Saison 6 - Épisode 8 : Le maillon faible

  Quelques instants plus tard, c'était en tout cas l'impression qu'il eut, il fut réveillé par un bruit qui ressemblait à un coup de canon tandis que la porte s'ouvrait à la volée. Se redressant brusquement, il entendit le grincement des rideaux qu'on écartait ; il lui sembla alors que les rayons d'un soleil aveuglant lui transperçaient les yeux. Se protégeant d'une main, il tâtonna fébrilement de l'autre en tentant de cligner des yeux pour réprimer le flou qu'avait installé son lourd sommeil.

  — Qu'est-ce qui se passe ? demanda Harry alors qu'il essuyait d'un revers de manche un filet de bave qui pendait sur son menton.

  — C'est bon, des Fées Infirmières sont venues chercher Cristalline, dit une voix féminine qu'il semblait connaître.

  Les yeux de Harry se réveillèrent à petit feu, mais la lumière était si vive qu'il ne voyait presque rien. Pendant un instant, une ombre se dessina en tremblotant devant lui ; il cligna des yeux et Rosélia entra dans son champ de vision, affichant un grand sourire.

  — Ça va ?

  — Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute ma vie, j'ai l'impression... soupira Harry alors qu'une migraine lui démangeait le crâne et que ses yeux brulaient de façon si assidue qu'il pensait bien devenir aveugle d'ici les quelques heures qui suivraient.

  — Je suis désolée de t'avoir fait patienter, toi et Kyle, continua Rosélia en caressant le visage fatigué de Harry, mais je ne voulais pas me retrouver seule avec elle. J'étais obligée de vous inviter chez moi.

  — Oh, ne t'excuses pas, c'est tout à fait normal. Et puis avec son visage bien amoché, il aurait fallu être vraiment fort pour pouvoir regarder ça... répondit Harry pendant que Kyle s'asseyait au bord du canapé dans lequel il s'était allongé.

  — Ton crocodile m'a foutu la trouille, Rosélia ! s'exclama Kyle en caressant son cou. Je n'ai pas pu dormir avec lui, il me fixait trop bizarrement... on dirait qu'il voulait me manger.

  — Cesse de raconter des bêtises sur mon fils ! s'exclama Rosélia en lui donnant une tape au sommet du crâne. Mon Crocky est nettement plus éduqué que certaines fées de cette vallée, renchérit-elle en pensant très fortement à Terence.

  — En plus tu lui as donné un petit nom ? s'indigna Kyle en faisant semblant de vomir. La prochaine fois que tu nous invite chez toi, pense à le nourrir de viande fraîche et enferme-le dans une cage...

  — Kyle, si tu continues à insulter mon bébé, c'est toi que j'enfermerai dans une cage. En plus, j'ai dû dire à Sled que je ne serai pas à l'igloo, cette nuit, à cause de cette histoire... Il devait être tellement déçu.

  — Il a dû mâter deux trois filles bien sexy qui patinaient pas très loin de sa maison, ne t'en fais pas... ajouta Harry avant de pousser un énorme bâillement à s'en décrocher la mâchoire.

  Sur le visage tendu de Rosélia, Harry comprit très bien que sa plus grande peur se résumait à voir son grand amour envisagé de la tromper. Conscient de la bourde qu'il venait de commettre, Harry s'efforça à changer de sujet alors que Kyle étouffait un rire juste dans le dos de Rosélia.

  — Sinon, qu'est-ce que les Fées Infirmières ont dit pour le cas de Cristalline ?

  — Oh, pas grand-chose, marmonna Rosélia d'une voix traînante. J'ai cru comprendre que les blessures qu'elle avait subi aurait pu être fatale mais qu'avec un peu de repos et quelques soins, elle devrait se remettre sur pied d'ici une semaine.

  — T'imagines si Clochette lui avait foutu un coup de marteau dans les dents... lâcha Harry en fixant le sol d'un air absent, plongé dans son imagination.

  — Par la Deuxième Étoile, elle aurait eu les dents du bonheur... frissonna Kyle en se tenant les bras couvert de chair de poule.

  — Arrêtez de raconter n'importe quoi ! aboya Rosélia en passant un doigt sur ses propres dents, comme si on venait de l'attaquer de manière personnelle. Je ne comprends pas ce qui a poussé Clochette à faire ça.

  — L'amour... soupira Harry d'un ton sarcastique.

  — De toute façon, l'amour c'est de la grosse merde ! rugit Kyle, les yeux plissés et les sourcils froncés de colère.

  Depuis la discussion que Kyle avait eu avec son frère, son comportement changea du tout au tout, cela n'échappa pas à l'observation de Harry qui le contemplait d'un regard méfiant.

  Brusquement, les yeux de Rosélia s'arrondirent et elle poussa une exclamation ressemblant à un bruit d'expiration. Elle se mit à bondir du canapé où Harry s'était feutré en tapotant rapidement les deux garçons.

  — Quoi, quoi ?! s'exclama Kyle qui ne supportait plus de subir des tapes à l'épaule.

  — J'avais complètement oublié de vous en parler, murmura Rosélia en formant un tout petit cercle composé de Harry et Kyle. Cristalline m'a expliqué pourquoi elle tenait tant à sortir avec Terence...

  — Ah, quoi ? s'exclama Harry à voix basse.

  — D'après ce que j'ai compris, le Conservateur n'aurait pas arrêté de lui faire des remarques sur son physique et ça aurait énervé Cristalline, continua Rosélia.

  — Je ne vois pas le rapport avec Terence ! s'énerva Kyle.

  — Justement, elle m'a dit que son cœur battait pour Terence depuis un bon moment, mais qu'elle n'osait pas passer le cap à cause de sa comparaison flagrante avec Clochette, rétorqua Rosélia. Et je peux en effet affirmer que ceci est vrai, depuis que je vis dans la Forêt de l'Hiver avec Sled, j'ai vu pas mal de fées se moquer de Cristalline à cause de son physique disons... pas très sexy. Tout le monde n'arrêtait pas de la comparer avec sa sœur. Du coup, Cristalline a fait naître un certain manque de confiance en elle et n'osait pas espérer une histoire d'amour avec les garçons.

  Sur le visage crispé de Kyle, Harry voyait bien qu'il se retenait d'exploser de rage en proclamant que lui, aurait aimé Cristalline sincèrement, peu importe son physique, mais son air stoïque réprima ses émotions.

  — Cristalline en a eu marre des dernières réflexions que lui avaient faites le Conservateur et avait décidé de passer à l'attaque, termina Rosélia.

  — Déjà, c'est qui le Conservateur ? demanda Harry en grattant son crâne parsemé de cheveux noir de jais.

  — C'est un très grand savant ! s'exclama Rosélia, presque indignée. Il est connu de toute la Vallée des Fées pour son savoir authentique ! Il a écrit une centaine de livres sur notre évolution au cours du temps et des mystères les plus enfouis de la vallée.

  — D'après l'un de ses livres, il aurait même émis la théorie qu'un dieu serait venu ici et aurait créé la vallée telle que nous la connaissons, ajouta Kyle.

  — Oh, oh, calmez-vous, tous les deux ! Moi je n'en savais rien, d'accord ? Je vous rappelle que j'étais un humain avant de devenir une fée...

  — Effectivement, c'est vrai, dit Rosélia, mais cela ne t'empêche pas de te cultiver un peu sur ton nouveau peuple.

  — Et donc, qu'est-ce qu'il a fait à Cristalline, ce Conservateur ?

  — Je pense qu'il l'a brusqué volontairement afin de coucher avec elle.

  Harry s'étrangla de travers avec sa propre salive ; il pensait avoir mal entendu et jeta un regard effaré aux deux fées en face de lui.

  — Vous plaisantez, j'espère ?

  — Non, on connaît tous le Conservateur pour son côté un peu... pervers.

  — Bah oui, c'est un classique, ça ! affirma Kyle en hochant de la tête d'un air naturel.

  — Et vous êtes en train de me dire que c'est à cause de ce salopard que tout ça est arrivé ?

  — D'une part, oui ! répondit Rosélia d'un ton docte. Il est très intelligent et dispose d'une très grande sagesse. Le Conservateur sait appuyer là où ça fait mal et desseller même les plus grands complexes qui habitent en chacun de nous.

  Face aux révélations de Rosélia, Harry avait l'impression de dresser un portrait de psychologue véreux similaire à celui d'Alicia Alvarez.

  En secouant fébrilement la tête, il jeta un dernier regard d'une lueur étincelante à Rosélia et Kyle, espérant qu'une part d'humanité se trouvait à l'intérieur du Conservateur.

  — Bon, je suppose tout de même que Cristalline est entre de bonnes mains... émit Rosélia dans un bâillement fatigué. Les gars, c'est pas que je vous déteste, hein, mais nous avons vécu une nuit blanche très haute en émotion et j'ai une sacré envie de dormir.

  — Oh, ne t'en fais pas, on avait prévu de partir, dit Kyle en se dirigeant au seuil de la porte.

  Kyle passa en hâte devant Rosélia et Harry, puis sortit dans le jardin. Après avoir fait quelques pas au-dehors, il tourna sur place et fixa Harry de loin, l'incitant à le rejoindre d'un signe de tête. Mais le garçon ne pouvait pas partir comme ça : l'idée que le Conservateur ait pu faire du mal à Cristalline lui trottait beaucoup trop l'esprit.

  — Kyle, Rosélia, on ne peut pas tout arrêter comme ça ! s'exclama-t-il enfin.

  — Où veux-tu en venir ? demanda Kyle en le fixant avec des petits yeux plissés, de loin.

  — On ne peut pas rester là sans rien faire ! Kyle, toi qui aimes Cristalline...

  — Je ne l'aime plus, elle me dégoute ! rectifia Kyle d'une rage palpable sur son visage crispé.

  — Même ! On doit parler à ce Conservateur ou je ne sais quoi.

  — Harry a peut-être raison, se demanda Rosélia alors qu'elle mordillait sa lèvre rouge inférieur. On pourrait voir le Conservateur à la Forêt de l'Hiver.

  — Je sais qu'il est dans la Forêt de l'Hiver, mais où exactement ?!

  — Alors, là... dit Rosélia en haussant des épaules, je n'en ai aucune idée !

  Kyle poussa un profond soupir qui imageait avec précision l'agacement procuré par ses amis. Découvrir pourquoi Cristalline souffrait lui était désormais bien égal.

  — Je sais où vit le Conservateur, soupira Kyle d'un geste las.

  — Super ! Allons-y, dans ce cas !

***

  Le vent glacial, qui emportait avec lui une traînée de flocon enneigés, sifflait dans les oreilles de Harry. La cape par-laquelle il s'était emmitouflé menaçait de s'envoler tel une bannière dans les airs. Kyle et Rosélia marchaient à ses extrémités, leurs chevilles ondulant leurs capes aux rythmes de leurs pas.

  Comme d'habitude, ils durent se montrer à la Fée du Givre, présente à la frontière, et passer avec des ailes parfaitement recouvertes de givre.

  — Kyle, c'est quand qu'on fait le rituel pour que je puisse récupérer mes ailes ? demanda Harry d'un ton agacé.

  — Quand nous nous serons expliqués avec le Conservateur, on le fera, répondit Kyle qui fouillait le brouillard du regard.

  Harry, Rosélia et Kyle discernèrent une grande montagne couverte d'une couche de neige se dessinant très loin devant eux, son sommet brusquait les nuages. Les hiboux hululaient à l'unisson à son sommet, tournoyant en cercle autour de la montagne. Harry paraissait impressionné.

  — C'est au sommet de cette montagne que vit le Conservateur, dit Kyle pendant qu'il décollait sa jambe enfoncée dans un creux de neige.

  Rosélia, qui n'avait eu aucun mal à suivre Harry et Kyle auparavant, s'arrêta net et pencha son cou de façon très intriguée.

  — Qu'est-ce qui se passe, Rosélia ? demanda Harry qui essayait de voir la silhouette de la jeune femme filtrée par le brouillard blanc.

  — Vous n'entendez pas ? fit-elle, d'une voix peu convaincue par l'endroit.

  Et pourtant, la seule chose que Harry entendait n'était autre que le vent qui lui sifflait aux tympans. Se concentrant uniquement sur son ouïe et fermant les yeux, le garçon finit par discerner un bruit sourd qui déboulait du haut de la montagne jusqu'à eux.

  — Qu'est-ce que c'est que ça ?!

  Le bruit avait l'air de frotter la neige de façon persécutante. Par de courts moments, Harry pouvait entendre la cadence du son fendre l'air, comme si elle cognait contre autre chose de dur.

  Kyle, qui était devant les deux fées, se mit à hurler :

  — Une énorme boule de neige arrive droit sur nous !

  — Quoi ?! s'exclama Harry qui tâtonnait aveuglément autour de lui pour chercher son frère. Où-où est-elle, cette boule ?!

  Harry sentit quelque chose l'étreindre dans son dos. Après un sursaut, il comprit que Rosélia s'y était vautrée, ses ongles vernis plantés sur son corps.

  Ce fut alors, à ce moment-là, juste devant son nez, écartant la brume comme un vulgaire rideau transparent, qu'une énorme boule de neige, truffée de quelques roches, fonça droit devant eux. Kyle était parvenu à bondir par la gauche in extremis pour l'esquiver.

  — Harry, sers-toi de tes pouvoirs de Fée Voltigeuse !

  Cela sautait aux yeux de Harry, que la mort ne les épargneraient pas si cette énorme chose tapait contre lui et Rosélia. Hors d'haleine, il tenta vaguement de faire abstraction de son cœur qui cognait douloureusement dans sa poitrine. Il tendit ses deux mains tremblantes après deux inspirations et expirations, malgré la sècheresse que provoquait le vent sur ses yeux, il fixa l'objet sans ciller. Harry hurla à en faire trembler la montagne alors qu'une bourrasque s'échappa furtivement d'entre ses paumes, cette ligne invisible fendit la boule en deux dans un crac sonore. Rosélia poussa un dernier gloussement et resta collée sur son dos avec la ténacité d'une sangsue.

  — Ouf, c'en était moins une... expira Harry en essuyant une goutte de sueur qui perlait sur son front.

  — Oh, merci, Harry ! s'exclama Rosélia en le couvrant de baiser dans le cou. J'ai bien cru que j'allais mourir... oh, oh... par la Deuxième Étoile, reprit-elle dans un halètement, Crocky a failli devenir orphelin...

  Kyle descendit la pente afin de voir comment allait ses amis.

  — De toute façon si ce n'est pas la boule de neige qui te tue, le crocodile te mangera, ajouta Kyle d'un sourire goguenard mais heureux de voir que Harry et Rosélia étaient sains et saufs.

  — KYLE, FERME-LÀ !

  Dans un rire presque inarrêtable, le groupe monta quatre à quatre jusqu'au sommet de la montagne, le cœur léger. Jamais de leurs vies ils ne se sentirent aussi vivants qu'en cet instant.

  Une fois arrivés au sommet de la montagne blanche, Kyle et Rosélia s'affalèrent dans la neige, complètement épuisés. Harry, quant à lui, jeta un regard ébahi droit devant. Deux portes aux verres glacées ornées de motifs parallèles se postaient juste devant lui, sa carrure et sa hauteur étaient impressionnant d'une façon grotesque.

  — Nous... nous y sommes... haletait Kyle. Le Dépôt du Conservateur...

  Sur le coup, Harry ne savait pas s'il devait considérer cet endroit comme un dépôt ou bien l'entrée d'un château à la noblesse prometteuse.

  — Et comment on fait pour passer ? La porte est tellement grosse... on devrait s'y mettre à trois pour l'ouvrir, non ?

  — Non, idiot ! rugit Kyle alors qu'il peinait à se relever. Contente-toi de pousser la porte.

  Mais bien avant qu'il ne fasse volte-face à la porte, elle se déploya lentement de son propre gré dans un bruit de murs en mouvement. Un homme au crâne dégarni, extraordinairement gras, qui se massait le ventre et fixait Rosélia d'un regard affamé et exalté surgit devant eux. Son bras tenait un énorme bâton violet qui mesurait deux fois sa petite taille.

  — Bien le bonjour, chers inconnus, chantonna le Conservateur en fixant Rosélia avec appétit. Dites donc, jeune fille, qu'est-ce qu'une jolie créature comme vous fait jusqu'ici ?

  — Voyons, Conservateur, disait Kyle d'un ton amer, vous ne me reconnaissez pas ?

  — En fait, nous sommes venus vous parler ! s'écria Harry, qui ne supportait déjà pas les manières obscènes de cet homme. C'est en rapport avec Cristalline !

  — Hmm... Cristalline, la petite planche à pain que Lord Milori m'a offert en guise de récompense pour ma contribution à l'extermination du Monstre d'Azur ? Rooh, elle n'était pas très appétissante, j'ai dû élaborer un stratagème débile pour pénétrer ce thon ! s'indigna le Conservateur, presque sur le point de vomir. C'est fou comment les filles moches ont des exigences élevées de nos jours...

  La rage que ressentait Harry se traduisit dans ses yeux ternes et ronds. Les poings resserrés sur eux-mêmes, il s'imaginait déjà terrasser le Conservateur d'une tornade. Par chance, Rosélia se glissa dans le dos de Harry et lui murmura quelques mots dont il était le seul à pouvoir comprendre :

  — Je suis très en colère, moi aussi, murmura-t-elle, mais tu as face à toi le Conservateur, ce type doit être la fée la plus âgée de la vallée après la Reine Clarion. Il a une grosse notoriété, et c'est pour ça qu'on ne peut pas se permettre de le frapper, comme ça...

  — Entendu, répondit Harry d'un ton détaché.

  Harry et Rosélia reportèrent leur attention sur le vieillard, dont la démarche et le sourire niais n'inspiraient aucune confiance.

  — Voulez-vous entrer ? demanda-t-il en glissant une main sur les fesses de Rosélia.

  D'un cliquetis étrange, la cape de Rosélia s'envola dans les airs. La jeune fille poussa une exclamation en regardant désespérément ce tissu quitter l'horizon.

  — Voilà, c'est bien mieux comme ça ! s'écria-t-il en malaxant les fesses de Rosélia.

  — M-mais voyons, que faites-vous ?! grogna Rosélia en se hâtant d'entrer dans le dépôt.

  — Oh, pardonnez-moi, rigolait le Conservateur d'un ton aussi froid que l'atmosphère, j'ai toujours été très taquin...

  Harry, Rosélia et Kyle pénétrèrent le Dépôt du Conservateur et prirent place sur un tas de livres gelés. Le Conservateur apporta trois tasses d'un contenu noir mais très odorant. Pendant qu'ils sirotaient la tasse, Harry remarqua que le Conservateur n'arrêta pas d'observer Rosélia.

  — Écoutez, lança Rosélia en déposant la tasse auprès d'elle, nous, on ne veut pas d'ennuis. On veut juste savoir pourquoi vous avez fait ça...

  — Par votre faute, Clochette et Cristalline se sont battues...

  — Si vous voyiez sa tête, elle est complètement déformée, ajouta Kyle d'un sourire sur les côtés.

  — QUOI ?! bondit le Conservateur. Clochette est blessée ?!

  — Non, rectifia Harry, c'est Cristalline qui s'est retrouvée perdante, dans cette affaire.

  — Ouf, expira le Conservateur en maintenant son cœur dans sa poitrine, j'ai bien craint le pire... si c'est cette petite chose horrible alors ce n'est pas grave.

  Harry n'en revenait pas d'entendre ces paroles.

  — Et vous n'êtes pas désolé de ce que vous avez dit à Cristalline ?! aboya Harry en se relevant.

  Malgré les signes de tête très explicites que lui indiquait Rosélia pour lui faire signe de s'asseoir, Harry se laissa submerger par sa colère, le monstre rugissant de haine dans ses entrailles. Le Conservateur le fixa de façon déconcertée, derrière ses deux verres rectangulaires qui brillaient à la lueur du soleil.

  — Que t'arrive-t-il, mon garçon ? demanda-t-il tout naturellement.

  — Vous... vous ne pouvez pas rester là sans rien dire !

  — Je ne vais pas m'excuser d'avoir dit des choses qui ont égaré un maillon faible comme celui-ci. De toute façon, elle a essayé d'être autre chose qu'une planche à pain. Résultat : elle se retrouve hospitalisée. Il n'y a plus aucun doute à se faire là-dessus.

  — Ce n'est pas parce qu'elle est plate, comme vous le dites, que vous êtes obligé de lui dire des méchancetés.

  — Mon garçon, reprit le Conservateur, vous-même vous le savez, au fond de vous. Inutile de jouer les bons samaritains. Nous voyons ce physique abject que seule une nuit nous saurait faire supporter.

  D'une part, le Conservateur n'avait pas tort, la première fois que Harry rencontra Cristalline, il l'avait jugé avec ce même regard. Maintenant, il s'en souvint, de ce jour où il la trouvait trop moche pour que Kyle l'aime, trop moche pour être la sœur de Clochette.

  — Vous avez raison, avoua-t-il. Mais... mais...

  Harry avait peine à trouver ses mots.

  — ... ce n'est pas une raison de faire ça ! On ne devrait même pas le dire, d'ailleurs ! Au lieu de l'encourager à s'accepter telle qu'elle était, vous l'avez poussé à la haine et à la revanche contre sa propre sœur !

  Le garçon poussa le petit corps gringalet du Conservateur contre l'une des piles de livres. Le vieillard poussa un gémissement étouffé avant de brandir son bâton devant le nez de Harry.

  — À ta place j'éviterais de me combattre, mon garçon... je suis bien plus puissant que tu ne le pense !

  Harry continuait de le fixer avec le même regard de haine, les paroles du Conservateur ne l'atteignaient pas.

  — Que fais-tu, mon garçon ?

  D'un coup sec une, deux, puis trois petites tornades foncèrent en direction du Conservateur, elles ravageaient tout sur leurs passages tant leurs puissances étaient démesurées. Les livres pourtant gelés au sol, se trouvèrent emportés dans un tourbillon.

  — Tu fais une grave erreur ! RAAAHHH !!!

  Le Conservateur brandit son énorme bâton violacé face aux trois tornades, puis le fit tournoyer comme une hélice à contre vent. Un bruit suraigu détonna dans le dépôt.

  Un instant plus tard, sous une couche de brume fraîche, Harry cligna deux fois des yeux avant de sursauter : ses trois petites tornades étaient complètement recouvertes d'une couche de glace, figée dans leurs élans.

  — Co-comment a-t-il fait pour geler de l'air ? frissonna Rosélia alors que ses jambes tremblaient de terreur.

  — In-incroyable... s'exclama Kyle, caché derrière une pile de livres. Ce type n'est pas l'une des plus grandes fées de cette vallée pour rien !

  Un nuage épais de brume se souleva et surgit dans le dos de Harry. La voix qui s'éleva fit dresser les poils de sa nuque tant elle était à glacer le sang.

  — Je t'avais prévenu, mon garçon... regarde comment je profite de la beauté qu'offre mère-nature...

  — Qu-quoi ?!

  D'un coup sec, l'extrémité du bâton explosa. Abasourdi, Harry vit alors jaillir une sorte de long serpent fait de glace qui tomba sur le sol et se dressa droit devant Rosélia, prêt à mordre. Le reptile de glace se projeta d'un bond sur Rosélia, il s'enveloppa de tout son corps avant de se figer à l'instar de la glace qu'il revêtait.

  — AAAAAAAHHHHH !!! hurla Rosélia, à pleins poumons. MAIS LLÂÂÂÂÂCHEEZZ-MOOIIII !!!!

  — Oh que non, ma chère ! souriait le Conservateur, rougissant de plaisir. Quand j'en aurai fini avec cet avorton, nous passerons une nuit torride, vous et moi.

  — Harry !!! hurla Rosélia. Au secours !!!

  — Harry ? s'étonna le Conservateur. Alors, c'est vous l'humain qui avez terrassé plus de la moitié des fées de la vallée, il y a quelques années de cela ? Et dire que j'avais la formule pour vous faire oublier le Pays Imaginaire, quel gâchis !

  — Attends, j'arrive ! s'écria Harry vers Rosélia.

  Sans prendre compte de la puissance dont faisait preuve le monstre qui enveloppait Rosélia, Harry détala, hors d'haleine, en leur direction. Il pouvait entendre son cœur battre dans sa poitrine et ses pas provoquer des énormes claquements sur la glace qui répandaient une résonance lourde. Les stalagmites qui pendaient au plafond du dépôt menaçaient de tomber d'une minute à l'autre, désarçonnés par le vacarme dans la grande pièce.

  Il y était presque mais ses jambes s'alourdirent et ses poumons le brûlèrent de l'intérieur. Harry donnait toute son énergie pour rejoindre Rosélia. Mais un violent coup de bâton le percuta dans un bang sonore, il fut projeté sur la glace, de plein fouet dans le dos.

  Dans un gémissement de fatigue, Harry tenta tout pour se relever mais le sang qui jaillit à présent de son genou ouvert en décida autrement.

  — J'aurais du me proposer pour préparer ce fichu philtre d'amnésie à l'époque où la Reine Clarion me l'avait demandé. Clochette ne se serait pas trompée de page et jamais tu n'aurais mis les pieds jusqu'ici pour me barrer la route ! Mais rassure-toi, je vais réparer mon erreur...

  Harry orienta son cou tremblant vers le Conservateur. Il avait l'impression que son regard noir transperçait son âme et le consumait à petit feu. Le monstre, qui sommeillait dans ses entrailles, disparut pour laisser place à un stress incontrôlable.

  Le gros bâton violet vint se pointer juste devant le nez de Harry. Ce dernier le vit jaillir de la glace aux pics aiguisés à son extrémité. Harry ferma les yeux, comprenant qu'il ne pouvait plus rien faire contre lui. Se résignant à attendre sa mort, couché sur le sol, le sang s'élargissant sur toute sa surface. Il aurait tout de même espéré mourir autrement que des mains d'un vieux pervers.

  — Prépare-toi, ma belle ! éclata de rire le vieillard en fixant Rosélia de ses yeux rougis et dilatés par ses pulsions sexuelles. Je le tue de suite et je viens m'enfoncer en toi...

  Le bâton se brandit au ciel pour se préparer à frapper sur le crâne de Harry. Le pauvre garçon, décontenancé, se contenta de trembler. Il ferma les yeux une énième fois en sentait le vent couper juste assez au-dessus de sa tête pour faire flotter ses cheveux. Alors que le bâton commençait à redescendre, avec l'élan suffisant pour fracasser son crâne, un crac sonore fendit l'air en deux.

  Harry sentit quelques gouttes chaudes tomber sur le sommet de son crâne. Au début, il crut que c'était son propre sang, mais la douleur lui échappait étrangement.

  « Quoi ?! Mais qu'est-ce que... »

  Le Conservateur resserrait ses mains dans sa poitrine avec une fermeté de détresse. Sa veste forma des plis en tourbillon au beau milieu de son torse, mais ses mains tremblantes cachaient quelque chose.

  Harry remarqua, pour son plus grand étonnement, qu'un morceau de stalagmite venait tout juste de s'enfoncer en plein cœur du Conservateur. Le vieillard gémissait, comme pour donner un dernier souffle, puis fit volte-face au même moment que Harry pour voir d'où venait l'impact.

  Kyle se tenait debout avec un arc de glace à la main, visiblement rafistolé avec son propre t-shirt qui se retrouva arraché et un autre morceau de stalagmite.

  — J'ai... j'ai... j'ai toujours détesté les Fées Bricoleuses, haleta le Conservateur avec une voix de moins en moins audible.

  — Kyle !!! s'écria Harry. Tu l'as tué !

  Le Conservateur s'écrasa à la renverse sur le sol de glace. Le flot de sang qui jaillit instantanément de sa bouche entrouverte semblait l'étouffer. Il gesticula comme un ver de terre puis s'arrêta net dans la seconde qui suivit. Ses yeux vitreux n'exprimaient aucun éclat, son dernier souffle venait de se rompre et ses lunettes s'écrasèrent un peu plus loin, réduits en de misérables rectangles fissurés.

  — Vous pouvez dire merci à mon t-shirt de feuille et les morceaux de stalagmites qui sont tombées pendant que le serpent faisait le mariole, répondit Kyle.

  Le même serpent qui enroulait Rosélia se vaporisa en eau, cerclant désormais la Fée des Jardins dans une petite flaque innocente et liquide.

  — On est... libre ? s'interrogea-t-elle avec des yeux égarés comme si elle venait de quitter le paradis et revenait sur terre.

  — Oui, et grâce à Kyle ! hurla Harry à chaude larmes. Si je n'étais pas blessé, je viendrais te faire un bon gros câlin.

  — Oh, je crois que je m'en passerai de ça... murmura Kyle en relevant Harry.

  Harry titubait violemment une fois debout, soutenue d'une main sur l'épaule de son frère. Les deux frères se dirigèrent à présent vers Rosélia avec des sourires angéliques, heureux d'avoir échappés à la mort, mais soudain...

  — Harry, tu reconnais ce bruit ?! s'exclama Kyle.

  — Oui !!! C'est exactement le même bruit qu'on fait nos ailes la première fois qu'on s'est rencontrés... mais ça veut dire que...

  Sans même entrer en contact avec les ailes de Kyle, les ailes de Harry se mirent à scintiller de mille feux, accompagnées d'un bruit strident qui illumina toute la pièce. Un instant plus tard, les larges ailes impressionnantes de Harry réapparurent dans son dos. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Ses nerfs, qui lui contractaient l'estomac, commencèrent à se relâcher.

  — Kyle... je peux voler !!! Mais comment est-ce possible ?! On ne s'est même pas touché les ailes ! s'écria Harry en planant de plus en plus haut dans le dépôt.

  — Harry, balbutia Kyle avant d'éclater en sanglot, je ne comprends pas, moi non plus.

  — Clochette m'avait dit qu'il fallait obligatoirement que des fées fraternelles superposent leurs ailes pour que cela fonctionne...

  — Vous n'en avez pas eu besoin car votre lien fraternel était à son maximum, admit Rosélia en fronçant des sourcils.

  — Comment ça ? s'étonna Harry, qui avait l'impression de virevolter pour la première fois de sa vie.

  — Lorsque Kyle t'a sauvé de la mort, il a prouvé qu'il tenait à toi mais non seulement qu'il était capable de tuer pour te voir exister, continua Rosélia. Ce lien fraternel est encore plus puissant que ce celui de Clochette et Cristalline, ça ne fait aucun doute. Auparavant j'avais déjà vu ces sœurs jumelles faire des choses époustouflantes grâce aux pouvoirs de leurs ailes... mais vous ! Oh, vous dépassez vraiment ce qui a bien pu arriver au cours de l'histoire avec d'autres fées d'une même fratrie.

  Harry, dont le regard larmoyant fixait son frère, souriait avec un visage éclatant. Il était fier d'avoir un frère comme Kyle et pour rien au monde il ne le changerait avec un autre.

  Harry, Rosélia et Kyle se mirent à voler, ils survolèrent la Forêt de l'Hiver, qui n'apparut à leurs yeux que comme une grosse flaque blanche tandis qu'ils effectuèrent des slaloms dans les airs. Harry était enfin heureux de pouvoir à nouveau tracer des lignes ou séparer des nuages par la vitesse de son vol. Kyle planait auprès de lui, toujours avec l'arc à la main qu'il empoignait ardemment, et Rosélia vola lentement mais dont le regard vide inquiéta les deux frères.

  — À quoi tu penses ? demanda Harry qui s'était rapproché d'elle en un coupe-vent.

  — Je... balbutia-t-elle. Vous ne pensez pas qu'on aura des ennuis avec la Reine Clarion ? Je veux dire... on-on a quand même tué le Conservateur, l'une des fées les plus importantes de cette vallée.

  — Ne t'en fais pas, vu ce qu'on lui racontera, elle comprendra forcément ! s'exclama Harry. Franchement, il faudrait être débile pour nous punir à cause de ce type.

  — C'est encore une chance que Lord Milori ne nous ai pas trouvé et abattu sur place, frémissait Kyle dont la hâte de quitter la Forêt de l'Hiver grandissait.

  — Les amis... soupira Harry. Je vous dis que tout ira bien, il n'y a aucune raison de s'en faire.

  Harry, Rosélia et Kyle volèrent de plus en plus haut dans le ciel, bientôt suffisamment en hauteur pour confondre les ailes scintillantes avec le soleil. Puis, ils disparurent à tout jamais de la Forêt de l'Hiver, bien heureux de rentrer chez eux.

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