12.

Ensemble, les deux hommes franchirent le seuil de la demeure. Les pas incertains de Kyo le guidèrent jusqu'à goûter enfin à la caresse de cette nature grouillante de vie. Il refusa de l'admettre, mais l'aide et l'appui de Sheran lui avaient été indispensables.

Dehors, la hauteur du soleil avait commencé à décliner. L'astre disparaîtrait bientôt derrière la cime vertigineuse des arbres et se parerait de ses couleurs vespérales. Découpant le ciel, les conifères se dressaient jusqu'à saturer le paysage et créer un repère accueillant pour le soleil. L'étoile pourrait s'y reposer quelques heures, avant que l'appel de l'aube déchire la pénombre et délasse le monde endormi de son étreinte. Le cortège de nuances vermeilles cueillit Kyo dans un instant de contemplation. Il suspendit sa marche et admira le spectacle unique dont la nature faisait de lui l'un des seuls témoins. Privilégié par cette démonstration de splendeur, il détailla chaque couleur appliquée, éphémère, mais grandiose.

— Wow, souffla-t-il.

J'pensais pas que ça pouvait être aussi beau.

Le fugitif sentait à peine l'épaule du médecin qui soutenait la sienne, trop obnubilé par la magnificence du paysage. Il en oublia la douleur de sa plaie et la faiblesse de son corps, ému de cueillir cet instant et d'en savourer l'importance bien trop souvent sous-estimée.

— Tu devrais t'asseoir, intervint Sheran, conscient plus que jamais du fardeau qu'il supportait.

— Ouais, t'as raison.

Belle manière de me faire comprendre que je suis pas léger.

Kyo s'affala au sol et se laissa choir sans grâce sur l'herbe fraîche qui bordait le cottage. Ils se situaient à quelques pas seulement de la porte, mais le fugitif avait le sentiment de se tenir au seuil d'un nouveau monde. Un monde vierge, pur, qu'aucun homme n'avait souillé de sa présence. Il s'empressa de repousser l'idée de sa conscience, cette voix nasillarde qui souligna qu'il suffirait d'un être tel que lui pour détruire la perfection d'un pareil endroit.

C'est clair que j'y ai fait une croix depuis longtemps moi, sur le paradis !

Kyo inspira profondément cette senteur boisée, fruitée, sauvage. Ce monde, il l'imaginait à l'image de sa liberté : idéalisée, mais d'une douceur sans nulle pareille. Une échappatoire qui permettrait à son âme impure de connaître le repos et de s'élever plus haut encore que l'esprit de tous les sages. Une liberté qui lui rendrait peut-être un don tout aussi précieux. Son humanité.

Kyo cligna des yeux. Il se sentait bien mieux. Il se sentait ressourcé maintenant qu'il avait goûté à ce dont on l'avait privé et n'était pas tout à fait certain de supporter d'en être séparé à nouveau. Le soleil le narguait de sa face ronde et pleine, comme pour l'inciter à sourire à cette chance nouvelle qui lui était offerte. Un poids s'envola de ses épaules, à moins que ce fût son cœur qui se soulagea de ce lourd fardeau. Un sourire fleurit à ses lèvres jusqu'à effacer l'air sombre qui altérait ses traits, sa morosité, son cynisme et les gouttes de sang qui souillaient son âme depuis bien des années. Il y avait bien aussi longtemps qu'il n'avait pas eu un rictus aussi spontané, aussi vrai. Il souffla :

— Merci.

— Pourquoi ? s'enquit Sheran, automatiquement sur la défensive.

— Pour tout.

Laissant le calme planer comme un irrésistible suspens, Kyo rassembla ses idées avec sobriété avant de reprendre, d'une voix moins frémissante d'émotions :

— Pour m'avoir évité de mourir, pour ne pas m'avoir balancé aux chasseurs de prime et pour m'héberger. Pour tout, quoi !

Et pour avoir cédé à mon caprice.

Sheran papillonna des yeux, pris de court par ces remerciements pour le moins inattendus. Sa contenance s'en voyait sérieusement entamée et il cherchait l'inspiration dans ses mains posées sur ses genoux et qu'il tordait avec une certaine nervosité.

— Pas de quoi, mais c'est Abby que tu devrais remercier.

— Ouais, je sais. Je compte sur toi pour lui passer le message.

— Fais-le toi-même.

Avisant le durcissement caractéristique de la mâchoire de Kyo, Sheran se reprit, avec un certain empressement :

— Ça lui fera plaisir.

Un rictus ourla les lèvres fines de Kyo qui ramena ses jambes en tailleur. Les vertiges l'avaient quitté et il se sentait bien mieux. Les portes du sommeil menaçaient toujours, mais il était encore capable de les repousser jusqu'au seuil de sa conscience. Pour l'heure, il était de taille à défendre son amour-propre et même à empiéter sur le territoire de son interlocuteur. Son regard plongea dans celui de Sheran, imposant sa présence de toutes les manières possibles.

— J'ai pensé à aller chercher les soldats, avoua le médecin, après s'être soustrait à ce contact visuel impérieux.

— Ah ouais ?

Étrangement, ça m'étonne pas du tout !

— Et qu'est-ce qui t'a dissuadé ? s'enquit Kyo, les yeux plissés par la suspicion, son sourire toujours provocateur sur ses lèvres.

— Ma sœur.

Un court silence s'installa alors qu'un rictus plus ironique s'inscrivait sur les lèvres du criminel. Il tut l'envie folle, incontrôlable, que lui soufflait la violence. Il se perdit dans sa contemplation et cessa de s'appesantir sur les dégâts irréparables de ses actes sur son être le plus profond. Il calma les ardeurs qui l'avaient saisi et captura les lueurs sanguines du crépuscule. Elles lui rappelaient l'hémoglobine, et pas uniquement la sienne.

— Et qu'est-ce que tu feras quand ils viendront ici ? Tu me serviras sur un plateau d'argent avec un grand sourire ?

Sheran pâlit avant de déglutit. Il se recomposa une expression qu'il espéra insondable. La tourmente s'éprenait malgré lui de ses traits. Un conflit intérieur, une querelle à laquelle il ne trouvait pas le dernier mot. Son propre silence représentait pourtant, et malgré lui, une forme négative de réponse. Sans prononcer la moindre parole compromettante, sans exécuter le moindre geste, il venait de se trahir.

Eh bien, j'ai du souci à me faire !

Ce dernier ne se défit pas de sa tranquille assurance tandis qu'il rétorquait, sans se départir de son sarcasme :

— N'importe qui ferait pareil, j'imagine, vu la carotte qu'il y a au bout. Un bon petit pactole. J'en connais qui tueraient père et mère pour décocher la récompense.

L'amertume de sa voix offrait un contraste saisissant avec cette malice provocatrice que Sheran avait appris à connaître, mais pas à apprivoiser. Encore une fois, il ravala la douleur qui lui vrillait l'épaule, mais une lueur de souffrance anima ses orbes sombres. Le regard averti du médecin remarqua cette maigre altération sur les traits fins de son visage et saisit l'occasion de mettre un terme définitif à la conversation :

— On devrait rentrer maintenant.

— Non, répondit sèchement Kyo. Pas question !

— K., c'est inutile de...

— Pas tant que tu n'auras pas répondu à ma question. C'est même pas la peine de changer de sujet, je m'en fous de mon épaule si tu veux savoir. Réponds et je te suivrai bien sagement.

Les paroles autant que le ton du criminel avaient pris des allures brutales, dures, sans doute injustes. La bouche de son homologue s'assécha et il perdit le contrôle de ses pensées. Il haïssait cette sensation d'improvisation, surtout lorsqu'elle concernait sa vie entière. Une sueur froide recouvrit son front. Qui savait de quoi était capable cet homme ? Sheran regretta amèrement de ne pas s'être armé, de ne pas avoir caché une arme à l'intérieur de sa botte. Son visage desservit ce capharnaüm d'émotions sans que Kyo ne parvienne à les décoder, une à une. Il ne comprit que la violence de ses sentiments et ne s'en émut pas. Il s'apprêtait à poursuivre, impitoyable, lorsque le médecin le devança :

— Aucun soldat ne vient jamais jusqu'ici.

— Vous êtes à quelques kilomètres seulement de Madélor. Je suis étonné qu'il ne soit pas déjà là. Ils vont ratisser toute la forêt s'il le faut et même plusieurs fois, ils finiront par se pointer ici et j'espère bien être loin lorsque ça arrivera, rétorqua Kyo. Réponds à ma question.

Tu m'auras pas avec une pirouette et une excuse à la con.

Le timbre de sa voix s'adoucit à peine. Il peinait à ne pas abandonner cette lutte vaine pour poursuivre sa contemplation. Sheran ne demandait pas mieux, mais il y avait plus urgent que ce moment précieux suspendu dans les arcanes du temps. Dans un cri muet, une flèche ensanglantée traversait l'apogée cette lente agonie. Le crépuscule vivait ses derniers instants et le soleil taquinait la terre, prêt à communier avec elle et à disparaître dans son refuge.

— Ma sœur ne me laissera pas faire, articula Sheran.

— Si tu le veux vraiment, ta sœur ne sera pas un problème et je te pose la question à toi ! Je me moque de ta sœur, c'est ce que tu vas faire ou ne pas faire qui m'intéresse, rien d'autre !

J'ai bien compris qu'Abby n'est pas une menace.

Le mutisme du médecin encouragea son vis-à-vis à poursuivre tout en l'épinglant de son regard d'obsidienne :

— Je pourrais te tuer, tu sais et, crois-moi, tu serais loin d'être le premier. C'est de ça que tu as peur ?

— Je ne suis pas censé avoir peur ? demanda l'autre, de cette voix vide, éteinte, vitrine transparente d'émotions interdites qu'il s'était juré de renier.

— Si, j'imagine que si.

Un vertige terrassa soudain Kyo. Réaction de son corps mis à rude épreuve ou de cet aveu ? Il ne saurait l'estimer précisément. L'instabilité de sa position assise lui coûta quelques secondes de courtes inspirations. Malgré ce malaise, il n'en démordait pas et cette résolution absurde n'échappa pas à son interlocuteur.

Sheran se redressa avec une lenteur étudiée. Une brise légère s'emmêla dans ses cheveux blonds, dans ses mèches longues et qui se coulaient le long de ses épaules comme des fils d'or. Il inspira profondément, retint le flot d'oxygène qui saturait ses poumons, s'en gorgea jusqu'à s'en enivrer avant d'expirer ces quelques mots :

— Je ne te vendrai pas aux soldats, tu as ma parole.

Un sourire échauda les lèvres du capricieux alors qu'il se redressait à son tour, tant bien que mal. Il ne distingua pas l'expression moins sévère de son hôte avant qu'elle ne disparaisse. Un mirage que Sheran avait vite effacé, erreur de jugement ou nouvelle perte de contrôle. Ils regagnèrent ensemble la maison et abandonnèrent à regret le crépuscule qui déchirait le ciel de sa splendeur vermeille. Soulagé, Kyo accepta de retourner dans sa chambre et de se reposer.

Je n'ai pas prévu de te tuer non plus, Sheran. 


Que de belles promesses entre Sheran et Kyo x3

J'espère que ce chapitre vous aura plu, je vous invite de tout coeur à me donner votre avis et à laisser un petit vote sur votre passage. 

Un peu d'action au prochain chapitre, le petit cadre de vie idyllique risque de s'en trouver légèrement bouleversé !

A très bientôt <3

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