Conseil de guerre/1

— Mes amis, l'heure est grave, débute Solal en campant ses deux mains sur la table.

Le jeune homme bascule son poids sur ses bras. Il carre les épaules, prêt à parler :

— Excuse-moi, l'interrompt Ange en posant son regard brun prudent sur lui. Avant que tu ne nous livres davantage d'informations, j'aimerais qu'on fasse sortir Glaëlle d'ici.

À l'autre bout de la table, l'intéressée baisse les yeux d'embarras. Elle qui ne se sentait déjà pas à sa place, le jeune homme ne fait que la confondre dans son inquiétude. Il a raison, songe-t-elle. Elle ferait mieux de partir.

C'est sans compter la réaction volcanique d'Isaac, qui abat brusquement les deux pieds de sa chaise au sol et s'exclame d'une voix puissante :

— C'est ma nouvelle seconde, je te signale ! Elle a parfaitement le droit de m'accompagner en conseil !

Ange lève les yeux au ciel, indiquant clairement son avis concernant ce nouveau titre pris à la vas-vite. Une gamine incapable d'aligner trois coups au combat, ayant intégré les Briseurs depuis seulement deux jours et déjà nommée seconde d'Isaac —lui qui ne s'est pourtant jamais préoccupé de ces titres "pompeux et périmés" ? se moque-t-il. C'est un monde ! Hostile, Ange ne masque pas sa réprobation. Accepter la nouvelle à un poste d'une telle importance va à l'encontre de la prudence. Ils ne savent encore rien d'elle, elle est peut être une espionne. Elle n'est arrivée qu'il y a deux jours, comment lui faire confiance ? La convier à de telles réunions, c'est mettre toute l'organisation en danger.
Malheureusement, il ne peut rien imposer. Aussi important qu'il soit pour les Briseurs et aussi profitables que soient ses conseils, il ne reste qu'un lieutenant de la même trempe qu'Isaac. Impossible pour lui d'annuler ses décisions, même s'il les désapprouve fermement.

— Si tu veux à tout prix critiquer quelqu'un, acharne-toi plutôt sur Solal, poursuit moqueusement l'inépuisable tireur. Non mais sérieusement : "mes amis, l'heure est grave". Plus ringard, tu meurs !

Tandis qu'Ange soupire bruyamment, Solal décide de sauter à pieds joints dans la provocation. Grand sourire aux lèvres, il l'interroge avec amusement :

— Et tu proposes quoi à la place ?

Isaac fronce les sourcils.

— Humm... "les gars, désolé, mais il y a de gros risques qu'on meurt tous très prochainement" ?

— C'est vraiment pas mieux, désapprouve Kia de l'autre bout de la table.

— Je t'ai pas demandé ton avis ! s'offusque le tireur en reculant sa chaise.

— Nous non plus, nous n'avions pas demandé le tien, rétorque la jeune fille.

— Je ne...

— Bon, on peut commencer ? s'impatiente Ange.

Isaac éclate de rire, ravi de le voir craquer, et Kia se renfonce sur sa chaise avec une mine satisfaite. Même Solal garde un sourire au coin des lèvres pour commencer à parler, le caractère solennel de la réunion venant de voler en éclat.

— Je disais, reprend-t-il tranquillement, que Tommy a trouvé une information intéressante sur les réseaux : l'armée aurait deviné que nous sommes établi à la capitale et prévoirait de nous attaquer dans les prochains jours. Ils voudraient larguer une bombe pour raser les quartiers pauvres, où ils croient que nous nous cachons. Je pense que nous ne survivrions pas à un tel assaut.

— Ça ferait beaucoup de dégâts pour pas grand-chose, fait remarquer Isaac, recommençant à se balancer sur sa chaise. Même pour Navinn, raser des quartiers entiers de sa capitale juste pour nous, c'est abusé. Et puis depuis quand sait-il où on se planque ?

— Moi, je trouve ça plausible, défend pour sa part Kia. Navinn est du genre à vouloir exterminer ce qui l'embête sans s'inquiéter des conséquences. Et puis il devait bien se rendre compte un jour ou l'autre qu'on s'est établis près de lui, il n'est pas idiot. Peut-être ne connaît-il juste pas encore l'emplacement exact de notre base et s'impatiente-t-il. Cette menace, c'est sans doute pour nous faire sortir de notre cachette.

Solal approuve d'un signe de tête et Kia ne peut retenir un léger sourire rassuré. Il prend ses avertissements au sérieux, elle a confiance en lui.

Kia sait que son chef déteste le dictateur plus que personne d'autre. Mais ce qu'elle aime chez Solal, c'est qu'outre sa haine dévorante, il est malgré tout capable de reconnaître les qualités de son adversaire et de les prendre en compte. Ne pas sous-estimer Navinn est une force, Solal est fort. Il réussit à contrôler ses émotions pour ne pas faire d'erreur de jugement, c'est exactement ce dont ils ont besoin.

S'il y a quelqu'un capable de battre Navinn sur cette Terre, c'est bien lui ! en est-elle convaincue.

— Tu as raison, reconnaît posément le jeune chef aux mèches d'or. Je le pense tout à fait capable d'organiser une si grande attaque juste pour nous provoquer. C'était peut-être plus pratique, mais nous savions tous que nous n'étions qu'en sursis, à nous cacher sur son territoire.

— Sauf que rien ne nous dit que cette information est fiable, s'obstine Isaac. Il la tire d'où, sa rumeur, Tommy ?

— Seul lui le sait, répond Solal en haussant les épaules. Mais il approfondit encore ses recherches sur le sujet. Il nous en dira plus quand il sera sûr, je lui fais confiance. En attendant, je propose qu'on se prépare au pire, au cas où c'est ce qu'il devait arriver.

La menace est réelle. Leurs tactiques habituelles pour éviter les patrouilles et les fouilles de l'armée ne suffiront plus si on doit leur lancer une bombe sur la tête, tous en ont conscience. Navinn pourrait bien les anéantir en un coup avec son attaque.

— Il faudrait faire évacuer la base, affirme alors Kia. Et commencer dès maintenant, vu tout le monde qu'il y a à déplacer. Peut-être arriverons-nous à passer inaperçu si nous nous débrouillons bien...

— Impossible, s'oppose catégoriquement Ange. Nous sommes trop nombreux pour nous déplacer en groupe sans nous faire repérer. Et puis ce serait inconscient de tenter de faire sortir les infectés maintenant. Depuis la bataille d'hier, ils sont trop nombreux. Ils contamineraient forcément des dizaines voire des centaines de civils sur leur passage, sans compter les Briseurs qui les devraient les escorter. En plus, les bouger retarderait les soins que les médecins doivent leur porter alors qu'ils sont en phase critique. Nous ne devons évacuer qu'en cas d'extrême nécessité, il faut trouver autre chose.

L'exposé d'Ange jette un froid sur l'assemblée. Chaque mot de sa part est comme un coup de poing porté à leurs ambitions. Il détruit leur possibilité de fuite de A à Z, c'était pourtant la plus rassurante des options. Que peuvent-ils envisager d'autre, à présent ?

— Solal ? appelle alors une petite voix de la porte entrebâillée.

Invitée à entrer, la jeune Live —bancale sur sa jambe d'acier— s'avance vers les six personnes présentes pour annoncer :

— Apparemment, l'attaque est prévue pour la fin de semaine. Des soldats préviennent leur famille pour leur dire de fuir. Et puis on a trouvé un lieu où des bombes peuvent être lancées, ce n'est pas très loin d'ici.

Elle marque un temps de silence pour reprendre sa respiration, puis poursuit :

— Beaucoup de gens vont quitter la capitale dans les prochains jours, il paraît, s'indigne-t-elle, une colère bouillonnante dans la voix. Ils disent que ça va bientôt péter et qu'ils préfèrent sauver leur peau. Je ne pensais pas qu'ils seraient aussi peureux. Certains encouragent même l'attaque de Navinn ! Plus grand monde ne nous soutient quand on les menace, faut croire...

Live n'aime pas ceux qui manquent de courage. Malheureusement, la majorité des gens sont dans ce cas. Elle est profondément déçue de leurs réactions, son émotion suffit à attester de la véracité de ses informations. Les chefs des Briseurs en prennent conscience : l'heure est grave.

Ces mots raisonnent dans le silence, tout le monde sent la menace planer. Les morts que Navinn fera suite à cette possible offensive leur seront mis sur le dos, ce sera de la faute des terroristes qui se cachaient et non de celle du gouvernement. Le dictateur commence à gagner des victoires diplomatiques ? Ils ne peuvent pas se le permettre.

— Et si on se débrouillait pour les prendre d'avance ? finit par proposer Isaac, ayant déjà accepté l'idée d'un bombardement imminent. Si on sait d'où ils veulent tirer leurs bombes, on a qu'à y aller pour tout détruire avant. Une petite attaque surprise et hop, histoire réglée !

— Tu penses vraiment que... tente d'opposer Ange, interrompu par la prise de parole de son chef :

— J'approuve cette idée. En plus de nous protéger pour cette fois, détruire une de leurs bases évitera d'autres attaques futures et portera un bon coup à leur image. Nous en gagnerons beaucoup.

— Il faut encore qu'on y arrive, tempère Kia, plus frileuse depuis ses échecs des derniers jours. Mais c'est vrai que cette solution reste envisageable...

— Autant dire tout de suite à Navinn qu'il vise au bon endroit, s'indigne Ange pour la défense. Et envoyer nos hommes au carnage. Vous ne comptez réellement pas envisager cette option !

— Il doit être au courant de notre emplacement depuis des mois déjà, ce qui ne lui a pas permis de mettre la planque à sac, raisonne Kia. Et nos Briseurs sauront se défendre, nous pouvons nous battre !

— De toute façon, ça ne servira bientôt plus à rien de se cacher, insiste Solal. Nous devons déployer nos forces.

— La meilleure défense, c'est l'attaque ! rajoute énergiquement Isaac en brandissant son poing. De toute façon, avec Kia et Solal, on est à trois contre un, non ? sonde-t-il. Alors peu importe la voix de Gunther, on l'emporte !

Ange baisse le menton, pensif. Isaac est un imbécile mais il sait compter : le stratège est en effet en minorité. Il ne répond rien et incline la tête, c'est sa manière à lui d'accepter l'idée. Silencieusement, il s'occupe déjà d'élaborer un plan pour mener l'attaque à bien —si tant est qu'elle puisse bien se passer.

— Bien, proposition adoptée, sacre Solal avant de commencer les préparatifs : Isaac, combien de tes hommes sont encore en état d'intervenir ?

— Nous nous en sommes bien sortis hier, je pense que tu peux compter sur environ quatre-vingts tireurs, répond le lieutenant en faisant les comptes dans sa tête. Par contre en ce qui concerne les soldats de Gunther...

— Vous oubliez un détail, les interrompt alors Ange en relevant la tête.

Il passe en revue l'ensemble des possibilités qui s'offrent à eux dans sa tête, butant toujours sur le même problème :

— Nous ne savons pas dans quel état seront les hommes que nous aurons à affronter. Après ce que nous a sorti Navinn hier, c'est bien possible que les soldats qui protègent cette base soient contaminés.

Kia le dévisage avec effroi, plus pâle de quelques teintes. Ange a raison, ils ne peuvent pas envoyer de guerriers sains sans qu'ils risquent d'être contaminés. La jeune fille serre les dents. Elle a perdu assez d'éclaireuses pour être hantée par leur souvenir, elle ne veut plus voir ce carnage se répéter.

— Alors on utilise nos propres contaminés ? propose-t-elle. Ils ne demandent qu'à se rendre utile, ils accepteront sans doute.

— Le même problème se pose dans l'autre sens, rétorque Ange en fronçant les sourcils. Si nous faisons cela et que les soldats de Navinn ne sont pas contaminés à notre arrivée, ils le seront après le combat.

Le jeune homme penche la tête de côté, pensif. Sa voix se fait plus grave quand il propose alors, cruel mais raisonnable, comme toujours :

— ... quoiqu'après tout, ce sont nos ennemis. Nous pouvons toujours négliger ce détail.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top