18.

Une heure de marche suffit à ce groupe plutôt original à rejoindre la ferme du prénommé Charlie. Une heure de larges sentiers aux senteurs agréables de sapins et à la fraîcheur matinale revigorante. Les feuilles mortes étouffaient les bruits de pas et leur passage égayait le silence figé de cette nature vivante. Ils s'invitaient dans les confins de la forêt, présence éphémère qui se voulait discrète.

Une bâtisse se découpa entre les arbres, à peine préservée de l'avancée intrusive des arbres par une minuscule clairière. La demeure se résumait à un ensemble de bois assemblé grossièrement, un abri vétuste couplé à une grange qui communiquait presque avec la maison. Une odeur de paille et de terre fraîchement labourée gonfla les poumons de Kyo. Récalcitrant, il traînait les pieds et songea à tourner les talons, à attendre la sentence, à réaliser bêtement qu'il aurait pu se terrer dans la verdure protectrice de Farétal. Il se maudit d'y avoir pensé aussi tardivement et, lorsque le fameux fermier s'imposa dans son champ de vision, il sut qu'il était trop tard pour détaler.

J'le sens pas du tout, là.

L'homme se redressa avec la lenteur d'un être rongé par le travail de la terre. Dans un ultime effort, il parvint à extraire la bêche de la terre et, avant même d'accorder un regard à ses visiteurs, il épongea son front couvert d'une sueur âcre. Une barbe épaisse mangeait une grande partie de ses joues et un chapeau de paille recouvrait ses cheveux teintés de mèches grises jusqu'à masquer presque entièrement ses yeux. La peau rougie par le soleil, il dévisagea les intrus sans se presser et son regard s'attarda sur Kyo en particulier.

Le paysan par excellence, une vraie blague !

— Les mômes, qu'est-ce qui vous amène ? Encore à court de lait de vache ? Désolé, mais j'en ai juste assez pour moi, faudra venir mendier ailleurs !

Sans compter sur le soutien des deux hommes et sans pâlir sous la pique provocatrice de cet ami de longue date, Abby avança d'un pas et couvrit de son ombre assurée son frère et le fugitif.

— Pas de lait, cette fois, on a encore ce qu'il faut ! On aurait besoin d'un autre genre de service...

— Dis toujours, bougonna le fermier, visiblement peu enchanté par cette perspective.

— Mon frère et moi, on doit partir quelque temps et on ne veut pas laisser la maison à l'abandon tout ce temps. On ne sait pas non plus exactement quand est-ce qu'on reviendra alors on a pensé que tu accepterais de passer à l'occasion vérifier que tout est en ordre. Pas tous les jours, juste quand tu peux, histoire d'arroser le jardin et de jeter un œil à la maison, ce genre de bricoles !

Charlie la toisa et enfonça plus profondément la bêche dans le sol. Il abandonna sa tâche pour approcher de son pas lourd, presque menaçant. Kyo l'observait du coin de l'œil avec méfiance, éternellement sur les gardes. L'autre finit par s'enquérir, après avoir rendu son regard à l'inconnu :

— Pourquoi vous partez ?

Qu'est-ce que je disais ? Une vraie tête de nœud, on est pas dans la merde !

— On est à court de plantes médicinales et Sheran en a absolument besoin. Tu sais ce que c'est ! Une tournée des fermes voisines, ça fait un moment qu'il l'a plus fait et sans remèdes, impossible de soigner tout ce beau monde. On pensait passer en ville, chercher ce qui nous manque et vu les temps qui courent, on ne sait pas encore quand est-ce qu'on sera de retour. J'accompagne Sheran, il serait encore capable de se perdre ou de ne pas revenir entier !

Noyez le poisson sous un tas de détails chiants, ça c'est de la stratégie !

Le médecin frémit à peine sous l'insulte alors que sa sœur riait aux éclats à ses dépens. Une de ces mascarades dont Abby était si friande. Sheran ne broncha même pas, surveillant du coin de l'œil l'attitude de Kyo. Sa moue fièrement impassible dupait les moins observateurs, mais il craignait que le criminel finisse par se trahir.

— Et lui, c'est qui ?

Moi ? Vous devez faire erreur, on ne se connaît pas, eux et moi. On est seulement arrivés au même moment.

Le hors-la-loi sentit distinctement tous les regards converger sur sa personne et ne mima aucune forme d'étonnement. Il se demanda un court instant s'il était judicieux de répondre ou si Abby s'en chargerait pour lui. Qu'aurait-il eu à dire ? Manier les mots ne le satisfaisait à aucun moment et il préférait de loin laisser un langage plus universel l'emporter. À la surprise de tous, Sheran prit la parole et avança, sans se départir de sa tranquille indifférence :

— Un étudiant en médecine. Il est arrivé il y a une semaine et il veut connaître les réalités du terrain avant de passer son diplôme.

Machinalement, l'ancien prisonnier appuya les propos précédents d'un hochement de tête naïf qui lui donna la nausée. Le paysan se méfiait toujours et, dans un reniflement peu ragoutant, il persifla, le nez plissé par la suspicion :

— J'suis sûr d'avoir déjà vu ta tête quelque part...

— Ça m'étonnerait, monsieur, je ne suis même pas encore médecin. Vous devez confondre avec quelqu'un d'autre, dit l'intéressé, aussi brillant menteur qu'il s'était révélé brillant meurtrier. Mon père, peut-être, c'était un excellent médecin de son temps, un vrai remède incarné !

Les pieds ainsi plantés dans le sol, campés sur leurs positions instables et ridicules, ils en viendraient presque à supplier cet homme. Dans une telle aventure, dans une pareille épopée, la réussite ou l'échec reposait sur chacun et la moindre erreur, la moindre parole de travers ou le moindre geste manqué pouvait voir se profiler la mort.

Allez, papy, joue pas aux cons et fais pas chier !

Abby arborait une expression presque suppliante, de loin la plus crédible des trois dans son rôle. Angélique, Kyo avait toutes les peines du monde à reconnaître la femme qu'il avait rencontrée quelques jours plus tôt. Il avait devant lui un mentor, une menteuse hors pair prête à tout pour défendre ce qui lui restait. Un être à plusieurs facettes, aux mille visages. Charlie les suspendit dans cette attente insoutenable encore quelques poignées de secondes avant de capituler, en la mémoire de son vieil ami, le défunt père de ces deux orphelins :

— Je passerai tous les deux jours, ça vous va ?

— Parfait ! s'enthousiasma la femme. On peut partir tranquille grâce à vous, merci ! On vous redevra ça !

Il baragouina une phrase inintelligible dans sa barbe tandis que ses visiteurs d'un court moment s'en allaient déjà, Kyo en tête. Sans le moindre regard en arrière, ils s'enfoncèrent à nouveau dans les profondeurs de la forêt.

— Ça s'est plutôt bien passé, non ? reprit Abby, un sourire confiant ourlant ses lèvres pleines.

— Tout dépend à quoi tu te tiens. Je suis pas encore mort, ouais, mais c'est pas vraiment passé loin cette fois. Pas très commode, le vioc !

Si les soldats passent par chez lui, pas de doute qu'il leur servira l'information sur un plateau d'argent !

Ils avançaient, sacs au dos, dans un calme plat que les paroles invasives brisaient instantanément. Sheran prononça alors, lentement et d'une voix cassée :

— Ça aurait pu être pire.

Kyo pinça les lèvres avant de rencontrer les prunelles claires comme de l'eau et désormais familières. Abby ouvrait la marche et ne remarqua pas cette altercation silencieuse. Un moment volé où les regards enflammés se heurtèrent, se caressèrent dans une intimité volée. Ils turent à l'unisson l'émotion interdite, ce toucher impalpable. Un pincement au creux de la poitrine à mi-chemin entre la douleur et toute autre chose, prisonnier du silence. De tous les silences.

Le cœur entravé, Kyo sombrait lentement et perdit l'espace d'un instant de vue le monstre qu'il renfermait. Le cœur malmené, Sheran fixait alors son regard sur l'horizon boisé et sur ce chemin qui n'en finissait pas, vers un ailleurs semé de doutes et de chutes innombrables. Le cœur à la dérive, leurs doigts se frôlèrent, inévitablement, au détour d'un sentier, d'une promesse muette. Le cœur en cage, ils se jetaient corps et âme dans cette lutte partagée.

Ouais, ça aurait pu être pire. 

Pas si terrible, finalement, ce Charlie ?

Leur altercation ne s'est pas éternisé, mais Charlie n'est pas un grand bavard et les autres avaient tout intérêt à ne pas trop traîner.

Le prochain chapitre sera plus long, c'est promis ! On arrive dans le vif du sujet puisque notre trio se met véritablement en marche vers leur destination. En vu : un petit rapprochement :3

J'vous embrasse les loulous ~

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