arrive de s'arrêter cinq minutes ?

Sheran rabattit le tissu sur ses yeux pour se protéger des rayons du soleil. L'aube était fraîche, humide, et l'homme n'aurait quitté la couverture pour rien au monde. Il ne put pourtant échapper à la remarque d'Abby, tout en justesse, trop sans doute pour paraître innocente :

— Faut dormir la nuit, les garçons.

Le sang du fugitif se glaça et il ne chercha même pas à croiser le regard de Sheran. Il sauta sur ses pieds et ne tenta plus de se soustraire aux ordres quasi despotiques de la jeune femme. La seconde journée commençait seulement et elle serait longue, très longue. Sheran prit le pli, il rassembla ses affaires au ralenti et se remit en marche, souffrant plus que quiconque de cette marche forcée.

Peu avant le déjeuner, alors que le soleil tapait contre les branches nues, le blond vainquit son mutisme pour s'enquérir :

— Quand est-ce qu'on atteindra la frontière exactement ?

— Ça dépend à quel rythme on avance, rétorqua-t-elle, sans même se retourner, traçant le chemin à suivre inconsciemment et avec une énergie inépuisable.

— Ton frérot veut savoir si ça se compte en jours ou en semaines ? intervint Kyo, un sourire taquin aux lèvres.

Je ne suis pas certain d'avoir une préférence, moi.

— Des semaines si je dois vous traîner tous les jours comme aujourd'hui et quelques jours si vous y mettez un peu du vôtre !

Abby s'accorda une pause. Elle s'assit sur un tronc d'arbre dans un soupir et inspira une profonde goulée de cet air pur. La nature qui l'entourait lui plaisait, la séduisait. Farétal la protégeait de tout ce que son allure intouchable pouvait masquer, il s'agissait là de son havre de paix, d'un endroit qu'elle estimait plus que sa vie.

Sous l'œillade insistante de Sheran, un regard qui se passait de paroles, elle consentit à sortir de son sac chargé la carte que son père lui avait léguée. Son doigt suivit les arabesques tracées et qui répertoriaient chaque cours d'eau et chaque sentier. Après avoir minutieusement étudié la carte, elle put considérer les deux hommes en face lorsqu'elle déclara :

— On est un peu près à mi-chemin, je dirais, peut-être un tout petit moins de la moitié du trajet. La fin risque d'être plus ardue, il n'existe aucun sentier praticable dans cette zone ou alors que de grands axes où on tombera forcément sur des patrouilles, d'autant plus que la surveillance à la frontière sera certainement plus...

— Importante, ouais, j'imagine, accorda Kyo. Quoique les soldats n'ont pas intérêt à se trouver trop proches de la frontière, Loajess les a à l'œil.

— Ne t'imagine pas franchir la frontière facilement pour autant.

— Et que fera-t-on des soldats ? marmonna Sheran, qui semblait étranger à ce genre de conversation.

Abby avait pour habitude de parler à la place de son frère et ce dernier s'effaçait dans son ombre sans même l'envier. Ils se complétaient d'une certaine manière, l'un excellait là où l'autre peinait à masquer ses lacunes. Ils formaient, à la réflexion, deux faces d'une même pièce. Il préférait le silence, les choses brutes et simples et se plaisait dans sa tranquille solitude. Il acceptait de soigner les blessures du corps uniquement pour ne pas se pencher sur celles de l'esprit, celles dont il souffrait incontestablement.

— On va se battre, répondit Kyo, sans lâcher des yeux celui dont il devinait une part des travers sans même avoir à le mener à la confidence.

Une ombre saisit le visage de Sheran, une contestation qu'il ne parvint pas à exprimer et qui demeura bloquée en son sein, ravageant le bleu pur de ses orbes.

— Encore deux jours, je pense, et on y sera, reprit la jeune femme avec force.

— On devrait survivre, assura Kyo.

Survivre aux réveils trop tôt et au pas de course.

L'ancien prisonnier croqua dans la chair d'un fruit juteux à pleines dents et se ravit de la saveur sucrée qui explosa dans sa bouche. Avec ces plaisirs simples revenaient ses forces. La douleur s'amoindrissait enfin et, moins diminué qu'au jour de son évasion, il jouirait bientôt d'une santé digne de sa réputation. Il croisa le regard de Sheran. Une brève œillade qui lui suffit à capturer les prunelles avant que l'homme, pudique, ne se détourne. Kyo accusa un sourire discret, heureux de partager ce secret, de pouvoir le nourrir de ces regards, de ces contacts volés, de ces silences.

Il finira bien par s'ouvrir à moi, non ?

La pause ne s'éternisa pas et, déjà, Abby jugea qu'ils devaient reprendre leur route. Quelle route exactement ? Celle qui se dessinait entre les arbres et que personne n'avait jamais vraiment foulée ? Cette terre vierge de l'empreinte néfaste de l'Homme traçait pour eux le passage jusqu'à la liberté.

Ainsi, ils poursuivaient leur escapade entre les butes de terre irrégulières, les quelques mètres d'ascension qui leur coupaient le souffle, les branches qui leurs griffaient le cou et les racines qui se dressaient sous leurs pieds comme pour les contraindre à l'abandon. Pour rien au monde, ils n'auraient rebroussé chemin et même la nature impitoyable ne pouvait leur imposer sa volonté. Les heures étaient rythmées par les pas identiques et, quand l'attention venait à décroître, leurs pieds trébuchaient sur des obstacles invisibles et les sommaient de conserver intacte leur vigilance. Seule Abby n'avait pas à subir ces désagréments, elle ne s'arrêtait même pas lorsqu'elle sentait, derrière elle, l'un des deux hommes manquer de s'étaler de tout leur long. Elle ricanait sans même ralentir.

Des fois, j'me dis qu'on pourrait s'arrêter qu'elle ne le remarquerait même pas.

La main de Sheran effleura celle de Kyo comme dans un songe. Car leur périple était aussi fait de cela, de ces contacts qui échappaient à Abby et qui les enflammaient. Cette bravoure que même le blond s'autorisait. Un fourmillement qui traversa les doigts de Kyo pour se répandre dans tout son avant-bras. Un contact volé que rien ne saurait traduire, que personne n'eut le privilège de voir.

Un vrai brasier derrière la glace.

Soudain, Abby planta ses deux pieds dans le sol, figée et alerte. Sa respiration se suspendit à ses lèvres et elle tendit l'oreille. Il n'y avait rien que les sempiternels bruits que la forêt nourrissait, mais elle paraissait avoir capté quelque chose de plus. Quelque chose que les deux hommes n'entendraient que trop tard.

— Un problème ?

— Chut ! siffla Abby, dans un chuchotement à peine audible.

Son regard chercha autour d'elle un indice, un élément qui trahirait une présence malvenue. Elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine alors que l'évidence s'imposait à son bon sens. Enfin, elle consentit à admettre, une urgence dans la voix :

— On n'est pas seuls !

Comment ça, pas tout seuls ?

Sheran pâlit, Kyo se crispa. Au loin, une feuille craqua et ils eurent tous deux la confirmation qui leur manquait. Quelqu'un se trouvait là, à quelques mètres seulement et dans un lieu aussi reculé, la possibilité pour qu'il s'agisse d'un simple passant avoisinait le zéro.

Pas maintenant, putain !

Abby se tourna en direction des deux hommes sans s'arrêter de réfléchir à leurs chances de s'en sortir sans massacre. Quelle stratégie adoptée dans pareille situation ? Devait-il s'enfoncer plus profondément dans les méandres de la forêt au risque d'être abattus comme du petit gibier avant d'être hors d'atteinte ? Ou fallait-il opter pour une possibilité plus audacieuse ?

— Plus un mot, plus un bruit, les avertit la jeune femme.

Des bribes de conversation les atteignirent. S'ils n'en comprirent pas les paroles, cela suffit à faire grimper l'angoisse jusque dans des extrêmes préoccupants. Abby se glissa entre les arbres et les ronces avant de plaquer son dos contre un tronc assez épais pour la dissimuler. Le souffle court, elle jeta un œil en direction du sentier qui s'étendait à quelques mètres à peine. Le chemin se situait en contre-haut d'un talus et elle aperçut trois silhouettes. Trois soldats. Ils suffisaient que l'un d'entre eux pivote légèrement pour qu'ils les remarquent, pour qu'ils les remarquent, à découverts et vulnérables. Abby expira tout l'air de ses poumons et ordonna.

— Suivez-moi !

Kyo obtempéra dans l'instant, puisant dans des réflexes qui ne l'avaient jamais quitté. S'il s'était trouvé seul, il aurait ôté la vie à ces gêneurs sans autre forme de jugement. Cela représentait trop de risques, mais la violence avait toujours été la solution de simplicité, celle qui se présentait à lui en premier lieu. L'adrénaline imprégnait son être et elle lui insufflait des idées malsaines, des idées qui, au fond, ne l'avaient jamais vraiment quitté.

Calme, Kyo. Garde ton calme !

Sheran les rejoignit enfin. Sa stature de guerrier cachait des maladresses qui auraient pu lui coûter la vie. Il maudissait soudain de n'avoir jamais accompagné sa sœur dans ses escapades et de n'avoir acquis aucune de ses précieuses compétences. Il se répugnait de figurer comme le fardeau de ce groupe pour le moins singulier. Abby initia un nouveau mouvement. Elle plaque son dos sur la butte de terre et de végétation qui leur permit de passer inaperçus aux yeux des soldats. Kyo reproduisit ses gestes, accompagné de Sheran dont la respiration chaotique leur parut assourdissante.

Les hommes approchaient, prédateurs de cette forêt paisible.

— Encore combien de temps avant de rejoindre les autres ?

— Une heure ou deux, je pense.

— Deux heures ?

— Le temps de faire le retour.

Sheran haletait. Il ferma les yeux si fort que des points colorés mouchetèrent sa vue et son corps, plus démesuré que jamais compte tenu de cette faiblesse inacceptable, tremblait dans la poigne de Kyo.

Allez, tiens le coup encore quelques minutes.

— Et demain, c'est reparti, reprit l'un des deux soldats. Pour combien de temps ? On va lui courir après pour rentrer bredouilles et annoncer au roi qu'on a échoué.

— À l'heure qu'il est, ce criminel de mes deux a peut-être déjà passé la frontière et on se les gèle pour que dalle. Tout ça pour une misérable prime, ça vaut pas le coup, j'te le dis !

Tu sais ce qu'il te dit le criminel de tes deux ? Il te dit que tu ferais bien de les trouver tes putains de couilles !

— Arrêtez vos conneries ! K. est blessé, impossible qu'il ait pu franchir la frontière dans son état et aussi vite. S'il n'a eu aucun soin, il est peut-être déjà mort et en train de pourrir dans un coin, à la vue des charognards.

Un rire gras s'éleva et l'auteur de précédente prise de parole reprit, visiblement très fier de ses prédictions :

— Il n'a que ce qu'il mérite et pas question de s'arrêter avant d'avoir trouvé le corps de ce sale type. Vos petites envies, elles attendront bien quelques jours ! On doit mettre la main sur K., mort ou vif !

Le pied de Sheran glissa dans les feuilles rendues humides par les précipitations de la journée. Sa semelle heurta une racine et le son, pourtant minime, se décupla dans le silence de Farétal.

— Attendez !

Incapables de voir les mouvements de ces derniers, les trois compagnons de route se fustigèrent dans un silence mortel. Les doigts enroulés autour de son poignard, Kyo arborait presque déjà le rôle de prédateur, prêt à bondir de sa cache pour vider de sa substance les trois êtres qui se dressaient sur leur route.

Putain, dégagez une bonne fois pour toutes !

— Qu'est-ce qu'il y a Alexander ?

— J'ai entendu un bruit.

Mais aucun son ne lui répondit. Rien que le vent qui s'engouffrant dans les feuilles et les branches. Kyo avait plaqué sa main sur la bouche de Sheran pour contenir sa respiration inaudible et les doigts de Sheran accrochèrent le bras du meurtrier, comme pour l'empêcher de mener à bien les sombres desseins qu'il nourrissait.

— C'est pas le moment de jouer les paranoïaques, railla l'un d'eux.

— Je suis sûr d'avoir entendu un bruit et ce n'était pas juste un écureuil.

— Allez, arrête tes histoires ! Ce type est une bête sauvage, il t'aurait déjà sauté dessus s'il était là.

C'est pas l'envie qui manque.

La poigne de Sheran, d'une force insoupçonnée, se resserra encore autour du bras de Kyo. Une étreinte galvanisée par la peur et par la proximité d'une mort indigne.

— T'as sûrement raison, admit Alexander après une poignée de secondes interminable.

Et ils poursuivirent leur route, inconscients de la tension qui muselait les trois êtres cachés en contrebas. Kyo retira sa main où l'empreinte des lèvres de Sheran avait laissé une trace brûlante et ce dernier défit ses doigts presque à regret. Abby se redressa avec précaution qu'au terme de longues minutes. Le chemin était désert.

— C'est bon, ils sont partis. Vous pouvez sortir de votre trou !



 Une petite journée de retard pour ce long chapitre. Une bonne nouvelle pour compenser ? Je devrais m'attaquer à l'épilogue de Coeurs en cage d'ici quelques jours. La fin est proche mais, rassurez-vous, il reste près d'une vingtaine de chapitres avant de clore définitivement l'intrigue !

N'hésitez pas à manifester votre intérêt pour cette histoire, à voter, à commenter et même à en parler autour de vous ~

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top