Chapitre 1 : Mensonge

***

Au premier matin du monde, le néant emplissait l'espace. Mer de sable aux horizons infinis, Helsklan s'étendait exempt de vie et de sens. Terrain de chaos, champs de bataille de la lumière et des ténèbres, aucun être ne pouvait y demeurer.

Les Dieux, pris de pitié pour cette terre vierge, décidèrent de lui apporter la vie. Repoussant les ombres du Cosmos, ils protégèrent la lumière des trois astres. Par leurs pouvoirs infinis, ils transformèrent le sable en fleur, en arbres, en roches. L'eau se mit à couler à flots, les neiges envahissant l'Est, la végétation l'Ouest. Les animaux et insectes affluèrent, se délectant de la douceur de ces espaces radieux.

Le monde était resplendissant.

Afin de protéger l'équilibre de leur création, les Dieux firent naître les hommes. Gardien de la paix et de l'évolution de ce monde, ils furent dotés des dons de leurs parents.

Aux Wiktorias, la force de la matière.

Aux Kasmalt, la vivacité de l'électricité.

Aux Etzlis, la sagesse de l'espace et du temps.

Aux Larzares, la bonté de la lumière.

Ainsi, les peuples prospérèrent dans la paix et la joie.

Début de Notre nouvelle-ère , Arahm Bolkjek

***

Sous la brise matinale, les voilages ondulaient lentement. Pendus de chaque côté des petites fenêtres bordant la pièce, ils dansaient langoureusement avec les rayons du soleil, s'amusant à faire valser ses reflets roses sur les boiseries des meubles massifs. Perdu au milieu d'une mer de mousseline et de coton, le corps trop lourd d'Eyron s'écrasait dans cet enchevêtrement de draps à la manière de son esprit engloutit par des rêves matinaux. L'aurore était déjà venue. Elle avait touchée de son baiser glaciale la jeune femme l'accompagnant, la tirant ainsi d'un sommeil peuplé de chimères pour la ramener dans les douceurs gelées du levé des astres sur le lac d'Aclemya. La lumière rosée des trois étoiles glissaient mollement sur la houle légère avant de rebondir contre les vitres, faisant briller comme du cristal chaque surface. Sous cette lumière témoignant des balbutiements du jours, le corps d'Abae semblait couvert de pierre précieuse, ses cicatrices scintillaient à la manière de diamant incrusté dans sa peau de bronze, donnant à son corps nu la plus belle des parures.

Mais la jeune femme ne semblait pas s'émouvoir de cette transformation. S'extirpant du lit, elle avança lentement vers la fenêtre, non sans oublier de jeter un regard désapprobateur au corps gisant encore au sein de ce dernier. Elle replaça une de ses longues boucles brunes derrière son oreille. D'un regard laconique, elle observait l'ébauche lointaine du palais d'Erzime, où les lueurs astrales le recouvraient de leur toiles d'or, ne s'émouvant pas de la transformation incroyable se produisant sous ses yeux. Comme tout grand alchimiste qu'il était, le crépuscule du matin pouvait donner aux choses les plus viles les apparences les plus délicieuses : au corps meurtri d'une femme laide celle d'une robe de diamant, au bastion de la vermine et de l'horreur les éclats dorés de la ville d'El Dorado. Mais Abae savait que cette métamorphose n'était qu'un miroir trompeur, et qu'une fois les rayons carnés disparus, tout reprendrait sa véritable apparence. Car à Aclemya rien n'était beau, toute matière n'était que corrompue, tout n'était que mensonge.

Séparé du poids absent à ses côtés, le corps d'Eyron s'était mis à frémir, ou peut-être était-ce sous la froide caresse des effluves du lac qui l'avait réveillé. Lentement, il se redressa et observa d'un œil perdu les contours de la chambre.Un sourire grandit sur ses lèvres lorsque son iris noir rencontra le corps brun d'Abae, mais ce dernier se transforma rapidement en une moue étrange face au regard morne de la jeune femme.

-Je t'avais dit de partir, dit-t-elle compendieusement, détournant son visage vers la fenêtre.

Le jeune hocha la tête et, passant ses doigts dans ses cheveux auburns pour les dégager de ses pomettes, il ne releva pas le reproche de sa compagne. Il posa son regard sur draps froissés, se remémorant les nombreuses soirées passées entre ces derniers, un air satisfait barrant son visage. Un raclement de gorge le tira de sa contemplation sans pour autant le dévêtir de son rictus, et face aux deux orbes vertes le fixant, il haussa les épaules d'un air désabusé.

-Je ne pouvais me défaire de ta compagnie, je voulais profiter de toi plus longtemps.

Sans un mot, Abae continua de le fixer quelques instants d'un air atone, avant de se détourner en direction du miroir suspendu au dessus de sa commode. Ramenant ses boucles sur l'arrière de son crâne, dévoilant ainsi sa machoire anguleuse, elle pouvait sentir le regard du jeune homme pesant sur ses reins, et dans un frémissement infime de ses lèvres , elle dit doucement :

-Tu devrais partir.

Le ton dépassionné employé ne freina pas son enthousiasme, et saisissant sa chemise abandonnée sur les lattes noires, il l'enfila sans arrêter de dévorer du regard le corps se dessinant devant lui, glissant sur chaque rondeurs des muscles longuement travaillés, sur ses épaules anguleuses et ses hanches larges, se perdant dans la contemplation des constellation formé par ses grains de beauté. Eyron n'avait que pour seul désir de la serrer contre son corps, de sentir chaque aspérité de sa peau sous ses doigts et de tracer du bout de ses lèvres les dessins de ses envies sur cette toile tant aimée.

Cependant le chant d'un merle noir résonna comme la diane et fit renaitre dans son esprit les obligations du jour. Baissant la tête, désabusé, il fixa le trou laissé par l'absence de bouton et un rictus amusé lui titilla les lèvres. Elle lui en avait encore arraché un dans la précipitation de la veille. Abae n'était pas sortie de la contemplation morne de son visage, du coin de l'œil, elle observait les déplacements du jeune homme dans son dos, attendant son départ avec impatience. Elle haïssait sa présence lors de l'aurore, lui rappelant trop aisément qu'il n'était pas un rêve, et que comme toute matière portée dans le sein d'Aclemya, il était corrompu. Lorsqu'il disparaissait dans les vapeurs fuligineuses de la nuit, il n'était qu'une créature chimérique mais, quand il partait le matin, sous les rayons rosés des trois astres, il devenait un mensonge, un mensonge ignoble et sournois auquel Abae se raccrochait sans espoir. Sentant son souffle sur sa nuque , la jeune femme ouvrit légèrement les yeux, observant sur la surface polis le déplacement de ses doigts le long des arabesques d'or emprisonnant son cou. La peau olivâtre du jeune homme s'accordait étrangement à l'émeraude encastrée dans ce nid de serpent doré et, son ongle glissant contre la jointure entre la pierre et le métal, fit descendre un long frisson le long de sa colonne. Ses lèvres, collées contre la naissance de ses cervicales, murmuraient des paroles suaves ponctuées par de légers baisers.

-Tu es belle, souffla-t-il, si belle.

Mensonge. Fermant les yeux, Abae se raidit d'avantage et crispant ses mains sur les boiseries du meuble, elle chassa au loin ces baisers de Judas. Ce n'était que des mensonges, seulement des mensonges. Les yeux toujours clos, elle sentit un fourmillement au centre de son front qui s'étendit rapidement alors que des images étrangères à ses souvenirs affluaient dans sa tête. Son visage, vu par des yeux étrangers, tordu, les joues rouges de plaisirs s'insinua, dans son esprit, puis son corps dans son habit d'Eve devant la commode et enfin, sa convulsion étrange des commissures, aux antipodes du sourire, observée alors qu'elle se dressait au loin, droite, les mains jointes sur sa chemise. Elle chassa rapidement ces images et ouvrant prestement les yeux, elle tomba sur le reflet de ses iris changées en Topaz, dont le jaune puissant était pareil à un feu prenant foyer au cœur de son regard.

-Ne rentre pas dans ma tête, persifla-t-elle alors que ses iris reprenaient leur teinte naturelle.

Il ricana, et sans s'alarmer de sa colère, enroula autour de son doigts une mèche rebelle roulant le long de son cou.

-Je ne suis qu'un pauvre troisième, tu le sais, si je peux y entrer c'est que tu me laisses la porte grande ouverte. Cesse donc de raconter des sottises, tu ne tromperas personne, ni moi, ni toi.

-Ne fais jamais ça devant Orcia, personne ne voudrait retrouver ta tête au bout d'un pique, ni moi, ni toi.

Il rigola de plus belle, et continuant de tracer les lignes de son cou, il observa avec un demi sourire l'expression préoccupée qu'elle affichait désormais. Pour certain, ce plis entre ces sourcils n'était qu'une simple marque de réflexion et d'inquiétude, mais pour Eyron, il représentait la plus belle déclaration d'amour, car ce visage habituellement si neutre c'était tordu par sa faute. Ravi, il caressa avec plus d'attention la peau qui s'offrait à son touché.

-Tu sais qu'elle ne me fera rien, elle m'adore. Pourquoi irait-elle planter l'adorable visage de son conseillé favoris au bout d'un pique ?

-Peut-être pour la même raison que celle qui l'a poussée à une entreprise de la sorte avec la tête de son très cher mari ?

L'homme s'esclaffa de plus belle et enfouie son visage dans la nuque d'Abae, laissant cette dernière maugréer de plus belle. Elle n'aimait pas la confiance dont faisait preuve le jeune homme. Elle connaissait la cruauté de son aïeule, sa détermination et l'antipathie dont elle pouvait faire preuve. Son pouvoir était la seule chose précieuse à ses yeux et quiconque tenterait de désobéir ou de contrecarrer ses plans se verrait mourir dans une souffrance atroce, emportant avec lui proches et amis, ainsi qu'une poignée de pauvres malheureux morts pour l'exemple. Rien ne pouvait lutter contre Orcia, du moins pour l'instant. Le pli entre ses sourcils s'accentua davantage, Abae se retourna pour dévisager Eyron, toujours posté derrière elle, et dont les mains ne semblaient pas se lasser des multiples chemins tracés sur les rondeurs de sa peau. Le sourire illuminant son visage à la mâchoire fuyante, il caressa du bout des doigts la pommette de la jeune femme dans l'espoir d'adoucir ses traits crispés.

-Tu n'es sa pupille attitrée que parce qu'elle pense que tu es un diakenos, si elle connaissait tes pouvoirs elle t'éliminerait, tu le sais, même si tu n'es qu'un troisième, répliqua-t-elle en poussant le jeune homme afin de l'écarter.

Alors qu'elle se déplaçait lentement vers la fenêtre, elle enjamba les morceaux d'étoffes gisant sur le sol sans leur accorder le moindre regard. Ces derniers, comme portés par d'étranges fantômes vinrent s'enrouler autour de son corps, protégeant par des draperies sa peau des caresses du vent et de l'homme, scellant définitivement la disparition des chimères nocturnes. La nuit passée n'était plus qu'un souvenirs écumeux et seul Eyron la raccrochait encore à la réalité, ainsi, il devait partir, plus que jamais.

-Orcia va finir par se douter de quelque chose si tu ne te rends pas rapidement au palais. Prends une pèlerine avant de partir, le soleil est déjà trop haut, les gens te reconnaitront sur les routes. Passe par l'Ilyakam, le chemin sera plus rapide et discret, et remonte ton col jusqu'en haut de ton cou, pour cacher ces traces, asséna-t-elle dans un souffle en lui jetant du coin de l'œil un léger regard.

-Elle a déjà des doutes, rien ne presse.

- Bien évitons de les lui confirmer.

Dans un soupir amusé, Eyron finit de se vêtir, prenant soin de boutonner son habit brun jusqu'à sa pomme d'Adam, cachant avec soin les tâches équivoques qui barraient sa gorge. Abae observait d'un œil morne le jeune homme finalisant sa transformation, glissant distraitement son regard sur ses bottes vernies où se reflétait la lumière du soleil, sur son pantalon poussiéreux et sur sa veste, tombant disgracieusement le long de ses flancs, accentuant davantage la courbure tombante de ses épaules. L'emblème royale brillait sur sa poitrine dans toute sa splendeur, montrant fièrement aux yeux de tous ce qu'il était : une imposture. S'approchant d'elle, Abae ne pouvait détourner son regard de ce médaillon d'argent où les ronces gravées s'enroulaient telle des vipères autour d'un emblème, l'étouffant, l'emprisonnant. Eyron releva d'un petit geste le menton de la jeune femme pour plonger son regard dans le sien.

-Je reviendrai sûrement dans une semaine, susurra-t-il d'une voix charmeuse alors qu'il traçait de la pointe de son ongle le sillon de la cicatrice lui brûlant la lèvre supérieure, tu m'ouvriras ?

-Peut-être.

Il rit de nouveau et posa prestement ses lèvres sur les siennes avant de se détourner vers la porte. Hésitant un instant, il fit volt-face une dernière fois, et étudia la silhouette se découpant face à lui, détaillant chacun de ses traits, de ses clavicules saillantes à ses chevilles striées. Le soleil roulait sur sa peau comme une longue vague, éclairant chaque courbes, chaque cicatrices, chaque brûlure, même le bois brun de la prothèse de son annulaire droit brillait d'un éclat à faire pâlir le plus beaux des diamants.

-Je t'aime.

Il ne pouvait retenir ses mots, si simple et dérisoire face au visage terne qu'elle lui présentait constamment, alors qu'elle apparaissait à lui telle une statue de bronze. Ils lui brûlaient les lèvres, lui déchiraient la gorge et brisaient ses poumons, le laissant ahaner telle une bête maltraitée lorsqu'ils fuyaient ses lèvres. Il devait seulement lui dire, car il ne pouvait les contenir au sein de son cœur, ils était trop grand, trop gros, trop lourd. Abae ne dit rien, et par chance, Eyron n'attendait pas de réponse. Dans l'esprit de la jeune femme, il devenait une imposture et la tromperie prenait son apparence, laissant la petite voix hantant ses pensées réciter d'un air narquois sa comptine préférée : Mensonge, mensonge, mensonge. Alors que ses pensées se noyait dans les boues putrides de la peur et de la trahison, Eyron sourit faiblement et disparu derrière la porte en bois, dissipant les chimères du soir, devenant un mensonge du matin.

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