16.

Le baiser s'était éteint. Une caresse que ni l'un ni l'autre ne tenta d'approfondir au risque d'enclencher plus incontrôlable encore que ce contact volé. La sensation singulière, mais délicieuse des lèvres de Sheran s'estompa comme dans un songe. Il ne resta de sa maladresse, de son souffle chaud et un brin court, qu'une saveur d'inachevée. Kyo gratifia l'autre d'une brève œillade, de ce toucher imaginaire presque aussi brûlant que leur baiser interdit, et d'une parole susurrée à l'oreille :

Bonne nuit, Sheran.

Cela ne serait rien de plus qu'un agréable souvenir, Kyo y veillerait. Ombre parmi les ombres, il s'éclipsa avec comme allié l'effet de surprise. Il ne souhaitait pas lire la répulsion sur le visage de Sheran, ni même l'indifférence, son ego n'y survivrait pas. Alors il prit la fuite, son air bravache et sa folle impertinence collée à ses traits d'angelot. La porte venait de claquer et le médecin y vit le glas qui résonnait dans toute la forêt. Les mains fermées pour ignorer leurs tremblements, il se perdit dans la contemplation muette des flammes rousses. Sheran aurait dû haïr les lèvres qui avaient ravi les siennes, mais son corps le trahissait. Encore.

Le lendemain, avec les premières lueurs de l'aube glacée, tout parut rentrer dans l'ordre. La terre ne s'était pas arrêtée de tourner rien que pour eux, le temps poursuivait son cours immuable et Sheran cacha dans cette fidèle routine sa déception. L'atmosphère lui sembla seulement plus lourde et la tension plus concrète. Kyo aussi y voyait un mauvais présage. Son départ approchait à grands pas, bien qu'aucune date n'ait été fixée. Le temps pressait et il ne demandait qu'à arrêter cette course qu'ils avaient initiée, sans trop le vouloir.

Sensible à ces tourmentes silencieuses derrière son tempérant bruyant, Abby avait proposé une promenade en début d'après-midi. Sheran n'avait pas caché son désaccord devant à cette idée et il avait argué avec aplomb qu'avec la présence des soldats aux alentours, ce projet tenait du suicide. Sa sœur lui avait assuré l'inverse et le blessé avait lourdement insisté. Face à une telle opposition, le blond fut forcé de capituler.

Arpentant les sentiers de Madélor, Kyo ressemblait davantage à un enfant émerveillé qu'à un criminel en fuite. Sheran lui jetait des œillades, surpris par la manière dont leur invité dévorait du regard cette nature luxuriante. Ce ne fut qu'après une demi-heure de marche à un rythme lent sous les ordres du médecin que Kyo cessa d'admirer les merveilles qui s'épanouissaient au cœur de la forêt impénétrable. Il réorienta son attention sur ce qui devrait obnubiler ses pensées, son départ et l'enjeu de sa survie. Son expression s'assombrit, un jour d'orage qui se cristallisa sur ses traits et jusque dans son regard.

— K. ? s'enquit la jeune femme, avec une certaine maladresse, jugeant le moment opportun pour aborder le sujet qui les préoccupait tous.

— Abby, si tu viens me demander gentiment quand je me casse, tu peux le faire directement, y'a pas de problème !

J'suis pas à prendre avec des pincettes.

Elle échangea un bref regard avec son frère qui évita, à sa grande surprise, le contact visuel. Ses sourcils froncés donnaient toujours plus de sévérité à ses traits durs. Abby se trouva seule et gonfla la poitrine pour reprendre, plus assurée :

— Tu peux rester autant de temps que tu veux mais...

— Va quand même falloir que je pense à partir, acheva Kyo, un sourire dans la voix.

La jeune femme cilla, mais finit par opiner lentement alors que Sheran conservait fièrement son mutisme. Elle n'était pas réputée pour son tact et, au moins, elle partageait cela avec son invité. Ils empruntaient le chemin retour, Abby en tête, son front barré par un pli anxieux. Pragmatique, elle préparait déjà ses arguments, prête à assurer la défense à la place de son frère. À défendre ses opinions pour deux.

— Demain, si ça va.

— Tu ne connais pas la forêt, tu n'as aucune chance, avança l'homme, d'une voix détachée.

L'idée n'a pas l'air de t'emmerder.

— Je suis plus débrouillard que tu le penses. Je connais peut-être pas Farétal comme ma poche, mais si j'arrive à passer la frontière au Nord, je serai libre !

Kyo connaissait la situation politique du continent. Loajess et Déalym entretenaient des relations tendues et la moindre erreur pouvait mener à la guerre entre les deux vieux ennemis d'antan. Des conflits liés aux territoires, principalement. Les souverains de Déalym avaient en commun de se révéler trop gourmands et ambitionnaient les terres ennemies. Opposés par leurs idéaux, Loajess n'approuvant guerre les manières jugées barbares de leurs voisins du Sud. Les deux Royaumes se partageaient donc jalousement le continent et la paix subsistait faiblement, telle une flamme continuellement entretenue qu'un souffle suffirait à éteindre. Karim 1er gagnait, à force de provocations, le mépris du second souverain.

La forêt de Farétal bordait la frontière qui s'étendait sur plusieurs centaines de kilomètres et le choix de Kyo de traverser sa surface dense ne manquait pas de pertinence. Il y avait réfléchi des heures durant entre les murs humides de Madélor et sa liberté, image fantasmée et personnifiée, se trouvait dans cette frontière. La franchir revenait à l'acquérir définitivement, Déalym ne remettrait jamais en question cette paix fragile pour l'audace impardonnable d'un criminel. Toute cette stratégie n'avait pas échappé au frère et à sa sœur qui se retenaient d'émettre tout jugement.

— Je t'y accompagne, avança Sheran, toujours sans affronter les yeux perçants de Kyo.

— Non, je le ferai !

En quelques mots, le pacte vola en éclats. Le frère et la sœur se défièrent du regard, et la scène parut presque ridicule aux yeux du fugitif qui réagit rapidement :

— Et si moi, je n'ai pas envie qu'on m'accompagne ?

Il me semble que c'est encore à moi de décider.

— La forêt est dangereuse et avec les soldats qui rodent, c'est encore pire ! s'exclama Abby, l'œil flamboyant.

Le médecin approuva silencieusement les propos de sa sœur, sans toutefois accepter qu'elle mène le criminel jusqu'à son but. Dans son esprit acéré, le baiser de la veille ne lui laissait aucun répit et il s'efforçait de n'y voir aucun lien avec sa brusque résolution. Voir la silhouette de Kyo s'évanouir de la nature sans aucune chance de recroiser sa route un jour lui parut soudain insupportable. Comme une chance avortée, un pan de son destin qui se brisait, un adieu prématuré qui emporterait avec lui tout espoir.

Justement, le danger, c'est à moi de le prendre. Je suis peut-être un assassin, mais c'est hors de question d'avoir leur mort sur la conscience !

— C'est hors de question ! scanda-t-il.

— Arrête de jouer aux imbéciles ! Je croyais que tu ne voulais pas mourir, alors fais tout ce que tu peux pour rester en vie, rugit Sheran, ses yeux épinglés brusquement à ceux de Kyo.

— Et toi, qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu ne tiens plus à la vie ?

— Je ne te laisserai pas faire.

— On ne te laissera pas faire, renchérit Abby, ses pieds plantés dans la terre dure.

Parce que vous croyez pouvoir m'en empêcher ?

L'ancien captif darda un regard provocateur sur ses deux hôtes, les défiant de se dresser sur sa route. Il ne ressemblait plus au blessé vulnérable de tantôt, mais à un être empli de ressources et qu'il fallait craindre à tout prix. Il ne représentait aucune menace directe pour la vie de ses hôtes, mais restait bien campé sur ses positions. Sheran se surprit à voir renaître la peur, à la voir s'épanouir au creux de son estomac. Il décela une modeste part de cette folie et vit ses propres résolutions s'égrener au contact de celles de Kyo. Il n'avait ni la force ni le courage d'en endurer les conséquences et son visage pâlit dangereusement.

— Si je pars cette nuit, je serai loin à l'heure où vous vous réveillerez.

Kyo capta le regard de Sheran et son cœur manqua un battement. Il lut dans ses orbes clairs comme de l'eau une supplique, tout ce que la fierté de cet homme l'empêchait d'admettre. Un éclat de peur pur qui le fit chanceler. Ce cri de cœur sonna en écho et Kyo se crut capturer dans la démence des émotions débridées de cet homme. Quelque chose les liait désormais et cela, même le hors-la-loi ne saurait l'ignorer. Il sentit, abruptement, toutes ses résolutions s'envoler entre les branches des conifères.

Comment je suis censé résister à ça, moi ?

— C'est dangereux, grinça-t-il, alors que la chaumière se dessinait au milieu des arbres.

— Arrête, on le sait, rétorqua Abby. Tu ne nous apprends rien.

L'ancien prisonnier se surprit à envisager très clairement cette possibilité. Sa survie reposait peut-être sur les épaules de ces deux individus, ces presque inconnus qui lui avaient sauvé la vie. D'ordinaire, il aurait refusé cette illusion de confiance mutuelle et il ignorait ce qui changeait, ce qui l'amenait à la frontière de l'abandon. Lui qui ne s'était jamais soucié de son comportement égoïste imaginait avec effroi la manière atroce dont ce jeu pouvait se retourner contre eux. Abby et Sheran, ses sauveurs inopinés... des victimes collatérales et malheureuses. Pourtant, il effleura la supplique dans le regard pur du blond et sa volonté vola en éclats.

— J'imagine que j'aurais besoin d'aide, abdiqua-t-il.

Abby pénétra dans la maison la tête haute et un sourire triomphant sur ses lèvres. Avant de lui emboiter le pas, son frère s'arrêta et souffla à l'oreille de son patient :

— Merci, Kyo.

Le dénommé sourit un court instant et sans que personne n'en soit témoin. Il ne subsistait qu'une interrogation : qui l'accompagnerait jusqu'à la frontière ?



Sur cette question, le chapitre prend fin :3

Abby et Sheran prennent une décision surprenante : accompagner Kyo jusqu'à la frontière. Reste à savoir lequel des deux quittera la maison pour ça !

Au prochain chapitre, la petite équipe sera au beau milieu des préparatifs et au bord du départ.

Un bisou sur vous <3

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