Victoire

C'est idiot, de rigoler. Dans un moment pareil, qui penserait à rigoler ?

Dans un autre monde, peut-être que Solal aurait considéré Navinn comme un petit frère. S'il l'avait rencontré avant l'Attentat et qu'il avait pu mieux discuter avec lui, comme deux jeunes normaux. Avec Kia pour les relier, aucun doute qu'ils seraient devenus de grands amis.

Dans cet autre monde, si cet enfant n'avait pas tué des milliers d'humains et qu'il n'avait pas tué ses parents, il ne serait pas condamné à mourir aujourd'hui.

— Navinn, c'est fini pour toi, le rappelle à l'ordre le jeune homme.

Solal ne sait pas ce qu'il se passe avec Kia, l'autre rouquin ou qui que ce soit d'autre. En ce moment, il joue sa propre bataille. Son rôle, c'est de tuer le dictateur.

L'enfant lève la tête vers lui. Solal n'arrive pas déchiffrer ses pensées, il a l'air trop innocent. Ses cheveux blonds sont emmêlés de mèches d'or aux rayons du soleil, une douce lumière se répand sur son visage. Navinn sourit, d'un sourire tout à fait sincère. Est-ce vraiment lui, l'ennemi ? s'inquiète Solal. Il a l'air si gentil...

Puis il se rappelle à l'ordre. Kia avait raison, rester longtemps auprès de lui est dangereux, comprend-t-il. Il ne doit pas se laisser berner : il doit l'exécuter.

Navinn rit et hoche le menton, cédant de bon cœur :

— Oui, Solal. C'est fini !

☽☼☾

— Il y a quelqu'un dans la salle des machines !

Glaëlle ralentit l'allure. Elle attrape le manche de son arme à deux mains, le souffle court. Elle et son allié s'aplatissent contre le mur pour ne pas se faire repérer. C'est étrange, les soldats étaient censés être tous allés porter secours à Navinn, songe la rouquine. Comment se fait-il que cette salle soit encore gardée ? Le dictateur considère son arme encore plus précieuse que sa propre vie, réalise-t-elle. Cette pensée n'est certainement pas pour la rassurer.

Le nouvel allié de Glaëlle s'approche à pas feutrés de l'ouverture, d'où jaillit des rayons de lumière et des bruits de ferraille. Il s'appelle Ammond et est bien décidé à retrouver sa Fiona, même si ce ne doit être que pour quelques derniers jours. C'est une amie de Vrane, Fiona, s'était souvenue Glaëlle. C'est celle qui a les yeux doux et la gorge en pierre. Elle était très gentille, elle espère qu'Ammond arrivera à la retrouver.

Glaëlle secoue la tête pour reprendre ses esprits. Ce n'est qu'à ce moment qu'elle s'aperçoit que ses mains tremblent sur son arme.

— Claude, viens m'aider !

Les deux alliés se figent d'un même coup. L'un reconnaît le nom, l'autre la voix. Les deux arrivent à la même conclusion : ce qu'il se passe n'est vraiment pas normal.

Glaëlle sent son cœur battre plus fort dans sa poitrine, la chaleur lui monte à la tête. Son pistolet manque de lui glisser des mains. Que fait Kia et qui est ce Claude ? s'alarme-t-elle.

Ammond, lui, connaît bien Claude. Il l'a trahi et est son ennemi, ne pourra-t-il jamais oublier. Aussi n'attend-t-il pas de réfléchir pour se lancer en avant, ne comptant pas laisser ce cruel rouquin lui faire plus de mal qu'il ne lui a déjà fait.

— Arrêtez-vous ! hurle-t-il en tendant son arme en avant, jaillissant dans la pièce par l'unique ouverture.

Avant de se laisser hésiter plus longtemps, Gaëlle se lance à sa suite. Elle aussi se place face à la lumière et englobe la scène d'un regard, cachée derrière Ammond.

La pièce est une sorte de salle de contrôle, ouverte par une grande baie vitrée brisée sur un immense assemblage, monté dans un entrepôt en contrebas. La machine de Navinn —car ce doit être elle— est d'une taille titanesque, parcourue de sillons dont certains commencent à se remplir d'un liquide bleuté, et dont la flèche tend à toucher le plafond du hangar. On croirait voir un monstre aux veines bleues, s'effraie Glaëlle.

Plus proche, il y a Kia et Ombre, qui s'activent sur les commandes étalées sur le devant de la verrière. Glaëlle croit d'abord qu'elles cherchent un moyen de l'arrêter, car c'est le plus censé, avant de se rendre compte que leurs gestes sont trop délicats pour que ce soit vraiment le cas.

— Je ne le répéterai pas ! s'écrie Ammond. Arrêtez ou je vous tue !

Ses mains ne tremblent pas, contrairement à celles de Glaëlle dans son dos. Il est courageux, admire la rouquine. Les Briseuses ne lui prêtent pourtant pas attention, c'est un coup de feu venant de droite qui met fin aux menaces du soldat.

Glaëlle crie de surprise en voyant le corps du jeune homme s'effondrer. Une balle vient de le toucher en plein flanc, il n'est plus capable de menacer qui que ce soit, désormais. La jeune fille manque de vomir. Elle vacille, comme si la terre tremblait sous ses pieds. Elle tourne la tête et aperçoit le fameux rouquin dans un coin, tenant du bout des doigts le pistolet dont il vient de se servir pour tuer Ammond.

— Eh bien, j'aurai fini par le tuer, cet empoté ! se moque-t-il.

Glaëlle brandit son arme en avant, le jeune homme reprend la sienne en main.

— Tu veux mourir, toi aussi ?

— Claude, laisse-la, intervient Kia en se retournant. Glaëlle, poursuit-elle en penchant la tête vers la Briseuse. Si tu lâches ton arme, il ne t'arrivera rien.

La jeune fille regarde Kia comme derrière un voile flou. Elle semble bien calme malgré la menace ennemie, constate-t-elle. Mais comment peut-elle être sûre qu'il ne lui fera rien ?

Glaëlle commence à douter de Kia. Comment peut-elle donner des ordres à ce Claude ? se demande-t-elle. Et puis ... que fait-elle avec la machine, au juste ? Pourquoi donne-t-elle l'impression d'être aux commandes ?

— Kia... bredouille la rouquine.

En fait, Glaëlle commence à comprendre.

Son interlocutrice la regarde avec douceur, derrière sa mèche colorée.

— Pose ton arme, Glaëlle. Toi non plus, tu ne veux plus souffrir.

La salive se coince dans la gorge de la rouquine. Elle jette un regard furtif en coin, pour remarquer que le canon du soldat au sourire cruel est toujours pointé dans sa direction. Il va la tuer, réalise-t-elle.

Cela lui fait l'effet d'une douche froide. La jeune fille l'imagine tirer, elle avise le sang qui s'échappe de la blessure d'Ammond et songe que le sien pourrait couler en pareille quantité. Elle sent la mort la prendre à la gorge, la douleur lui monter la tête, puis elle décide de s'agenouiller.

Ses jambes cèdent, elle tombe au ralenti. Ça y est, la peur l'a rattrapée, s'effraie-t-elle. Elle redevient lâche. Kia a raison, la rouquine ne veut pas avoir à jouer avec sa vie. Elle ne veut plus se battre.

Dans sa chute, la Briseuse prend conscience de ce qu'il se trame. Qu'Ammond est mort, que Kia les trahit. Que la machine se réveille, que Vrane va mourir. Que tout le monde va mourir.

Glaëlle tient encore son arme, les malades vont être tués. Son arme est chargée, Kia est à sa portée. Mais Glaëlle a peur, elle n'arrive plus à réfléchir. Avant toute chose, elle est terrifiée. Elle est livrée à elle-même, consciente que seule sa décision peut encore la tirer d'affaire. Il n'y a pas de héros pour venir la sauver, aucune solution miracle pour la tirer de ce faux pas. Il n'y a plus qu'elle. Elle qui s'était fait une promesse : ne jamais donner sa vie.

Peut-on lui en vouloir, de ne pas vouloir mourir ?

La jeune fille pose son pistolet au sol. La gorge serrée, les yeux débordant de larmes, elle lui donne un coup pour le faire glisser jusqu'aux pieds de Kia. De la lâcheté, c'est tout ce dont elle n'a jamais fait preuve, reconnaît-elle.

Mais est-ce vraiment si lâche, de vouloir sauver sa vie ?

☽☼☾

— Solal, excuse-moi, souhaite soudain Navinn.

Le chef des Briseurs plisse les yeux. Il ne voit pas précisément de quoi le garçon cherche à s'excuser. Il a fait tellement de mauvaises choses, fulmine-t-il.

Navinn relève les épaules et sourit tristement.

— Je ne sais pas trop quel monde je vais te laisser. Mais tu sauras t'en occuper, pas vrai ?

☽☼☾

— Kia, qu'est-ce que tu fais ? murmure Glaëlle.

L'intéressée se baisse pour récupérer l'arme qu'elle lui a cédée, puis se relève et dévisage la rouquine.

— Je fais de mon mieux, répond-t-elle en soupirant. Ce n'est peut-être pas la meilleure solution... mais excuse-moi, j'ai dû choisir toute seule.

La jeune fille sourit tristement, des larmes viennent se nicher dans le coin de ses yeux.

— Tu vas les tuer ! réalise brusquement Glaëlle. Kia ! Tu as choisi Navinn, c'est ça ? Tu es passée avec les méchants ? Tu vas tous les tuer !

Les lèvres de la rouquine tremblent, elle n'a jamais imaginé qu'on puisse les trahir. On ne trahit pas les gentils, d'habitude, s'indigne-t-elle. Que Kia puisse se révéler être un agent double la répugne. Sans compter qu'elle s'en veut, de ne s'être rendu compte de rien.

— Il n'y a pas de méchants, Glaëlle, explique doucement Kia. Tu sais, moi aussi, j'ai mis du temps à comprendre Navinn. Je n'ai sans doute même pas tout saisi. Je sais que son objectif vous semble abominable. Pourtant, il ne l'est pas tant que ça, si on prend le temps d'y réfléchir. C'est difficile d'admettre que les gens pensent différemment, et qu'ils n'ont pas forcément tort dans ce qu'ils disent. C'est difficile de se faire à l'idée que la bonne solution n'existe pas toujours. C'est difficile de tuer des gens... mais c'est encore plus difficile de les voir souffrir !

La rouquine tousse bruyamment, étouffée par les larmes. Elle plaque ses mains au sol et s'écrie :

— Je ne comprends rien à ce que tu baragouines ! C'est quoi ces idioties ? Ne t'invente pas des excuses ! Tu vas tuer des gens, tu es une saleté de traître ! Et après, comment comptes-tu encore pouvoir regarder les autres en face, hein ?

Kia secoue tranquillement la tête en retirant son gant, dévoilant une main constellée de tâches de pierre.

— Je ne compte pas encore pouvoir les regarder, fournit-elle pour seule réponse.

Glaëlle la regarde avec des yeux ronds.

— Comment...

Depuis quand est-elle contaminée ? s'effraie-t-elle.

— En essayant d'arrêter Navinn, soupire Kia. On a tous fait des erreurs, tu sais. La seule façon d'empêcher les prochaines, c'est de tout arrêter.

— Kia ? appelle Ombre.

L'intéressée se retourne, Glaëlle regarde devant elle. Là-bas, l'installation a entièrement bleuit.

— Ça y est, admire la traitresse.

Et sans attendre plus longtemps, elle déclenche la machine.

☽☼☾

Solal sent que quelque chose passe dans l'air. Quelque chose de diffus, mais qui semble faire trembler de l'intérieur tous les objets de la pièce.

Devant lui, Navinn sursaute. Puis il éclate de rire.

— Ça y est ! crie-t-il.

Les membres tremblants, le garçon regarde Solal droit dans les yeux. Son sourire dévoile ses dents blanches, ses yeux brillent de joie.

— J'ai réussi ! triomphe-t-il. Solal, j'ai gagné !

Il rit comme un dément, agité de spasmes de plus en plus puissants. Le chef des Briseurs se raidit, il ne comprend pas ce qu'il se passe. Le garçon est toujours à ses pieds, vaincu. La situation n'a pas changé, n'est-ce pas ?

Les pupilles de Navinn se rétrécissent, un gémissement de douleur le parcourt, qui est aussitôt remplacé par un éclat de rire. Il se bat contre la douleur, il exulte. Il se contorsionne, à genoux, et finit par lever la tête vers le ciel. Ses cheveux blonds tombent de ses épaules, s'écartent de son cou, et dévoilent une plaque de pierre étalée sur toute sa nuque.

Solal baisse son arme. Navinn tremble plus fort.

— Je te laisse prendre la suite ! s'exclame-t-il.

Il sourit et s'affaisse, comme prenant un cou en pleine poitrine. Solal relève son arme, l'oriente vers Navinn.

— Profite du paradis pour moi... articule difficilement l'enfant.

Ses yeux sont plissés quand ils se lèvent une dernière fois vers Solal, ses lèvres saignent quand elles murmurent :

— ... quand tu auras sauvé le monde.

Le garçon cligne de l'œil, il sourit. Solal tire.

Navinn est projeté en arrière, une balle au milieu du front. Une larme perle sur la joue du chef des Briseurs.

Quand un cri sort du plus profond de ses tripes, c'est le dernier qu'il puisse pousser. Il crie contre la mort, puis il ne criera plus jamais.

Solal a été vaincu, Navinn a gagné. En récompense, il ne souffre plus.

La douleur, elle, n'appartient plus qu'aux vivants.

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