10.

Kyo profita de ces quelques longues heures d'un sommeil bien mérité. Morphée l'épargna et aucun cauchemar ne vint troubler l'étendue sombre de l'inconscience. Pour la première fois depuis des mois, la silhouette mortelle de son agresseur ne se matérialisa pas et il goûta à un repos qui ne souffrit aucun compromis.

Il s'accrocha désespérément aux limbes du sommeil, mais celles-ci finirent par l'abandonner. Une impression de chuter qui prit fin lorsqu'il eut repris pleine conscience du monde figé autour de lui. Le monde qui avait attendu son réveil, le monde qui s'était accordé une pause. Kyo en avait l'impression. Le décor lui parut semblable qu'il crut un éternel recommencement. Qui savait ce que pouvait bien lui réserver le sort pour châtiment ? Condamné à revivre l'instant immobile de sa douleur, encore et encore, lui apparaissait comme la pire des trahisons. Il ferma les yeux une seconde seulement, le temps d'accepter cet accès de souffrance et de balayer les réflexions décousues de son esprit. Il coupa net le moment qui s'éternisait déjà et s'occulta de la vision de cette chambre. Une nouvelle prison qu'il ne tarderait pas à haïr autant que la précédente.

Une faim solide lui tordit l'estomac et il réalisa que son ventre vide réclamait un repas de résistance. Le grondement désapprobateur illustra le mécontentement de son corps mis à rude épreuve.

Putain, il aurait pas pu laisser sa merde ici ? Je l'aurais bouffée, même froide !

L'homme s'assit lentement sur le matelas qui grinça comme pour le raisonner. Sa main droite trouva naturellement son épaule blessée, réflexe intimé par la douleur de cet être meurtri.

— Sheran, appela-t-il, la voix cassée et le ton bien trop bas pour être entendu.

La lumière qui inondait la pièce était moins vive, plus chaude et appelait le crépuscule de toute son évidence. Kyo réalisait le temps écoulé, un temps qui n'avait pas eu le bon goût de l'attendre, mais ne s'en étonna pas. Partagé entre le soulagement et une peur diffuse, celle d'être rattrapé par des soldats envoyés anéantir sa révolte personnelle, il puisa dans ses ressources pour former des mots sur sa langue pâteuse :

— Sheran ! Abby !

Sa voix manquait de puissance et ses intentions mourraient dans le silence acquis. Personne ne serait jamais capable d'entendre ces vaines interpellations et le fugitif en ressentit une frustration extrême. Une frustration qui n'augurait rien de bon. Chez un homme de sa trempe, la colère engendrait toujours des actes fort regrettables.

C'est pas possible, l'objectif c'est de me laisser crever dans cette chambre ?

Refusant de se soumettre à une telle idée et non sans difficulté, le convalescent se leva. Il retint un cri de justesse et la douleur cristallisant un éclat brûlant tout le long de son bras. Des étoiles dansèrent devant ses yeux, des étoiles d'humeur vespérale, et il serra si fort la mâchoire qu'un grincement lui vrilla les tympans. Il lui semblait que son corps hurlait d'agonie et formait une complainte destinée à anéantir sa résolution. Il se maintint debout, l'équilibre précaire et les jambes flageolantes, mais soutenant encore son poids dans un ultime effort.

Il traversa la porte très lentement, prenant de nombreuses pauses afin d'éviter l'humiliation d'une chute. Ses sens désorientés appelaient le sol, une invitation subtile qu'il s'efforçait d'ignorer. Chaque pas était une épreuve et il les franchit, une à une, jusqu'à parvenir à la porte sur laquelle il s'effondra un court instant. Le temps de reprendre son souffle, de reprendre ses esprits, de se reprendre tout court. Il ouvrit la porte et se faufila dans l'embrasure.

J'le crois pas... Même là je peux compter que sur moi-même !

Il s'enfonça dans le couloir, le pas lourd et incertain. La tête lui tournait et la souffrance inondait entièrement son être. Il se soutenait grâce au mur, ses mains glissant au même rythme que ses pieds formaient des pas inégaux, avec une désobligeante lenteur.

— Sheran ?

Soudain, la silhouette massive de l'intéressé s'invita dans le champ de vision du fugitif. Ce dernier, désarçonné par cette irruption inattendue, perdit le contrôle de son équilibre et manqua de s'effondrer. Il chancela dangereusement.

Hors de question de se viander devant lui.

— Qu'est-ce que tu fais là ? Je t'avais dit d'appeler.

— J'ai appelé, corrigea Kyo, acerbe. Et tu sais quoi ? On ne m'a pas répondu.

Le médecin ne montra aucun signe de culpabilité, cette fois redoutable dans sa maîtrise de ses émotions. L'autre ne pouvait pas s'en vanter, ses traits crispés par la souffrance apparurent tout nettement aux yeux de son docteur. Celui-ci, loin d'applaudir la bravoure et la tolérance à la douleur nécessaires à l'exploit de se tirer de son lit dans un pareil état, s'apprêtait à formuler de solides remontrances. Grave, son regard ancré à celui de son patient, il dégageait une aura plus écrasante que ce que le blessé ne lui avait jamais connu.

C'est qu'il va chier un vers, le blondinet !

— J'ai faim.

Sheran secoua la tête, demeura impassible encore une poignée de secondes interminable et réagit enfin. Il attrapa le bras indemne de son interlocuteur afin de mener sa marche, de soulever une partie de son corps devenu fléau. Un réflexe purement professionnel à en juger par son attitude. Kyo crut même reconnaître une pointe de dégoût dans son geste, comme si le fait de lui venir en aide le débectait profondément. Incrédule, le criminel en vint à craindre que le dégoût lui fût inspiré de sa personne et non de ses actes. Jamais une telle chose ne lui était à arrivée, pas à lui...

S'il fait une seule remarque, humour ou pas, je l'éclate.

Heureusement, l'homme retint toute forme de réflexion. Il remplit son rôle pièce par pièce, et avec une application si sérieuse que Kyo fut tenté de le croire. Ce dégoût, cet agacement, chimères ou réalité ?

Sheran entraîna son patient jusqu'à la salle à manger et l'assit sans douceur déplacée sur l'un de nombreuses chaises libres. La soupe mijotait toujours sur le feu et Kyo saliva rien qu'à cette vision. Le médecin, appliqué, mais distant, ne tarda pas à lui servir un bol fumant juste devant lui. Il ne lui proposa pas de regagner sa chambre pour y prendre son repas, comme s'il ne souhaitait pas ruiner les efforts de l'ancien prisonnier. Celui-ci inspirait l'odeur délicieuse des légumes sans la moindre discrétion.

Je retire tout ce que j'ai pu dire sur leur bouffe.

L'évadé, dont la position assise même était pénible, avala la nourriture apportée en un temps record. Son estomac vide y trouva une forme de soulagement, un répit qui élimina une source de douleur pour que toutes les autres puissent s'exprimer de toute leur intensité.

— Elle est pas là ta sœur ?

Sheran dévisagea le blessé un moment, les sourcils froncés et la mine sombre. Il ne ressentait ni le besoin ni l'envie de converser avec cet être dont il ne savait rien. Son nez toujours plissé, cette retenue caractéristique au creux de chaque geste, une minute s'écoula avant qu'il ne daigne apporter une réponse.

— Non, elle est sortie.

— C'est pas risqué avec les soldats dans le coin ?

— Elle sait se défendre, répondit vaguement le blond.

J'te crois sur parole !

Après avoir rempli ce besoin naturel de son corps, deux nouvelles priorités se présentèrent à lui. Le sommeil, tout d'abord, qui revenait ronger son âme et s'additionner à ses gestes comme à ses pensées. Et l'envie d'uriner. S'il n'avait pas épuisé son lot d'amour propre, Kyo se serait volontiers tortillé sur sa chaise.

— Ils doivent me rechercher à l'heure qu'il est.

— Qui ?

— Les soldats, les gardes de Madélor et certainement une bonne dizaine de chasseurs de prime. Mon nom doit circuler dans tout le Royaume.

Pas mal, comme coup de pub !

La nature bavarde de Kyo refaisait surface aux dépens de Sheran. Toujours aussi peu éloquent, ce dernier avalait la fin de ses phrases et ne les limitait qu'au strict minimum. Ils n'avaient rien en commun et cette ébauche de relation se partageait entre la méfiance, une sorte de dégoût injustifiée et probablement inventée de toute pièce, un agacement certain et bien plus encore.

— J'aimerais sortir...

Les mots s'étaient échappés d'entre ses lèvres sans que leur auteur ne parvienne à les contenir.

— Hors de question, contra immédiatement Sheran.

Pendant près d'une minute, les deux hommes se jaugèrent du regard. Comme pour en déduire lequel craquerait en premier. Un duel des plus ridicules auquel le criminel choisit de mettre fin, de la manière la plus sordide qu'il soit :

— J'dois vraiment pisser.

— Il y a des toilettes à l'intérieur.

Ça passerait presque pour une excuse ratée.

De bonne grâce ou plutôt dans l'espoir de se débarrasser le plus rapidement possible du blessé, le médecin le guida aux latrines. Ce dernier ne haïssait pas Kyo, il était seulement méfiant envers cet homme capable de détruire le calme de son existence et se composait une expression mal choisie pour camoufler le reste. Cette pensée accompagna les deux adultes jusque dans la chambre. L'ancien prisonnier rejoignit le lit sans se faire prier, indifférent aux œillades prudentes de Sheran.

Rien à dire, je préfère mille fois cette prison à l'autre. Avec un peu de chance, j'aurais droit à une sortie, une prochaine fois !


Chapitre plutôt court (en même temps, ils ne sont jamais très long x3)

Je n'ai pas grand chose à en dire XD N'hésitez pas à me laisser vos avis (que pensez-vous des personnages ? du rythme ? de l'action ?) et à voter aussi, ça fait toujours plaisir :3

Le prochain chapitre réunira encore Sheran et Kyo (ça va devenir une habitudes x3). Sheran joue les médecins et ... et c'est tout, allez pas chercher plus loin :p

J'vous aime fort <3

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