13.
Le lendemain, Sheran avait donné l'autorisation à Kyo de quitter la chambre et de prendre le déjeuner en compagnie de ses hôtes. Si la nouvelle l'avait d'abord empli de satisfaction, le silence solide qui régnait alors qu'il mangeait sans un mot leur bol de soupe le lui fit amèrement regretter.
Malgré la gêne instaurée, Kyo se surprenait à profiter de la promesse subtile de ce silence. À Madélor, le calme se résumait aux quelques heures durant lesquels les criminels tâchaient de trouver le repos. Même le silence avait un goût moins âpre ici-bas.
Et encore ! Y'en avait toujours pour gueuler !
Il dégustait le repas que son médecin avait concocté. Kyo, qui avait pour habitude de tendre l'oreille, avait bien vite compris comment les choses fonctionnaient au sein de cette famille atypique. Abby et Sheran se répartissaient les tâches et semblaient avoir trouvé un compromis équitable. L'homme préférait rester dans l'enceinte sécuritaire de la demeure et ne s'aventurait hors de celle-ci uniquement dans le but de récolter ses précieuses plantes médicinales et de livrer quelques consultations dans les fermes alentours. Ils vivaient de cela et des peaux de bêtes vendus par sa sœur. Celle-ci, aux antipodes de son aîné, passait le plus clair de son temps à l'extérieur. Tantôt avec pour objectif de ramener la nourriture nécessaire à leur survie, tantôt pour le simple bonheur de s'ébattre dans la nature sauvage et intacte de Farétal.
Kyo ferma les yeux un court instant, profitant une nouvelle fois de ce silence bienfaiteur. La douceur de la chaumière le rassurait et il se fit une réflexion saugrenue. Peut-être parviendrait-il à accepter ce quotidien, à en goûter les joies modestes et le bonheur simple ? Il n'avait jamais connu une pareille sérénité et taisait son intuition qui lui murmurait au creux de l'oreille que le calme ne durait jamais vraiment.
— Hé ! Reste avec nous ! Sheran, qu'est-ce que t'as foutu ?
La jeune femme s'excitait déjà sur sa chaise et secouait sans ménagement l'épaule valide de Kyo.
Qui a parlé de silence ?
— J'suis encore en vie, protesta-t-il, bien faiblement face aux exclamations d'Abby. Et encore parmi vous.
— Tu peux rester autant que tu veux, K., assura-t-elle, satisfaite de le voir s'agiter à nouveau.
Son frère ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Sa soudaine hospitalité n'avait rien de rationnel et il mourait d'envie de raisonner sa sœur une bonne fois pour toutes. Son comportement était dicté, depuis le jour où le hors-la-loi avait mis les pieds dans sa demeure, par le danger, le devoir et un soupçon de pitié. Une nouvelle fois bien lointaine à la logique singulière dont faisait preuve la jeune femme.
— Fais gaffe, Abby, j'pourrais te prendre au mot et pas sûr que ton frère chéri apprécie.
Le frère chéri en question fusilla Kyo d'une œillade courroucée, sa cuillère atterrissant dans son bol de soupe dans un remous qui moucheta la table de fines gouttelettes. Il repoussa une mèche blonde derrière son épaule, affrontant un bref instant le provocateur du regard. Il sut qu'il venait de gagner et ces victoires additionnées perdaient de leur valeur. Ce qu'il aimait, c'était voir le calme et le sérieux de cet homme se fissurer et voir apparaître, de l'autre côté de ce masque de plâtre, les vestiges désordonnés de ses émotions.
— Mais non, voyons, mon frère chéri ne va...
— Abby, gronda Sheran.
Attention, le chaton sort ses griffes !
Soudain, trois coups furent portés à la porte. Trois coups secs qui marquèrent le terme de cette conversation. Le cœur du criminel fit un bon dans sa poitrine. Il en oublia tout son badinage et récupéra sans plus attendre les réflexes de prédateur qu'il avait aiguisés au fil des ans. Il lui suffit d'un regard circulaire pour distinguer la peur hideuse déposée sur les traits de Sheran et la crispation du corps de sa petite sœur.
— Les soldats ? s'enquit immédiatement le blond, de cette voix rauque, étouffée par sa gorge nouée.
— Ça ne peut qu'être que ça, personne ne vient jamais ici, chuchota la jeune femme.
Putain, je suis dans la merde, là !
— On les descend ? demanda Kyo, sans une once d'hésitation.
— Hors de question ! siffla le médecin, sévèrement.
Abby serra les poings, campée sur ses jambes musclées et prête à l'action. Elle réfléchissait à toute allure et, visiblement, les deux hommes attendaient son verdict. La pression s'accumulait et elle sut qu'elle n'aurait pas droit à l'erreur. Dans l'incertitude de l'instant, elle venait d'endosser le rôle de la pièce maîtresse et comptait bien en assumer toute la responsabilité.
— Nous sommes des gardes de Madélor, ouvrez immédiatement !
Le fugitif se leva d'un bond et se rattrapa à la table dans une grimace. Il croisa le regard égaré de Sheran, sans doute le moins familier d'une telle pression. Déjà, Abby décelait la faille et en imaginait la solution. Elle ordonna, de cette voix ferme qui ne souffrait ni contradiction ni négociation :
— Vous deux, ne restez pas planter là. Filez à l'arrière et vite !
Le médecin sut directement à quoi elle faisait allusion. À l'arrière de la demeure avait été aménagé un endroit où il pouvait concocter ses médicaments. Il s'agissait du lieu le plus sûr de la maison et il se maudit de ne pas y avoir songé avant. Il enroula ses doigts autour du poignet de Kyo et l'entraîna à sa suite. Il soutint son corps encore faible et, après un dernier regard derrière son épaule, il abandonna sa sœur aux mains des soldats. Ils traversèrent la pièce et débouchèrent sur le couloir. Loin de ces couloirs interminables, ceux que Kyo avait connus à Madélor, celui-ci ne s'ouvrait que sur quelques portes. Sheran déverrouilla l'une d'entre elles, celle dont le patient ignorait le contenu, le tout dans une coordination de gestes empreints d'une solide urgence. Le blond claqua la porte derrière lui, la ferma à double tour et laissa le criminel se couler contre sa surface dure dans un soupir las.
— Y'a pas moyen de sortir par un autre endroit ?
— Non, cette porte est la seule.
C'est quoi cette maison mal foutue ?
Le géant exhala un profond soupir à son tour et apporta une attention particulière aux sons produits. Il craignait que les soldats perçoivent la moindre de ses inspirations et même les battements endiablés de son cœur. Il avait peur. Non, il se consumait de peur aux côtés de cet homme qui avait connu bien plus terrifiant que cette chasse à l'homme.
— Y'a des chances pour qu'ils viennent jusqu'ici ?
— S'ils font le tour de la maison, oui.
— Putain ! Quelle poisse !
Kyo enfouit son visage entre ses mains et entreprit de tirer sans ménagement ses mèches noires et désordonnées. Une peur palpable s'insinua dans son organisme, plus violente encore que celle ressentie par Sheran. Il envisagea pour la deuxième fois de son existence l'immense possibilité de perdre la vie.
— S'ils te trouvent, on mourra aussi ? demanda Sheran, d'une voix blanche.
— Nan, mais y'a fort à parier qu'ils vous envoient à ma place à Madélor. Une histoire de complicité.
Le médecin s'abandonna à ses côtés, le dos pressé contre la porte en bois. Sa stature solide souffrit une perte soudaine de son équilibre. Le décor se déforma et il perçut, en bon spécialiste, les premiers signaux d'un malaise. Sa tête roula en arrière et heurta la surface lisse dans un bruit sourd. Il ferma les yeux et implora les dieux de leur venir en aide.
— Tu plaideras la menace. Tu raconteras que tu n'avais pas le choix, que je te menaçais même à l'article de la mort. Deux ou trois larmes et tu écoperas d'une peine minimale. Moi, je serais plus là pour te contredire, tu pourras dire ce qui te chante !
Sheran secoua la tête. Comment pouvait-on se moquer de la sorte de sa propre mort ? Le seul fait d'y penser lui donnait la nausée et cet homme parvenait à en rire, à plaisanter à ce sujet ? Le blond ignorait que le sarcasme et l'humour figuraient parmi les armes favorites de cet homme, un moyen efficace de se défendre... et de masquer les faiblesses.
— Il est toujours temps d'aller me servir sur un plateau aux soldats, ils doivent attendre que ça.
— Ma sœur me tuerait.
Ils échangèrent un regard volé par la menace. Kyo se sentit mourir à nouveau. La blessure de son épaule n'en était pas l'unique responsable, mais même l'odeur entêtante des plantes médicinales ne parvenait pas à le soulager de cette peur viscérale. Il n'était guère plus qu'un être meurtri, qu'une âme pervertie, qu'un cœur encore intact qu'il tentait, par tous les moyens, de tirer de sa prison de chairs et d'os. Ainsi, l'homme égaré pouvait percevoir les battements réguliers, les plaintes affreuses, les sempiternelles suppliques, de son cœur en cage.
— Et je t'ai donné ma parole, articula doucement Sheran.
— En général, les gens rompent vite leurs promesses quand ils sont en danger.
— Les autres, oui. Moi, non, affirma-t-il, de sa voix cassante de convictions.
Des paroles retentirent de l'autre côté de la porte et brisèrent cette quiétude éphémère ainsi que le silence qui venait tout juste de s'installer :
— Hé ! Y'a quoi derrière cette porte ?
Le cœur de Kyo manqua un battement et Sheran ne put entraver l'exclamation de surprise qui franchit ses lèvres. Fort heureusement, la main de son homologue trouva le chemin de sa bouche et il plaqua ses doigts contre celle-ci, étouffant le son à sa naissance.
Putain, c'est pas le moment de se la jouer bavard, Sheran !
Le regard noir de l'hors-la-loi résuma à lui seul toutes les pensées assassinent qui traversèrent son esprit. Le silence investit leur monde et le temps se suspendit. L'affreux grincement de la clenche battant dans le vide résonna en écho dans la petite pièce. Le soldat de l'autre côté sembla s'acharner sur la serrure close, les sons aigus s'élevant au même rythme que les battements des cœurs des hommes. La porte gémissait, sur le poids de céder.
On est dans la merde.
L'étau se resserre !
Eh oui, Kyo est toujours recherché et si la forêt est vaste, il fallait bien que les soldats finissent par arriver ici.
Le prochain chapitre sera du point de vue d'Abby qui essaie, tant bien de mal, de s'en sortir et d'éloigner la menaces.
Je vous embrasse <3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top