- Le goût de la liberté -


Il regarde au loin l'horizon, le soleil brûlant sa peau sensible. Il regarde la mer se déchaîner, les vagues monter pour aller se fracasser contre les rochers. Il se laisse bercer par le son de l'eau, le bruit des vagues, la douceur du vent marin. Depuis combien d'année regarde t-il au loin ? Il a arrêté de compter après deux années ici. Les jours se ressemblent tellement qu'il a peur de perdre la tête. Peut-être l'a t-il déjà perdu ? Sur cette île à l'écart de tous il n'y a pas de saison. Il fait toujours chaud et le soleil brille toute la journée. Les averses sont rares et il n'y a aucune âme qui vive à part la sienne. Il y a bien un peu de gibier mais aucun être humain. Une parcelle de sable, un peu de verdure, des arbres, des palmiers et une grotte humide. Cet endroit est devenu en quelque sorte son nouveau foyer par la force des choses. Il n'a rien demandé et n'a rien commis pour terminer ses jours ici.

Ses pieds commencent à toucher l'eau salée et il voit son reflet dans le liquide bleuté. Il ne se reconnaît plus. Son visage est sec et par endroit c'est même craquelé. Il est maigre comme un clou et ses cheveux ont considérablement poussés. Il n'est plus le jeune et beau souverain de Drakna. Il n'est qu'un vieillard amaigri et abattu. Il fait pitié. Il décide de se relever, frottant son vieux bout de tissus. Il a réussi à conserver ses vieux vêtements, les rafistolant comme il peut. Il ne porte qu'un pantalon transformé en caleçon, son torse dénudé. Il lève la tête vers le ciel, les épaules basses. Il ferme les yeux, soupirant intérieurement. Néanmoins, sa tranquillité est de courte durée. Malgré la brise caressant sa peau et le silence environnant, une ombre vient se peindre sur ce beau paysage. Au loin, Yagi distingue une silhouette légèrement difforme. Elle semble plus imposante, comme un mirage impossible à croire. Cela ne peut être vrai, il doit être sujet à des hallucinations, c'est ça ou la folie qui le submerge. Il n'y a pas d'autre solution plus plausible.

Perdu et apeuré, il recule jusqu'à se cacher derrière un bosquet en retrait, en bord de plage. Il assiste à cette scène qui l'horrifie, autant qu'elle le fascine. Des Drākõn, en chaire et en os. Ils sont trois, ne portant aucune armure, juste des tuniques lambda ainsi que des lances, des haches et des sacs en tissu. Ils accostent sur la plage, ramenant leur barque sur le sable pour éviter de la voir chavirer au loin. Yagi ne bouge pas, accroupis, les mains tenant les branches pour se maintenir en équilibre. Il les regarde, une petite boule au ventre. C'est la première fois depuis des années qu'il voit un autre être vivant autre qu'un écureuil. Il est partagé entre l'envie de se montrer et celle de fuir loin d'eux. Les deux plus petits sortent le matériel de la barque, tandis que le plus grand, celui aux ailes ébènes, regarde les alentours, les poings sur les hanches. Il dégage une aura de supériorité qui pourrait écraser n'importe qui. Yagi le sent d'où il se tient et ne peut détacher ses yeux de lui. Il les voit de près pour la première fois de toute son existence et il est attiré comme un aimant.

Pendant que les Drākõn sortent leurs équipements et que Yagi les observe, une petite couleuvre fait son bonhomme de chemin sans bruit. Elle commence à longer un rocher, puis vient atteindre les pieds du frêle humain qui, sentant un chatouillement sur sa peau, baisse les yeux. Immédiatement, il réagit au quart de tour, son sang se glaçant dans son corps. Ne connaissant pas le reptile, ni sa dangerosité, il bondit hors de sa cachette en hurlant bien fort. Évidemment, l'animal est inoffensif, à contrario de la vipère, mais Yagi ne connait rien à la nature et est prit de court. Ainsi dévoilé, le temps s'arrête un instant, suspendu dans l'air. Yagi braque son regard sur les trois Drākõn alors qu'eux le regardent les yeux ronds, ne s'attendant certainement pas à rencontrer un homme. Ils ne prennent pas leurs armes mais le noiraud s'avance le premier. Il replie ses ailes et lève les mains en signe de paix.

- Nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes ici pour chasser et récolter du bois. Yagi entoure ses épaules de ses bras, le corps tremblant. Depuis combien de temps n'a-t-il pas entendu une voix résonner à part la sienne ? Vous n'avez pas à nous craindre. Regardez, j'ai les mains vides. Il écarte ses doigts pour démontrer ses dires et continue d'avancer. Quand il est à un mètre à peine de Yagi, le Drākõn lui offre un sourire fort chaleureux qui redonne un peu d'exaltation au cœur du blond. Je me nomme Oboro, fils de Yiariz, chef de Aquariã. Quel est votre nom ?

Yagi le jauge, regardant ce regard affectueux, ses manières bienséantes. Il a tous ce qu'il faut pour qu'il puisse lui faire confiance, mais ces longues années de solitudes l'ont rendues méfiant.

- Yagi... Yagi Toshinori. Murmure t-il piteusement, sa voix enroué. Oboro sourit encore plus et se tourne vers ses compagnons d'armes.

- Il est inoffensif, pas besoin d'être sur vos gardes. Il reporte son attention sur le blond. Vous êtes seul ? Yagi hoche la tête et Oboro fronce les sourcils.

- C'est une longue histoire... On m'a déposé de force. Dit-il dans un souffle.

- Cela fait longtemps que vous attendez sur cette plage ? Yagi lève les yeux vers le ciel, tentant de trouver une réponse. Normalement, grâce à sa bonne mémoire et ses calculs, il sait à peu près le nombre d'année passé ici.

- Je dirais une quinzaine d'année, peut-être plus. Oboro recule, les yeux exorbités. Il a soudainement mal à la poitrine, imaginant cet homme seul, sans défense, à errer en attente de trouver âme qui vive. Il frotte sa nuque tandis que ses deux compagnons commencent déjà à travailler en coupant les troncs morts sur le sable, ramassant également les fruits tombés au sol. Il regarde l'humain et a une grimace en voyant ses côtes saillantes et son teint pâle. Son cœur se serre, et malgré les minutes qui défilent, il ne bouge pas. Yagi s'assoit sur un tronc couché, regardant les deux Drākõn travailler. Oboro l'imite.

- Vous ne les aidez pas ? Oboro plonge son regard dans celui du blond et secoue la tête.

- Je suis censé faire le guet car nous n'avons pas encore exploré cette île mais il n'y a aucune menace.

- Je vois... Il se tait, ne sachant quoi dire tandis qu'une question vient effleurer sa langue. L'envie de discuter, d'apprendre et de découvrir fait surface. Il veut être sûr et certain qu'il est réel et espère de tout cœur qu'il ne rêve pas. La situation en elle-même est gênante au possible car tous deux ne savent pas comment réagir et pourtant, ils ont envie de discuter avec l'autre.

- C'est la première fois que je rencontre un humain. Dit Oboro pour briser la glace.

- De même, je n'avais encore jamais rencontré de Drākõn vivant. Yagi commence à jouer avec ses doigts et la scène devient de plus en plus étrange. Vous savez, vous n'avez pas à vous forcer. Il frotte sa gorge, cette dernière le picotant. J'ai pris l'habitude et ma solitude me convient. Prenez votre bois et repartez. Il fixe ses orteils, les faisant remuer dans le sable, appréciant la sensation des grains coulissant sur sa peau.

- Je ne me force pas. Certes, la situation est quelque peu cocasse, mais en aucun cas je pense à mal. Je ne pensais vraiment pas rencontrer quelqu'un ici et je suis simplement en train de me demander pourquoi.

Yagi le regarde du coin de l'œil et fait une légère grimace. Après tout, c'est dans son bon droit.

- Je vous l'ai dis, c'est une longue histoire. J'ai été accusé à tord de chose que je n'ai pas commise et je me retrouve sur une île déserte depuis plus d'une décennie à me demander quand la mort viendrait me chercher. Yagi frotte ses genoux alors qu'au loin, à la frontière du ciel, le soleil commence à se coucher au bord de l'eau, son éclat orangé ressortant dans les nuages. Je connais votre cité, Aquariã, et je viens de Drakna. Je ne sais pas exactement si les choses ont changés depuis mais je n'ai jamais vu les Drākõn comme des monstres. Il plante ses prunelles bleus dans les yeux sombres de Oboro et sourit tristement. Je sais bien que vous n'êtes pas mon espoir, mais cela m'a fait très plaisir de vous rencontrer. Finissant sa phrase, Yagi se lève, Oboro l'imitant, et il tend sa main en signe d'adieu.

Oboro regarde derrière lui, ses hommes ayant terminés, et il regarde cette main décharnée qui pend dans le vide. Sa queue remue frénétiquement derrière lui alors qu'il la saisit avec force.

- Accompagnez moi. Murmure t-il tout bas.

- Pardon ? Yagi veut reculer mais la main le maintient fermement, l'empêchant de reculer.

- Rien ne vous retient sur cette parcelle de terre. Vous l'avez dis vous même, seule la mort viendra à vous. Derrière lui, les deux Drākõn haussent les épaules, comme habitués par les excès de leur chef, et ne pipent mot, attendant dans la barque. Il y a assez de place pour vous emmener.

- Cela m'est impossible. Je ne peux vous suivre sur un coup de tête et quand bien même je le ferais, je risquerais d'attirer des ennuies. Je ne veux pas que mon passé fasse sombrer d'autres êtres. Yagi finit par lâcher la main, reculant de quelques pas, souhaitant à tout prix mettre une barrière entre lui et cet individu. Mais quelle idée farfelue vient-il d'avoir ? Oui, il a envie de le suivre, mais c'est impensable de prendre une décision aussi hâtive. Ils se connaissent depuis une heure à peine et leur monde sont totalement différents. Des années de solitudes et du jour au lendemain on lui propose la liberté ? C'est beaucoup trop beau.

En le voyant reculer, essayant de le fuir, Oboro sent une nouvelle fois son cœur se contracter à la vue de ce corps meurtri et de ces yeux sans âme. Pourquoi a-t-il dit ça ? Le sort de cet humain lui importe peu, après tout c'est un parmi tant d'autre. Alors pourquoi veut-il l'emmener ? Quel est ce sentiment ? De la culpabilité ? De la pitié ? Il le prend par les épaules, ne souhaitant pas planter ses griffes acérées dans sa fine peau, et le plante devant lui.

- Je ne suis pas charitable en temps normal et je me fiche de votre passé. Mais je ne peux ignorer un être en souffrance.

- Alors vous m'emmèneriez de force ? Oboro le lâche et croise les bras. Yagi comprend que oui, si il doit en arriver là, il le ferait. Je ne comprend pas... Je ne mérite pas cette gentillesse. Donnez la à quelqu'un d'autre. Oboro sourit en coin et Yagi sent un courant traverser son corps à la vue de l'éclat de ce sourire complètement charmeur.

- Tout le monde mérite un brin de gentillesse dans sa vie et quand je regarde dans vos yeux, je vois un éclair les traverser. Vous voulez vivre, n'est-ce pas ? Yagi baisse les yeux tandis que les sentiments qu'il tente de faire taire depuis toujours semblent se frayer un chemin à travers sa carapace. Il se souvient avoir pleuré une année entière avant de s'arrêter, les yeux secs, n'ayant plus une goutte d'eau dans les pupilles.

- Ne faites pas cela. Ne me donnez pas un espoir impossible. Oboro lui tend de nouveau la main, penchant la tête sur le côté, avec un demi-sourire sur son visage.

- J'aurais aimé que cet espoir vous soit donné plus tôt. Suivez moi et je vous offrirais la vie que vous avez perdu.

Yagi regarde sa main pourvue de griffe, son bras parsemé d'écailles sombres, sa tunique d'un bleu éclatant, son corps musclé et fort, son visage bienveillant. Tous les Drākõn sont-ils comme lui ou est-ce seulement lui ? Il regarde en arrière. Le sable brun, les palmiers flétris, la grotte humide. Encore combien d'année cette île aurait-elle pu le nourrir ? Un an ? Deux ans ? Il reporte ses yeux sur Oboro et glisse sa paume dans la sienne, s'étonnant de sa chaleur. Il lui offre un sourire minuscule, presque timide, et suit le Drākõn qui lui emboîte le pas. Oboro l'aide à monter dans la barque, alors que les deux autres lui offrent un sourire rapide et un signe de tête. Il s'installe au bout, Oboro face à lui alors que le Drākõn orange et le Drākõn vert se mettent à ramer énergiquement.

Le vieil humain porte un regard en arrière, sur son passé, sur ces années écoulées et se demande si son choix est judicieux. Il ne peut pas rembobiner la bande et encore moins réécrire ces dernières années, mais il aurait tant aimé que cela se passe autrement. Il ne sait absolument pas dans quoi il s'embarque, mais le sourire et les yeux de Oboro sont si sincères, que la curiosité a prit le dessus sur la peur. Son corps tremble encore un peu, c'est minime, mais il ne sait pas si c'est de froid ou d'excitation de redécouvrir la vie. Manger un bon repas, se laver convenablement, s'habiller avec de vrai vêtement ou simplement profiter d'un vrai lit. Ces choses l'ont affreusement manqués.

Au loin, à l'horizon, le soleil commence à disparaître de plus en plus, emportant avec lui les dernières lueurs de lumière. Yagi et Oboro observent le coucher de soleil ensemble, souriant avec discrétion. En pivotant leur tête, leur regard se croisent et malgré la nuit qui prend ses marques, tels deux jouvenceaux, ils baissent le visage, les joues rosies. Serait-ce là le début de quelque chose ? Ce cœur tambourinant, ressemblant à s'y méprendre à de la peur, ne serait-ce pas là le début d'un sentiment plus fort ? Et si finalement, cette attente n'avait pas été vaine ?

Tout vient à point à qui sait attendre. Yagi a attendu, Oboro a grandit, et le destin a fait en sorte qu'ils se rencontrent sur cette parcelle de plage, à l'autre bout de la mer. C'était écrit, et ce début d'histoire est le début d'une grande histoire. Un amour tumultueux mais qui prendra son temps pour les ravir, les faisant succomber doucement dans les limbes de l'ivresse.

Derrière cet inconnu se cache une destinée toute tracée et bientôt, Yagi va pouvoir profiter pleinement de cette vie qu'on lui a arraché.

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Premier bonus sur la rencontre entre Yagi et Oboro ! C'est bref, c'est l'essentiel, et c'est tout ce qui compte ! ^^

Une idée pour le prochain bonus ?

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