21.

Kyo rassembla ses pensées avec une efficacité qui le surprit lui-même. Il considérait une histoire qu'il avait longtemps fuie, une histoire qui appartenait à un pan de son passé oublié. Son histoire.

Ainsi, il s'accorda une poignée de secondes de réflexion, le regard perdu dans le calme plat de la rivière où les reflets de la lampe perlèrent et où le clapotis berçait le silence. Il contempla ce silence, il y chercha une inspiration manquante, la force de lâcher les mots qui lui tordaient le ventre. Il avala une grande goulée d'air et s'arma de courage et des quelques paroles qu'il venait de méditer :

— Mes parents et ma sœur sont morts sous mes yeux quand j'avais quinze ans.

Voilà, c'était dit, une part du poids qui écrasait les épaules Kyo s'envola. Il ne chercha pas à guetter la réaction de Sheran qui accusa durement le coup. L'œil hagard, la respiration courte, l'ébauche de ce qu'il avait demandé à découvrir le terrifiait. Le criminel craignait maintenant d'avoir fauté en proposant de telles confidences comme s'il s'agissait d'un rien.

C'est quoi mon problème exactement ?

— J'habitais dans un village où tout le monde se connaissait et mes parents étaient appréciés de tous. Mon père était boulanger, un type honnête qui filait les invendus aux plus démunis. Un type bien. Ma mère l'aidait autant qu'elle pouvait, elle menait leur petite affaire familiale et... et j'imagine que s'il ne s'était jamais produit, j'aurais repris la boulangerie.

Kyo manqua de souffle. Se replonger dans les méandres du passé, de ce passé innocent, de ce passé qui avait vu mourir un enfant pour voir renaître un meurtrier.

— Encore maintenant, quand j'y repense, je comprends pas pourquoi ça leur est tombé dessus. Ils avaient rien fait à personne, ils avaient aucun ennemi, rien.

Il secoua la tête de droite à gauche, son incrédulité palpable jusque dans ses gestes. Sheran fuyait son regard et Kyo fut tenté d'y voir un signe. Le signe qu'il ferait mieux d'abandonner cette envie déraisonnable de se confier. Mais il était trop tard pour y songer, les mots réclamaient leur dû, avides, affamés. Il en devenait la marionnette, le pantin.

— Je me souviens de ce jour... J'm'en souviens tellement, j'me souviens de tous les détails, jusqu'à la chaleur de l'été. Il faisait une chaleur à crever et j'avais passé la journée avec des amis, à faire ce qu'on fait tous à cet âge. Des petites conneries, des petits trucs sans importance, mais on se sentait presque grands. Je suis rentré tard, la lumière était éteinte et j'ai trouvé ça bizarre. Je ne me suis pas inquiété sur le coup et j'ai attendu dans l'entrée parce que la porte qui menait au salon était verrouillée.

Elle était verrouillée, ouais, et ça m'a sûrement sauvé la vie !

Kyo déglutit, ses yeux papillonnèrent et sa main s'égara sur la surface lisse de l'eau. Une caresse glaciale qui signa un retour à la réalité. L'espace d'un instant, il s'était laissé happer par ce monde à jamais inatteignable, par les détails de ce jour. De ce jour qui l'avait vu mourir, de bien des manières. La lanterne avait été posée par terre et éclairait leurs deux silhouettes qui se détachaient des ombres inexactes rampant au sol. Des spectres égarés, aux visages illisibles, aux émotions vives.

— J'ai réussi à voir ce qu'il se passait à l'intérieur. J'ai jeté un œil et... et j'ai tout vu. J'ai vu le corps de mon père déjà mort. Ses yeux, j'avais l'impression qu'ils me regardaient, même morts. Tout ce sang...

Plus il s'approchait de la tuerie, du cœur de cette révélation inopinée, plus Kyo peinait à s'exprimer. Bien loin de la figure indéchiffrable, de l'être inatteignable, Sheran aperçut le vrai visage du criminel. Sous les couches et les couches, sous la carapace qu'il s'était forgé au terme de ces années, l'homme nu. Le blond fit face au garçon de quinze ans qui n'avait pas grandi et qui, étonnamment, avait survécu.

— Il a tué ma mère juste après, d'un coup de poignard dans le dos. Un seul coup. Et puis il s'est occupé de ma sœur, ma petite sœur, elle avait que douze ans. Elle a hurlé, elle s'est débattue comme une furie, mais il ne lui a laissé aucune chance. Il l'a tuée.

Ma petite sœur... Toi qui ne demandais qu'à vivre.

— Comment elle s'appelait ? s'enquit doucement le médecin.

— Maryna.

Un silence. Un bref silence qui heurta Sheran de son intensité.

— J'ai retrouvé cet enfoiré après un an de traque et je lui ai fait subir le même sort que celui qu'il avait fait connaître à ma famille. Je me suis vengé et... j'avais attendu ce moment pendant des mois et ce n'était pas assez. J'ai fantasmé cet instant, j'espérais voir ma douleur apaisée et j'ai pas pu m'en contenter. Ce type, c'était un connard fini, un vrai salopard, mais c'était loin d'être le seul. Des gens qui tuent sans raison, des gens qui n'ont rien demandé à personne et qui vivaient juste. Ce type était pas le seul, Sheran, il était pas seul.

J'ai été con de penser que je ne devrais me salir les mains qu'une seule fois !

— Je ne comprends pas, intervint Sheran, la voix rauque.

— C'est lui qui a tué mes parents et ma sœur, il a décimé toute ma famille, mais il n'est pas le seul coupable. Il y en a des dizaines comme lui qui attendent le bon moment pour s'acharner sur le premier venu. Toute cette merde, ça sommeille en eux, et un jour ça sort. C'est arbitraire comme comportement, animal même ! Ça n'a aucune logique, aucune forme, aucune humanité.

Il s'arrêta un bref instant, le souffle court. Sa voix vibrait d'émotions couplées, indiscernables. La haine qui l'accompagnait depuis des années l'étouffait et Sheran muselait le désir égoïste de mettre un terme à ces paroles. Il aurait voulu avoir la force de détacher cette enveloppe de rage brute, d'extraire le corps frémissant de Kyo qui vivait dans ce cocon dur depuis si longtemps.

— J'avais plus rien à la mort de mes parents, Sheran, comprends-moi. J'avais plus rien au monde sinon mon deuil. J'étais jeune et j'avais mal. Je me suis pris pour un justicier, un justifier qui s'est mis à tuer les criminels. La liste de mes proies a grandi et j'ai fini par perdre mon objectif de vue. J'ai tué sans distinction, les coupables sont devenus les victimes, j'ai fini par ne plus faire gaffe. La haine, la violence, j'ai pas su les contrôler.

J'ai perdu de vue l'homme que l'enfant brûlait de devenir. Je me suis bien planté !

— Kyo, murmura Sheran, l'âme incandescente, le cœur au bord des lèvres.

Il frémit. L'ombre qui gagnait le visage de l'assassin avait de quoi l'effrayer, mais, pour la première fois, le géant sentait la dualité le vaincre. Il ne pouvait se résoudre à fuir, à abandonner l'humain. Sa main s'égara dans le dos de Kyo et y imprima un mouvement à peine perceptible.

— Je crois que...

Kyo s'humecta les lèvres, bien trop conscient des doigts de Sheran qui traçaient des arabesques aériennes sur sa peau. Geste interdit, soutien qui le toucha au-delà des mots.

— Je crois que je suis devenu comme eux.

— Pourquoi tu penses une chose pareille ? s'insurgea le médecin en suspendant son geste.

— Un homme qui tue un autre homme est un assassin et je voulais justement punir ces gens-là. Je suis devenu celui que je détestais le plus, mon propre démon. J'étais l'homme à abattre et je m'en suis même pas rendu compte. Je me suis laissé attraper comme un rat, comme un animal. J'venais de réaliser l'erreur que j'avais faite.

Il trembla légèrement et, dans l'intimité de la nuit, il revécut l'instant où son règne avait pris fin. Aucune résistance n'avait été la sienne et il avait accueilli les soldats comme un soulagement. Son enfermement avait mis un terme à ses pulsions meurtrières, ravivant en lui un besoin vital et un nouvel objectif, une conviction toute neuve qui s'était inscrite en son sein : la liberté.

Kyo souhaitait être libre, s'affranchir de la moindre limite sans plus jamais commettre l'irréparable. Un rêve était né de son être entravé comme de son cœur en cage, celui de vivre enfin.

— C'est pas joyeux, tout ça, hein ?

Du sang, du sang et encore du sang. Un monstre crée un monstre, nan ? Je suis celui que l'on a modelé à ma place. Allez savoir qui, dans cette histoire, est la victime !

— Tu peux t'en aller maintenant, Sheran, énonça-t-il, avec un petit sourire triste.

— Non.

— Pourquoi non ?

Sheran sourcilla, partagé entre des émotions sur lesquelles il ne put mettre un nom. Un mélange de terreur et de pitié. Un frisson qui parcourut sa peau et qui le figea. Kyo méritait peut-être qu'on l'accompagne sur la voie et pas seulement le long des sentiers de Farétal. Son cheminement intime méritait de connaître un soutien et jamais Sheran aurait pu s'imaginer en ce rôle.

— Parce que personne ne mérite d'être seul.

Même ceux qui ont été capables des pires conneries, des pires crimes ?

Le regard clair de Sheran accrocha celui, aussi sombre que la nuit elle-même, de Kyo. Ils heurtèrent la sensibilité de l'autre, sa part d'humanité et ses émotions mises à nu.

— Ma liberté, c'est ma dernière raison de vivre, murmura Kyo, à peine conscient d'avoir prononcé ces mots.

— Et moi, je ne te laisserai pas mourir.

Je te laisse relever le défi, Sheran.

Sur cette étrange promesse, sertie d'une poignée d'autres trop délicates pour être ainsi révélées, Sheran se laissa enivrer par cette parole qui n'aurait jamais dû lui échapper et honora la bouche de Kyo d'un baiser.

Kyo sentit très nettement son cœur manquer un battement avant que son rythme cardiaque s'emballe. La caresse incertaine des lèvres de Sheran changeait tout. Ce baiser qu'il lui donnait révélait un instinct d'homme moins sombre que tous ceux qu'il avait évoqués plus tôt. Un instinct qui le consuma tout entier.

Putain de merde, Sheran !

Celui-ci se fichait des conséquences de son baiser et s'oublier de la sorte ne lui était plus arrivé depuis de longues années. Se soustraire du joug de ses réflexions, de sa conscience, lui procura un bien auquel il ne pensait pas prétendre un jour. La chaleur de Kyo soulageait l'air glacial de la nuit sur sa peau. Ses lèvres douces se mouvaient contre les siennes et sa langue s'enroulait autour de la sienne comme pour le dévorer.

Finalement, et à bout de souffle, le fugitif posa son front contre celui de Sheran. Les idées en vrac, il ne parvenait pas à assimiler une pensée cohérente. Ce geste lui permit de dompter la pression qui dictait ses actes pour ne pas y succomber trop tôt. Il ne se pardonnerait pas de briser cet homme de la sorte, sous un accès d'envie trop brutal.

— Ça signifie quoi, ça ?

— Tu attends une réponse particulière ? renchérit le médecin, espérant cacher son trouble sous cette répartie instinctive.

— J'ai peut-être plus beaucoup de temps devant moi alors, ouais, j'en ai besoin.

— Parce que c'était important pour toi, ce baiser ?

Kyo marqua une pause d'un court instant et réfléchit très honnêtement à ses émotions. Il ne pouvait se contenter d'une approximation et il en était conscient. À voix basse, le timbre de sa voix illustrant à merveille la sincérité de son affirmation :

— Ouais, c'était important pour moi.

Vraiment important.

Sheran se perdit. Il se perdit dans le souvenir trop récent du baiser qu'il avait lui-même initié autant que par la sensation de précipiter les choses. Il était un homme de réflexion, Kyo formait par ce fait son exact contraire. Le criminel n'était pas un homme de mots, de paroles, mais un homme d'action. Cette contradiction saisit le médecin alors qu'un frisson ébranla sa stature de géant. Cela dépassait le blessé, cette vulnérabilité recroquevillée dans ce corps immense.

Sheran se détourna. Il ne pouvait pas, il en était incapable. Ses traits durs laissaient couler une expression tourmentée. Les aveux terribles de Kyo ne l'avaient pas quitté en dépit des apparences et il ne parvenait pas à s'en défaire. Cela couplé à ce baiser, ce baiser qui en disait trop long sur ses propres émotions, c'était définitivement trop. Trop pour que la nuit emporte avec elle ces tumultes indiscernables et le soulage de ce fardeau.

Il n'y a peut-être pas que la liberté qui compte.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

— La vérité. Juste ça et je ferai avec.

Y croyait-il réellement ? Kyo serait-il capable de se contenter d'une vérité blessante ? Sheran le fuyait à nouveau, protégeant sa faiblesse comme un animal à l'agonie. Puis il risqua un regard, un simple regard.

— Je...

Le menton de Sheran trembla, un tressaillement quasi invisible. Puis un souffle, une expiration avant que l'aveu ne franchisse le seuil de ses lèvres :

— Ça signifiait beaucoup pour moi.

Cet homme est un ange.

Le sourire de l'ancien aliéné fendit le cœur de Sheran qui tenta de se détourner à nouveau. La magie de cette nuit les toucha tous deux avant qu'un baiser les unisse, initié par la bouche inquisitrice de Kyo. Il manquait de temps pour ne pas goûter à la saveur de l'interdit.

Moins maladroit que Sheran, le criminel laissa courir ses doigts sur la peau lisse, pudiquement recouverte d'un vêtement. Il visita d'un toucher appuyé, mais éphémère, la beauté typiquement masculine de son sauveur. Celui-ci, grisé par la spontanéité du geste, finit par s'accorder à la danse, une main glissant de la joue jusqu'à la naissance de la nuque pour s'y accrocher avec désespoir. Les yeux clos, ses cheveux blonds coulaient en mèches d'or sur ses épaules fortes, soulignant son air tendre de chérubin.

Et moi, je suis un démon. Son démon.

— Si je m'écoutais, je te ferai l'amour là, maintenant, lâcha-t-il, la voix chargée de désir.

La respiration du médecin mourut à ses lèvres alors qu'il s'écartait prestement. Le criminel n'avait pas dit « baiser », « forniquer » ou tout autre terme fleuri qui nourrissait son langage. « Faire l'amour » ? Le mot éveilla une drôle de sensation dans son ventre. Une sensation qui l'effraya encore davantage que l'idée qu'on puisse le désirer, qu'on puisse convoiter son corps à de telles fins.

Face à une réaction qu'il aurait pu prédire, le choc imprégné de toutes les cellules de cet être bourru, peu éloquent, et pourtant si vulnérable, Kyo sourit.

— J'ai dit « si je m'écoutais ».

Je suis un assassin, pas un violeur.

— Je n'ai pas peur de toi, avança le blond après un court silence. J'ai juste...

— Besoin d'un peu de temps ?

Sheran acquiesça et Kyo put remettre de l'ordre dans le chaos de ses pensées et se maudire, en secret, d'avoir succombé aussi facilement. Après de telles confidences, il se sentait vide et cette figure effacée comblait cette absence. Il embrassa furtivement le front, le nez, puis les lèvres de Sheran avant de s'écarter pour de bon. C'était probablement mieux ainsi.

— On devrait rentrer. La journée de demain sera longue et...

— Et ta sœur nous mettra un coup de pied au cul si on est pas en forme, acheva Kyo.

Dans un silence total, ils regagnèrent le camp où Abby dormait toujours. Durant tout le trajet, leurs mains s'effleurèrent pour se trouver l'une l'autre. Ils se glissèrent sous leur couverture respective après une dernière longue œillade, saturée de secrets que la nuit emporterait avec elle. 


Vous en connaissez maintenant un peu plus sur le passé de ce cher Kyo. J'ai voulu en faire un personnage énigmatique jusque là et voici les réponses aux questions que vous vous posiez peut-être. Alors ? Étonné ou pas du tout ?

J'vous dis à bientôt ~

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top