53. Doutes (par @SilverAether)
Un chapitre de SilverAether
Le flot des souvenirs s'éloigne lentement, doux, langoureux. Il laisse dans son sillage des bribes de regrets, des remords puissants, des pensées inavouables. Je crois que je n'arrive pas vraiment à réaliser.
Cette année-là m'a fait grandir, mûrir, bien plus que tout ce qu'il est possible d'imaginer.
J'ai grimpé les échelons du pouvoir, plus haut, toujours plus haut, devenant d'un même coup la cheffe des écarlates. Moi, Diane Fox, l'Asociale, celle que personne n'avait jamais pris le temps d'écouter, à la tête d'un groupe de rebelles ; c'est fou ce que la vie est ironique.
En atteignant les nuages, j'ai cru accomplir un but divin, un ordre céleste qu'on m'avait confié depuis mon plus jeune âge ; mais non. Ma seule motivation avait toujours été Rouge, un appât trompeur, un mirage létal, qui s'est dissipé au moment où je croyais le plus l'atteindre. J'en ai le vertige. Quand viendra la chute ? Me suis-je élevée dans le seul but de tomber de plus haut ?
Je croyais... je croyais tant de chose, tant de vérités, que Rouge a réussi à repousser en une seule phrase. C'était mon objectif, celle que je voulais vraiment voir. Depuis mon entrée à l'Orphelinat, depuis mon adoption au Village, depuis l'obtention du diplôme, depuis la formation des Ecarlates... je voulais la trouver, je devais la trouver. Toutes mes espérances reposaient sur ces dires ; mais tout a volé en éclat.
« Je suis une convoyeuse. »
Une convoyeuse, un chaperon spécial qui transporte des humains et non des messages. Et moi, dans tout ça ? Je pensais retrouver quelqu'un qui me ressemblait. Une amie. Une confidente. Une... mère ?
Et la seule chose auquel j'ai eu droit, c'est une factrice.
A quel moment peut-on s'estimer lassé d'une vie ? J'ai dix-huit ans, mais, en ce moment, j'ai bien plus l'impression d'en avoir dix-huit milles. L'année dernière est passée si vite ! Dans le Monde Aveugle, j'aurais été majeure. Que ce serait-il passé, si je n'avais pas été recueillie par le Village ? Aurais-je eu mon examen ? Continué mes études, voyagé dans le monde, rencontré de nouvelles personnes ?
Cela fait bien longtemps que je ne me suis pas questionnée de la sorte. Mes dernières interrogations remontent lors de la période de l'examen, il y a un peu plus d'un an. Mon diplôme, il me semble l'avoir obtenu il y a quelques jours... et pourtant, j'ai l'impression que c'était il y a une éternité. Je suis perdue. Si je n'ai plus d'objectif, que dois-je faire ? Rouge était ma motivation, mon but à atteindre. J'ai grandi, mais personne n'est présent pour me féliciter. J'ai avancé, poursuivant une chimère mensongère, pour n'obtenir que fumée hallucinatoire mêlée aux cendres des regrets. J'ai mis mes sentiments de côtés pour poursuivre un songe merveilleux. Mais maintenant que je m'éveille enfin, que puis-je faire ? Que dois-je faire ?
Je donnerais énormément pour revenir à l'époque bénite de l'année précédente. J'aimais Shawn, il m'aimait, c'était simple et doux. Lorsqu'on doutait, c'était ensemble. Nous amour possédait quelque chose de voluptueux, délicat, presque pur et chaste... ça me plaisait. On avançait à notre rythme. Nous étions les deux rejetés, les deux face au monde entier, envers et contre tous. Il n'y avait pas encore cet arrière-goût lancinant des gestes répétés cent fois, ces milliers d'interrogations chaque jours plus féroces, ces millions de doutes qui me lacèrent l'estomac à la place des tendres papillons de l'affection.
A ce moment là, je n'avais encore aucune idée de ce dans quoi j'allais m'engager. Mère Grand. Qui l'eut cru ? Lorsque Shawn, Mina et Wolf avaient déboulée dans ma petite vie bien rangée afin de me l'annoncer, je n'osais pas y croire. C'était... trop étrange. Avouer que les examens 'avaient servi que pour le grand public, cela remettais en cause bien plus que ma seule aversion pour leur petite société bien rangée. Qui contrôle les ficelles de cette machine immense ? Les Loups du Grand NORD, les Chaperons entraînés, les Chasseurs imbattables, les Mères Grands redoutables ? Ou encore Mère Nature ?
Et les autres ? Tous ces apprentis, les nominés comme les recalés, ceux avec qui j'ai passé plus de dix longues années, ceux dont je n'ai plus jamais entendu parler. Étaient-ils des illusions, eux aussi ? Des acteurs camouflés pour m'indiquer la direction à suivre, ou des pantins maîtrisés par ce système oppressant ? Leurs visages flottent autour de moi, ni vraiment présent, ni vraiment absents. Il faut dire que nous étions tous plus ou moins liés, là-bas. Je les revois tous... Celena Owl et son étrange formation de Nymphette, Eden et Isabelle les jumelles vampires, Tyson le loup insupportable et ses énigmatiques œillades, Balthazar Arven, le meilleur ami de Shawn, à qui je n'ai jamais vraiment pris le temps d'adresser la parole... Ils sont tellement, innombrables, indénombrables. J'ai beau avoir oublié le nom de la plupart d'entre eux, leur visage m'est resté dans l'esprit et n'en sortiront probablement jamais.
Une once de regrets m'envahit quand mon esprit m'offre le regard noir d'Ira Felisica et la gifle monumentale que je lui ai collée. Peut-être qu'elle n'avait pas tort, après tout, quand elle évoquait cette chance de partir que tous ne possédaient pas. Je ne sais même pas si elle a obtenu son diplôme, trop perturbée que j'étais par l'annonce de ma formation de mère grand.
Si tout est déjà prévu d'avance, à quoi servent les examens ? Cela remet en question toutes mes croyances, toutes mes idéologies. Est-ce que... est ce que le Conseil voulait que je forme les Écarlates ? Jusqu'où vont leurs plans machiavéliques ?
Et puis tous les autres, ceux dont j'ai croisé le chemin, que je ne reverrais jamais. Adelheid qui m'a juré la mort mais que je n'ai jamais revu, Honey la panthère qui a juré de me protéger, la méduse qui, elle la première, a fait voler en éclat ma relation avec Shawn...
Leur passage était éphémère mais m'a profondément marqué, bien plus que ne l'aura fait aucun enseignement donné au Village. Ce sont des souvenirs immuables de ma mémoire, indestructibles, que rien ni personne ne pourront me faire oublier. J'ai plus apprit en un an de vagabondage qu'en des années d'apprentissage, et, aussi fou que cela puisse paraître, je suis effrayée.
Je me sens plus forte, mais plus fragile aussi. Accompagnée, mais incroyablement seule. Libre, mais coincée devant des choix qui impliquent la vie de milliers de personnes.
Je crois que je préférais ma vie d'avant. C'était monotone, oui, mais plus simple aussi. Les mornes jours laissaient place aux nuits mystérieuses, aux nuits interminables, passées en compagnie de Shawn et de ses paroles enchanteresses. Les papillons n'avaient jamais été aussi présents qu'en ce moment là, vivants, resplendissants, dansants une valse effrénée dans mon corps et mon cœur.
Et maintenant ? Si Rouge n'est pas ma mère, qui sont mes parents ? Si le renard argenté n'est pas vraiment mon animal totem, lequel est-il ? Une fois de plus, toutes mes affirmations ont laissé place à un néant sans nom. Les réponses à mes questions, loin de me satisfaire, m'en font poser dix autres. Suis-je vraiment prête à rencontrer mère Nature ? Le serais-je un jour ?
Toutes ces pensées simultanées me font osciller, faiblir, fléchir. Le couloir m'oppresse, j'ai l'impression que des milliers d'yeux me contemplent en ricanant. Si toute ma vie est composée de mensonge, qui puis-je croire, qui dois-je croire ?
Des larmes d'exaspération pointent au bord de mes paupières. Je les efface rageusement.
Je ne peux pas craquer, pas maintenant. Je n'en ai pas le droit.
Je pose un pas vacillant sur le sol, peinant à reprendre une respiration stable. Les auras sont de plus en plus forte, j'ai la tête qui tourne, mais je dois le faire. Pour les Écarlates. Pour Rouge. Pour moi.
Ma main se pose en tremblant sur le portail ancestral. Il semble impénétrable, infranchissable, dressé face au monde et à tous les ennemis de Mère Nature. Y laisser entrer un impie équivaudrait presque à profaner un lieu sacré – mais moi, où dois je me situer ?
Il est trop tard pour s'interroger. J'ai eu un an de doutes, un an d'incertitudes, un an de peines et de questionnements pour pouvoir penser à tout ce que je voulais. Maintenant, il est temps d'agir.
– Diane !
La voix qui hurle mon nom me fait sursauter, et retient mon geste in extremis. Elle me rappelle des souvenirs lointains, enfouis dans ma mémoire, que mon esprit avait préféré sceller durant cette année de déroute. Une nuit froide emplie de révélations et de déclarations...
– Shawn ?
Ma question n'est pas plus forte qu'un murmure, mon cœur bat à mille à l'heure. Comment puis je encore penser à lui, après une année de séparation ? Comment fait il pour me faire espérer de la sorte ? De toute manière, je sais que ce ne peut pas être lui. Sa voix est d'ordinaire plus grave, plus posée ; douce et rauque, rude et tendre à la fois. Cela ne peut pas être lui, je le sais bien... pourtant, je ne peux m'empêcher de retenir un soupir de déception quand je vois une silhouette féminine se profiler à l'horizon.
Je fronce les sourcils.
– Lukas ? Thalia ? Je... Que faites vous là ? l'endroit est censé être interdit à tous ceux qui ne sont ni chaperons, ni mère grand !
– Re-bonjour Diane, nous aussi on est super content de te revoir. Depuis que t'as réuni tout le monde, ça manque un peu d'embrouilles, tu vois. On se charge d'en créer en venant ici.
– Pardon ?
Thalia pousse un soupir contrit.
– C'était une blague, Didi Mamie (elle a prit la mauvaise habitude d'imiter Wolf). T'as pensé à prendre tes médocs pour le rire ?
Lukas lâche un petit sourire, plus par habitude que pour un véritable rire. Il semble perturbé. Je ne l'ai jamais vu de la sorte. D'ordinaire, c'est plus le gars qui instaure une bonne ambiance et qui fait des blagues tout en conservant un fond sérieux, mais
– On l'a vue, Diane... On a vue Mère Nature...
– Quoi ?
Son cœur tambourine frénétiquement contre sa cage thoracique, une veine palpite sur le côté de son front. L'absence de son aura me perturbe plus que jamais, dans cet endroit où chaque émanation est amplifiée par Mère Nature. Il émane de lui quelque chose de différent, de presque hybride. Cela semble concerner... un dragon ?
– Elle était là... elle nous a parlé...
– Et si tu veux mon avis, c'était pas une conversation très Nature-elle, souffle Thalia visiblement très fière de sa blague.
– Elle nous a parlé !
Si l'air grave de Lukas m'avait surprise, ses paroles sont un véritable coup de poing.
– Pardon ?
– On l'a vue. Elle voulait qu'on s'enfuit, mais...
– Mais le pire, c'est qu'on en a parlé, et qu'on a jamais été aussi d'accord avec un arbre. Et ça, c'est vraiment flippant.
– Un arbre ?
Et voilà, j'obtiens définitivement le titre de boulet intergalactique. Ils partent définitivement, et tout ce que je trouve à répondre, c'est 'un arbre'. Sincèrement ?
– Mère Nature ne voulait pas se montrer et est donc restée cachée derrière un arbre, en disant qu'on n'était pas prêts, pas encore. A vrai dire, je doute qu'on le soit jamais, mais bon... Et t'es sérieuse, tu trouves qu'un arbre est plus important que nous ?
Lukas prend un air outré et pose ses mains contre sa poitrine, comme si je lui fendais le cœur.
– T'aurais dû être acteur, tu aurais percé.
– J'imagine, en mettant « prank : je rencontre mère nature, ça tourne mal », j'aurais vite été une star du web.
Je les contemple quelques secondes, égarée dans leur discussion improbable. Ils font partis des quelques personnes à pouvoir discuter de millions de sujet à la fois, d'alterner, d'y revenir, sans se perdre ni arrêter de parler. En toute franchise, je pense que même leurs babillages incessants vont me manquer.
– Alors ouais, on s'en va. On a d'autres choses à faire, nous aussi. Les Écarlates, c'est notre famille, mais il est temps de prendre notre envol maintenant. Cette année était magnifique, vraiment. Tu nous a offert des choses qu'on aurait jamais vraiment vu par nous-même, on a grandis, on a changés, mais... maintenant, on va suivre notre propre voie.
Je devrais me réjouir mais étrangement, je n'y parviens pas. C'est sûrement l'une des révélations à laquelle je m'attendais le moins. Je savais bien qu'ils partiraient un jour, seulement... pourquoi maintenant ? Je suis toute chamboulée. Vais je me retrouver encore plus seule que ce que j'étais déjà ? J'ai bien conscience que mes pensées sont égoïstes, et c'est ça le pire. Je devrais me réjouir, hurler de joie, les féliciter ; mais je n'y arrive pas. Est-ce que ça fait toujours mal, lorsqu'un ami part ? Je n'ai jamais quitté de gens sans savoir que j'allais les revoir un jour. Aujourd'hui, c'est le néant ; ou, pire encore, je connais la triste vérité.
On ne se recroisera peut être jamais.
– Mais t'inquiète, grand-mère, on part pas comme des lâches, sourit Thalia en écho à mes doutes. On laisse la place à d'autres. Une présence contre une présence, nous a dit Maman Nature.
– On te laisse découvrir qui c'est, alors, souffle Lukas avec son éternel sourire en coin. On t'enverra tellement de messages que même Wolfi sera jaloux. Tu ne nous oublieras pas, j'espère.
Non. Je me souviendrais toujours d'eux, de leurs questions, de leur enthousiasme, de leur sens de l'humour parfois douteux. Leur présence temporaire, déjà fugitive, a illuminé l'année sombre qu'était celle de ma majorité. Ils s'éloignent déjà, dans ce couloir interminable, sans que je puisse leur avouer tout ce que j'ai sur le cœur.
Je ne les reverrais sûrement jamais.
– Vous allez me manquer. Qui va remettre Wolfi à sa place maintenant ? Je ne vus oublierais jamais. Même si je n'arrive plus à parler, j'aurais toujours vos visages dans ma tête.
– Évite quand même de perdre la parole, ça sera mieux pour nous tous, grimace Lukas.
– En revanche, je compte sur toi pour faire en sorte que Wolfchef ne trouve jamais le repos ! lance Thalia avec un rire qui parvient à me redonner le sourire. Et toi Lulu, c'est l'heure de retrouver ta dulcinée. Elle t'attend depuis trop longtemps !
– Je sais, je sais... Adieu, Diane ! Que les saisons te soient clémentes !
Leurs éclats de voix résonnent encore quelques secondes dans l'atmosphère étouffante puis ils disparaissent à l'angle du couloir, sourds à mes interrogations, mes sentiments et mes émotions.
Alors ça y est. Ils sont partis, sans doute pour toujours. Oh, je ne doute pas qu'on gardera contact – un an d'amitié, ça ne s'efface pas si vite – mais nous ne poursuivons plus les mêmes objectifs. Les Écarlates prennent une direction, et eux marcheront à contre-courant. Ça ne m'étonne pas vraiment d'eux...
Mais je crois que ça me rend triste. Tous mes amis vont ils m'abandonner, les uns après les autres ?
On ne se verra plus, mais je me souviendrais. Après tout, les souvenirs sont le plus beau des cadeaux qu'on puisse offrir à une personne, non ?
J'ai à peine essuyé la perle mouillée qui roulait sur mes joues, qu'une tornade rose vole dans ma direction.
– MA BFF ! Si tu savais à quel point tu nous as manquée !
Les paroles de Lukas me reviennent en mémoire.
Une présence contre une présence.
Non, je ne peux pas y croire, je n'ose pas y croire. Tout se déroule trop vite. Mère Nature aurait donc tout prévu ? Le départ anticipé des deux compagnons d'infortune, pour laisser une place à Mina et à...
– Shawn ?
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Je remercie sincèrement SilverAether pour ce superbe chapitre. Qui veut m'envoyer la suite de Code rouge ? Si vous êtes inspirés, envoyez moi un texte sur notre email communauté[email protected] et informez moi de cet envoi par message privé sur Gallylauteur
A bientôt !
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