20.

Abby ne fit aucun commentaire lorsque les deux hommes la rejoignirent enfin. Avait-elle deviné à leurs visages déconfits et leurs lèvres gonflées quelle sorte de mascarade elle venait de manquer ? Son instinct féminin lui soufflait-il que quelque chose se tramait derrière cette escapade prolongée ?

Kyo s'assit silencieusement avant de déposer devant la jeune femme les gourdes remplies d'eau. Sheran l'imita, plongé dans le même mutisme bien trop éloquent.

— Vous faites une de ces têtes... commenta sa sœur au bout d'un long moment. Le voyage vous réussit pas ou quoi ? Attendez de voir les courbatures que vous aurez demain avant de vous morfondre !

Demande à ton frérot chéri, je parie qu'il a la réponse.

— C'est juste la fatigue, lâcha médecin, évasif du bout des lèvres.

— Ouais, c'est ça. C'est la fatigue, renchérit l'ancien prisonnier, masquant à peine le sarcasme accumulé dans ces quelques paroles.

Abby ne les crut certainement pas, mais se résigna à supporter l'humeur exécrable des deux hommes. Ils mangèrent accompagné par l'odeur inqualifiable que la nuit déposait sur eux et par les sons mélodieux de la forêt, des oiseaux qui chantaient haut dans les arbres et le vent qui s'emmêlait dans les feuillages. Une douce symphonie, précieuse et délicate.

Sheran s'allongea sur le sol en premier et recouvrit son corps d'une couverture qui le protégeait à peine de la fraîcheur de la nuit. Il réussit sans peine à faire abstraction des pierres qui entamaient sa peau pâle. La dernière chose qu'il vit avant de fermer les yeux fut la rancune féroce de Kyo. Cette vision terrible l'accompagna jusque dans les méandres du sommeil.

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Des cris et du sang.

L'hémoglobine n'a de cesse de s'écouler et tes mains en sont recouvertes.

La nuit t'entoure, te façonne, elle emporte tout et tu sembles en faire intimement partie.

Cette noirceur a construit ce que tu es en cet instant : l'un des plus grands meurtriers qu'ait portés Déalym.

Ce monde est le tien et, pourtant, la peur te dévore, t'annihile.

Qu'est-ce donc que cela ?

L'odeur métallique te prend à la gorge et impose à toi le visage de tes victimes, le regard vitreux et la mine accusatrice figée dans la mort. Leur peau froide te glace le sang.

Ils t'encerclent et leur sang se mélange au tien, victimes et coupable enfin réunis.

Des cris et du sang.

Il fait chaud soudain. La fournaise frise l'insupportable et tu te consumes sous cette bien pénible déchirure.

Tu renais et tes victimes murmurent la litanie de leurs vies brisées. Tu avais vainement tenté d'oublier jusqu'à leurs noms, les voilà qui ressurgissent et te condamnent.

L'assassin s'éveille.

L'assassin est obnubilé par les faces sanglantes de ses victimes. Tu es cette figure vengeresse, cet être à peine humain qui s'est oublié. Le prix du sang est là, la vie réclame sa dette pour toutes les existences volées. C'est ton corps que tu lui vends, car ton âme appartient à la mort et depuis bien longtemps déjà.

Des cris et du sang. Leur sang et tes cris.

Ils auront finalement raison de toi et le monstre jamais ne s'en ira. L'odeur de l'hémoglobine l'attise, t'éveille, te condamne.

Des cris et du sang.

Toi et eux, indiscernables, amas de corps mutilés, âmes perverties qu'à demi vivante. Eux, toi, et lui. La bête qui se délecte de la misère humaine et de la tienne, surtout.

Des cris, du sang et...

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Kyo se réveilla en sursaut, étouffant un long cri dans sa main moite. Les yeux écarquillés sur une réalité nouvelle, il vit le monde onirique se fondre dans ce décor immobile jusqu'à en disparaître.

La nuit avait déposé un voile sur la forêt et la pâleur de la lune dessinait des ombres inquiétantes sur le sol. Des spectres serpentant, des créatures décharnées qui glacèrent le sang de Kyo. Les arbres lui semblèrent menaçants à défaut de se montrer protecteurs.

Putain, ça ne s'arrêtera donc jamais ?

Il se redressa en silence et son regard s'hasarda entre Abby qui dormait paisiblement, les cheveux en bataille et la mine apaisée et Sheran dont le sommeil plus agité relevait d'une tourmente qui désigna Kyo pour tout coupable. Coupable, toujours coupable.

Incapable de demeurer immobile et guidé par la face ronde de la lune, il s'enfonça dans les profondeurs de Farétal. Il rejeta la peur des ombres et s'invita parmi les spectres de son délire. Il s'en alla rejoindre les démons et les défunts, la fureur décuplée de son monde détruit.

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Sheran quitta les bras de Morphée avec le sentiment de ne les avoir jamais rejoints. Il ne gardait que des souvenirs flous de son sommeil, des souvenirs vagues qui ne tarderaient plus à s'effacer. Ne resterait que la sensation prenante de perdition. Une sensation qui fit écho à la couche vide de Kyo et le médecin se sentit parfaitement éveillé. Sans prêter attention aux déluges de questionnements dont il souffrait, il se jeta dans la gueule béante de la nuit.

Il abandonna sa sœur qui reprenait des forces, paisible, presque inoffensive entre les bras solides de Morphée. Guidé par l'intuition, il prit le chemin de ce qui apparut pour lui comme une évidence : la rivière. Avec moins d'imprudence que Kyo, il s'aventura entre les arbres et dans l'atmosphère fraîche, revigorante, mais étrangement figée de la nuit. Il avançait presque à l'aveugle, à peine guidé par le phare incrusté au milieu des étoiles, le fier astre de nuit.

Le cœur de Sheran lui fit mal lorsqu'il découvrit la silhouette recroquevillée de Kyo, assis au bord de l'eau. Le craquement sonore d'une branche révéla sa présence, à moins que ce soit les battements de son cœur couplé à ses pensées incessantes. Le hors-la-loi se retourna vivement, prêt à défendre son existence bec et ongle. Il abandonna sa réserve lorsqu'il reconnut le visage de Sheran, éclairé par la lanterne qu'il avait pris soin d'emporter avec lui. Une lueur chatoyante, vacillante, qui lui conférait un air mystique.

Il est conscient que, plus réveillé, j'aurais pas pris le temps de vérifier de qui il s'agit ?

— Sheran... constata-t-il, d'une voix éteinte.

L'intéressé s'assit à ses côtés sans répondre, les émotions trop rudes pour qu'il s'y risque.

— Tu n'es pas encore parti ? s'enquit Kyo, cerné par la rancune.

— Non, pourquoi ?

— J'étais étonné que tu insistes pour m'accompagner et m'aider à rejoindre Loajess. J'arrive toujours pas à comprendre.

— Tu ne mérites pas de mourir, esquiva brillamment Sheran.

— Oui, t'as peut-être raison, mais les personnes que j'ai tuées, tu penses qu'elles méritaient de mourir ?

— Je ne sais pas.

Kyo déglutit avec difficulté, tentant vainement d'enfouir au fond de lui les paroles qu'il brûlait de prononcer. L'homme qui se tenait à ses côtés ne savait rien de lui. Le sang qui maculait ses mains ne lui inspirait rien, mais comment réagirait-il lorsque le criminel lui cracherait la vérité au visage. Il avait un besoin pressant de le savoir.

Il va fuir, même moi je fuirais à sa place.

— Je n'ai pas été honnête avec toi et avec Abby non plus. Tu ne sais rien de moi, de ce que j'ai fait et pourquoi il y a tous ces soldats à mes trousses.

— Et qu'est-ce que ça changera ? demanda Sheran, à mi-voix.

— Tout. Ça changera tout.

Tu ne pourras plus regarder dans les yeux l'animal que je suis. La bête, le monstre, l'infâme saloperie !

Il aurait voulu emporter son secret avec lui et que jamais, jamais l'autre ne sache. Mais il réalisa qu'il n'en avait pas le droit, qu'agir ainsi serait une injure profonde. Il n'accepterait pas que Sheran s'attache au monstre qui se tenait devant lui sans même avoir conscience des actes qui l'avaient condamné. Kyo avait besoin de livrer le poids qui reposait contre son cœur, de partager sa peine et d'en payer les conséquences.

Le blond triturait ses doigts nerveusement en attente du verdict, pas tout à fait certain d'être prêt à l'entendre. L'atmosphère se révélait sombre, presque macabre et pourtant propice aux confidences de ce type. Encore secoué par les effluves de son cauchemar, Kyo avait le cœur au bord des lèvres. Il reprit, à l'image du secret qu'il portait comme un fardeau :

— Je vais te dire pourquoi et après, tu repenseras à ton choix. Tu repenseras au baiser de ce soir et à celui de l'autre jour. Ça a de l'importance pour moi, alors écoute-moi et ensuite je te laisserai faire ce que tu veux !

Le souffle de Sheran mourut, se suspendit avant de reprendre, tout doucement. Il ne savait quoi penser et ses réflexions lui filaient entre les doigts tout comme le temps qui leur manquait. Il attendit sans que rien ne vienne, espéra sans que rien ne vienne combler l'absence. Abby et lui n'avaient jamais tenté d'arracher de telles confidences à Kyo, portés par l'impression tenace que les aveux se présenteraient en temps voulu. Enfin, le criminel acceptait de se libérer du poids qui l'écrasait, autant pour lui que pour son sauveur.

— Réponds-moi, Sheran ! Je ne suis pas un homme bien et je ne le dis pas à la légère, c'est la vérité et je préférais te l'épargner. S'il te plait, réponds-moi et je te dirai tout ce que tu as à savoir.

— Vas-y, murmura l'adulte, après une courte œillade. Vas-y, je t'écoute.

Voilà, je n'ai plus le choix maintenant. C'est quitte ou double !       

J'ai beaucoup aimé écrire ce chapitre, particulièrement la partie en italique :3

Une partie plus torturée de Kyo ressort ici, long de son éternel second degré. Il a besoin de se livrer et que Sheran sache les horreurs qu'il a commises. 

Les révélations arrivent au prochain chapitre et il est temps, après une vingtaine de chapitres, que vous en sachiez plus sur lui. Le pourquoi du comment !

A mercredi ~

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