15.

Progressivement, la pression s'amoindrit. Chacun prit clairement conscience de ce qu'il s'était produit et de ce que cette douloureuse réalité comprenait. Une menace grandissante que rien ni personne ne saurait brider. L'urgence des derniers instants laissa place à une présence d'esprit dure et froide, à un vide sourd qui leur était bien pénible de combler.

Kyo avait lâché quelques mots au détour du souper. Il avait évoqué le projet de son départ. Un projet concret et non plus une perspective lointaine. Il y avait, dans l'attitude de tous, une tension, une sorte de non-dit qui les unissait, bien au-delà de ce départ qui se voulait précipité. Abby n'avait pas manqué de le contredire, de repousser l'éventualité pourtant indéniable. Malgré tout, sa voix perdait en assurance et apportait même sa part de doutes. Ses convictions s'écroulaient et elle avait compris, sans vraiment l'admettre qu'il lui faudrait accepter le choix du fugitif avant le sien. Il lui faudrait le laisser les abandonner à son tour.

Sheran, fidèle à lui-même, feignait avec bien plus de succès cette cruelle indifférence. Ses traits anguleux, taillés à la serpe, demeurèrent impassibles. Il avait l'air d'un salaud et Kyo s'en fit la réflexion à observer à la dérobée le visage ferme, inexpressif, comme si l'homme se moquait pas mal de ce qui adviendrait de lui. En vérité, le médecin sombrait doucement dans la quiétude féroce de ses interrogations.

Bien vite, lasse de ce silence, Abby s'était levée, avait souhaité bonne nuit aux deux garçons, et s'était enfermée dans sa chambre. Sheran la soupçonnait de mal supporter ce qu'il s'était produit quelques heures plus tôt. Pas tant la venue des soldats, mais bel et bien ce que leur passage engendrait comme conséquences. Aussi secrète que son frère pouvait l'être, la jeune femme avait tu ce qui pouvait encore la rendre vulnérable et s'ils avaient une manière bien différente de l'exprimer, Sheran ne pouvait que comprendre ce besoin de se protéger.

Installés devant la cheminée, Kyo et lui observaient en silence les flammes qui léchaient les bûches jusqu'à les consumer. Un spectacle fascinant aux allures hypnotiques auquel ni l'un ni l'autre ne parvenait à se soustraire.

Bien que ses forces grandissent d'heure en heure, le blessé se sentait fatiguer à la lueur spectrale de la cheminée. Il ignorait s'il s'acclimatait à la douleur, si c'était davantage elle qui se faisait moins vicieuse ou si cette souffrance se voulait quotidienne et qu'il n'en ressentait, de ce fait, que la morsure habituelle. Kyo tentait de faire l'impasse sur les idées interdites que lui soufflait leur proximité. L'atmosphère nocturne alliée à la chaleur agréable et aux craquements des bûches dans l'âtre et embrasait ses sens. Kyo se tint au silence imposé, sagement.

— Tu pars quand ?

Tout dépend jusqu'à quand vous pouvez me supporter.

— Aucune idée. Le plus tôt sera le mieux pour tout le monde, j'imagine. Il me faut aussi l'avis du médecin, non ? J'ai l'autorisation de foutre le camp ?

— Tu cicatrises vite et bien.

Rectification : jusqu'à ce qu'ils me jettent dehors.

Sheran se réalisa l'étendue de sa maladresse avec un temps de retard. La grimace de l'ancien prisonnier lui mit la puce à l'oreille et il reporta rapidement son attention sur la cheminée. Incapable de soutenir le regard de son homologue, il préféra encore une fois le déni au courage.

— Désolé, ce n'est pas....

— Bien sûr que c'était ce que tu voulais dire, le coupa Kyo.

Son visage glabre, qu'on aurait pu qualifier d'innocent s'il n'avait pas cet air provocateur déposé sur ses traits, se fendit d'un rictus désabusé. Un rictus doux-amer.

— J'aurais pu crever, mais je suis toujours en vie ! Et ça change quoi ? J'ai eu droit à une échéance de plus. Où que j'aille, quoi que je fasse, y'aura toujours des gars pour me coller au train. Je ne m'apitoie pas sur mon sort et s'il faut repousser chaque jour l'échéance de ma mort, je le ferai sans hésiter, quel que soit le sacrifice. La mort, elle arrivera bien assez vite.

Même s'il y a un médecin pas loin pour me sauver les fesses à chaque coup.

La voix de Kyo ne s'éleva pas au-delà du chuchotement, mais l'intention y transpira. Il sentait son hôte fébrile, comme si son caractère plus réservé s'éteignait une fois la nuit tombée. Comme si les couleurs chatoyantes éveillaient en lui une soudaine envie de communiquer, de se confier.

— Je suis désolé, K.

— Je ne m'appelle pas K., Sheran, rectifia l'intéressé, insistant volontairement sur le nom de son interlocuteur.

Le silence devint irraisonné, assourdissant. Les mains crispées sur l'accoudoir, le blond semblait attendre son jugement, plus tendu que jamais. Son regard clair s'hasarda même jusqu'à celui de l'ancien aliéné qui soutint le contact visuel. Un ange passa.

Un ange, et puis quoi encore ?

Kyo étouffa cette sensation, ce contact imaginé qui les lia. L'intensité de ce regard brûlant et se sentir aussi proche de la peur de Sheran, de ses émotions toujours décuplées qu'il ne parvenait plus à résorber. Le criminel prononça alors, détachant chaque syllabe avec l'importance qui leur était conférée :

— Je m'appelle Kyo.

— Comment ?

Ma langue a fourché, oublie juste ce que je viens de dire !

— Ne fais pas l'idiot, tu as très bien entendu.

Sheran pinça ses lèvres avant de ravaler un ricanement. Le véritable nom de cet étrange invité n'avait rien en commun avec tout ce qu'il avait bien pu imaginer. Une légende qui s'écroulait dans une fébrile légèreté. Le mythe s'effondrait.

— Te moque pas, j'suis pas responsable de mon prénom.

— Je t'imagine avec un prénom plus...

— Plus quoi ?

Le médecin chercha le mot juste, celui qui expliciterait sa pensée sans trop froisser celui qu'il imaginait plus que frileux à ce sujet. Sa bouche se tordit en un rictus étrange, très proche du sourire. Un demi-sourire. Il se retenait de rire, pourtant, un rire qui aurait fait disparaître cette tension impossible qui l'acculait.

— Un prénom de méchant ? Le prénom d'un homme viril ou une des conneries du genre ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit, contra immédiatement Sheran.

Cette conversation n'a aucun sens.

— Tu ne serais pas le premier à le penser. Et puis, c'est ce que je voulais lorsque j'ai créé le personnage de K. K. fonctionnait mieux que Kyo dans le rôle du méchant, de l'assassin.

Le ton badin du fugitif contrastait étrangement avec l'aspect, bien plus grave, de ses propos. Un paradoxe marquant doublé de la sensation d'en avoir trop dit. Sheran demeura ainsi, figé, une saveur amère sur les lèvres comme s'il avait lui-même prononcé ces paroles.

— Et maintenant ? Je dois t'appeler comment ? K. comme l'assassin ou Kyo comme...

— Ou Kyo comme l'homme ? s'enquit le concerné, après avoir péniblement dégluti.

Comme celui qu'on a tenté de détruire ?

L'atmosphère changea une nouvelle fois, gagnant une profondeur jugée indécente. La chaleur demeurait, celle de l'âtre ou celle que leurs corps imprimaient pour en appeler à une proximité qu'ils s'interdisaient tous deux. Pourquoi ? Pour les raisons que leur conscience taisait par cette même occasion. La nuit avait sur eux cet effet-là.

— Tu préfères Kyo ou K. ? demanda encore Sheran, envieux de faire disparaître ce silence, quitte à se défaire de sa retenue habituelle.

— Toi, dis-moi d'abord ce que tu préfères ?

Le criminel avait abandonné ses remarques torves et son humour déplacé, mais, en conséquence, il évitait tout contact visuel. Son sempiternel sarcasme sommeillait dans la chambre ou même dans l'ombre immobile de sa cellule. Dans cet endroit maudit. Il ne l'abandonnait pas tellement, mais acceptait de se radoucir à ce contact privilégié.

— Kyo. Tu n'es plus l'assassin ici, alors ce sera Kyo, avança le blond, la voix rendue plus rauque encore que l'ordinaire.

— Alors ça sera Kyo ! abdiqua ce dernier.

Il affronta enfin le regard de Sheran, il en ressentit la brûlure et abandonna ses réserves. Comme pour signer cet accord, comme pour les lier tous deux à cette promesse, l'ancien prisonnier scella ses lèvres à celles de Sheran. De ce geste brusque, dicté par l'envie, il captura ce secret à la bouche de l'homme.  

Coucou ? :)

Ce chapitre est très important dans le roman. Kyo avoue son véritable prénom à Sheran et... la fin en fait un chapitre essentiel !

Le prochain chapitre un chouïa plus long et Abby sera à nouveau présente. D'ailleurs, que pensez-vous de son personnage ? 

Belle fin de semaine à vous ~


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