14.
L'expression joviale d'Abby suffit à duper les soldats. Ceux-ci se montraient d'une amabilité presque trop marquée pour être parfaitement désintéressée. Jouant son rôle à la perfection, la jeune femme avait accepté la requête des deux hommes lorsqu'ils lui avaient demandé de faire le tour de la propriété. Ses émotions inventées de toute pièce, l'incompréhension, le doute, le stress faisaient d'elle un honnête sujet de Déalym.
Elle les accompagna dans la fouille méticuleuse de son domicile, arborant cet air serviable, un brin désarçonné par cette visite surprise. Elle savait qu'il s'agissait de ce qui était attendu d'elle en pareil cas et elle se prêtait au jeu sans éveiller la moindre suspicion auprès des deux soldats. Ils traversèrent plusieurs pièces, vérifiant dans chaque recoin, guettant les détails pour en extraire les secrets. Eux aussi jouaient leur rôle à merveille. L'un d'eux s'hasarda à demander, une fois parvenu à la chambre occupée par Kyo :
— Vous avez trois chambres ?
— Oui, je vis avec mes deux frères, Sheran et Jordan. Ils sont tous les deux médecins et font le tour des fermes ou des villes les plus proches presque tous les jours. Ce sont des braves garçons, vous savez. Ils viennent tout juste de partir et je n'ai pas eu le temps de ranger leurs assiettes ou de faire leurs lits. Je suis plus appliquée en général et c'est moi qui m'occupe de tout ici. Vous savez comment sont les hommes, on ne peut pas compter sur eux pour laisser la maison en ordre. Sans moi, je ne sais pas ce qu'ils deviendraient !
Elle arbora un sourire resplendissant une fois être parvenue au terme de son monologue. Elle s'efforçait d'ajouter une touche de vérité dans son récit et, surtout, d'aller dans leurs sens, de les attendrir. Le plus grand, un gringalet aux sourcils broussailleux et au nez fort, loucha sur son décolleté et elle faillit de lui faire regretter cet instant de déconcentration. Elle n'aurait pas manqué de s'en charger si elle ne remplissait pas à merveille son rôle de femme pliée aux quatre volontés de ses frères.
Après avoir fait l'inventaire méthodique des chambres sans rien percevoir d'étrange, ils s'engouffrèrent dans le couloir menant à la salle à manger et Abby les guida lentement vers la sortie. Soudain, le second soldat se tourna avant de remarquer la porte discrète incrustée dans le mur qui délivrait l'accès à une petite pièce. La pièce où son frère et le prisonnier se terraient depuis de longues minutes.
— Hé ! Y'a quoi derrière cette porte ?
Le cœur de la jeune femme manqua un bond. Nerveusement, elle passa sa main dans ses cheveux rassemblés sur son épaule en une natte irrégulière. Tout s'accéléra et la pression qu'elle avait ressentie jusque-là enfla jusqu'à atteindre des proportions inhumaines. Malgré l'urgence des regards impérieux figés sur elle, Abby ravala les émotions qui l'assaillaient et fit usage de son cerveau, croisant les idées pour en tirer les plus justes. Sa voix claire s'éleva, en totale contradiction avec son caractère enflammée :
— C'était l'ancien local de notre père. Il est mort il y a quelques années d'une pneumonie et on... n'a pas eu le... courage d'y retourner. La porte est condamnée depuis son décès. C'était l'endroit où il confectionnait ses médicaments. C'était un grand médecin, et généreux avec ça. Un bon sujet pour sa Majesté. Nous n'y avons jamais remis les pieds depuis sa... disparition. Pardonnez-moi, je n'ai jamais réussi à faire mon deuil et... et c'est encore douloureux d'y songer.
Abby remercia ses talents de comédienne pour l'expression de tristesse qui altérait ses traits. Des larmes débordaient de ses grands yeux bordés de cils alors qu'elle n'avait plus pleuré depuis bien longtemps. Une main tremblante passa sur sa bouche comme pour réfréner un sanglot. Les deux hommes échangèrent un regard, puis l'un d'eux lâcha la clenche malmenée pour présenter ses condoléances à Abby.
— Vous n'avez pas vu le fugitif, par hasard ?
— Non, je n'en avais même pas entendu parler. Je ne sais même pas à quoi il ressemble, votre fugitif. Vous savez, ici, les actualités ne nous parviennent rarement. Mes frères apprennent les plus importantes chez les voisins, mais on reste souvent à l'écart des grandes villes.
— C'est bien dommage, pour une belle femme comme vous.
L'intéressée ravala son dégoût. Elle se répugna de la remarque autant que du sourire goguenard de ce grossier personnage.
— On ne va pas vous gêner plus longtemps. Si vous apprenez quelque chose, venez à Madélor nous en faire par immédiatement. Personne ne sera en sécurité tant que cet assassin sera en vie, lança l'autre, avec cet aplomb caractéristique de son emploi.
— Évidemment, vous pouvez compter sur notre entier soutien. Je préviendrai mes frères dès leur retour et je peux faire des rondes dans le coin si ça peut vous être utile.
Abby cachait de mauvaise grâce la colère qui montait en elle. Son caractère enflammé la poussait à une réaction survoltée qu'elle tempéra comme elle soufflait sur la braise rougeoyante qui brûlait dans la cheminée les soirs d'hiver. Quelques coups lui auraient suffi pour mettre hors d'état de nuire les êtres qui l'indisposaient. Avoir conscience de la supériorité dont elle pourrait se targuer la calmer d'une certaine manière et l'empêcha de se trahir. Le plus âgé des deux gardes s'adressa encore à elle, juste avant de quitter la maisonnée :
— On repassera certainement pour s'assurer que tout va bien et s'il n'y a pas de problème. Faites attention à vous d'ici là !
Et ils claquèrent la porte derrière eux. La jeune femme perçut nettement la manière dont la tension la déserta. Elle ferma les yeux et reprit ses esprits. Ils étaient partis et son petit manège avait porté ses fruits, elle peinait encore à en être certaine. Une poignée de secondes s'effila durant laquelle elle s'attendit à les voir réapparaître, toute arme dehors. Elle se pencha et souleva le rideau. Les deux soldats disparaissaient à l'arrière du sentier.
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Kyo perçut nettement le silence interminable, suivi des paroles précipitées étouffées par la porte. Son rythme cardiaque s'accéléra au point d'en devenir douloureux. Sa main autrefois plaquée contre la bouche de Sheran empoigna le col de sa chemise. Il serra le bout de tissu dans sa main avec férocité, les muscles tendus à l'extrême.
Putain, s'ils captent quoi que ce soit, je suis foutu.
Pourtant, les pas s'éloignèrent progressivement ainsi que les bribes de conversations audibles. Le médecin déglutit péniblement, conscient de cette impuissance qui lui faisait horreur. Ils restèrent encore près d'une minute ainsi, incapables du moindre mouvement et tiraillés par l'angoisse qui fourmillait toujours. Des bribes, des échos, qui leur rongeaient les entrailles.
— C'est fini ? souffla Sheran, au creux du silence.
— Chut.
Ils étaient proches et si cette soudaine proximité troublait très visiblement le blond, elle leur paraissait moins irréelle, moins inacceptable. Le souffle de Kyo heurtait le visage de Sheran qui retenait la sienne jusqu'à vider entièrement ses poumons. Cette proximité le troublait, elle le troublait bien trop pour ne pas l'affoler davantage.
Pitié, faites que ça soit terminé !
La clenche bougea dans un son qui les glaça et la personne derrière la porte actionna le système complexe d'ouverture. L'issue dévoila Abby, décoiffée et à bout de souffle, mais soulagée et presque triomphante. Elle sourit légèrement et une lueur de malice éclaira ses prunelles à la vue des deux garçons terriblement proches. La terreur s'était définitivement éteinte et la jeune femme en représentait la preuve vivante.
— Hé, les gars ! Moi, je fais le sale boulot et vous, pendant ce temps, vous en profitez. Faut pas vous gêner !
C'est pas comme si on avait eu l'occasion.
Les joues de Sheran prirent se teintèrent d'un rouge discret. Encore accroupis et en position de faiblesse, les deux hommes attendaient le verdict, pendus aux lèvres d'Abby.
— Alors ? C'est bon ? s'enquit Kyo, d'une voix pressée.
— Ouais, ils sont sortis. Tu n'es pas passé loin, toi, mais il faut croire que la gent féminine est leur point faible. J'ai bien failli leur faire...
Elle suspendit son geste lorsque Kyo passa un bras autour du cou de Sheran et le pressa contre lui dans une étreinte plus fraternelle que sensuelle. Ce fut en tout cas ce que le blond se répéta alors qu'il percevait la finesse du torse du hors-la-loi contre son visage. . Cette étreinte virile ne transpirait pas la tendresse, mais le geste se suffisait à lui-même. Sheran respirait fort et l'écho du cœur du patient résonnait à ses oreilles. Le dos courbé, il demeura immobile, figé par la surprise, jusqu'à ce que Kyo ne le libère du joug de son bras. Il aurait pu s'en défaire lui-même, le fugitif en avait conscience, et savoura l'idée qu'il ne s'était soustrait de son plein gré. Abby rit face à cet élan d'affection peu convaincant et face à la réaction disproportionnée de son aîné. Le médecin n'avait pas été entraîné à répondre à ce type de situations inattendues et son air rude, imperméable, se fissurait pour laisser entrevoir une émotion brute et lancinante.
Il n'y avait aucune arrière-pensée dans son geste, aucune volonté de faire tomber les barrières que s'imposait Sheran. Il se persuada de sa propre indifférence et attribua ce geste spontané au bonheur de se savoir toujours en vie. Cela couplé à la pression qui le quittait tout juste, le déboire de ses sentiments faisait naître ce geste. Un geste qu'il accompagna d'une parole qu'il adressa aux deux êtres à qui il se savait redevable :
— Merci à tous les deux.
Un nouveau sursis, faut croire que j'ai une bonne étoile.
Un petit PDV Abby pour changer un peu. Elle s'en sort à merveille face aux soldats, Kyo lui doit une fière chandelle. (Sheran aussi, d'ailleurs)
Le prochain chapitre sera plus calme, la pression redescend doucement pour toute la petite équipe. Attention : petit rapprochement en vue pour Kyo et Sheran !
Un gros bisous sur vos p'tites têtes ~
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