9. Le repas du soir
« José, donne-moi le sel, s'il te plait »
Personne à table n'esquissa un mouvement. Maria Rosa et son frère étaient en train de partager un repas avec le maire Suzann et sa nouvelle femme, Jolanda. La jeune fille ne pouvait se décider entre être triste, fatiguée, et mal à l'aise. Elle n'avait pas l'habitude de ressentir autant d'émotions différentes ; d'ordinaire, elle se contentait d'être heureuse.
Le maire toussota. Elle donna un coup de coude à Juan, qui ne s'appelait certes pas José, mais tenait dans son poing serré la salière. Il finit par la faire passer.
Leur journée avait été très étrange.
D'abord, ils étaient allés récupérer leur affaires chez eux. Maria Rosa n'avait pas osé mettre les pieds dans la chambre de sa mère : rien que voir le four à micro-onde dont elle se servait pour leur cuisiner des bons petits plats surgelés avait déclenché chez elle une mélancolie dévastatrice. Son frère n'avait même pas voulu récupérer son saxophone, mais elle espérait qu'il change d'avis et se remette à la musique très vite – elle avait lu que c'était efficace pour faire son deuil.
Après ça, le maire les avait emmenés chez lui. Épuisée, la jeune fille avait l'impression d'être dans du brouillard, et se souvenait à peine de ce qu'elle avait vu pendant qu'il leur faisait visiter. Elle et Juan Pepito avaient alors été autorisés à faire une sieste, et ils n'avaient été tirés du sommeil que pour le repas du soir.
« J'ai demandé à Géraldine de t'emmener faire du shopping, demain, déclara soudain Jolanda à Maria Rosa.
Elle avait sans doute lu que c'était efficace pour faire son deuil. Maria Rosa se demanda qui était Géraldine, mais elle n'osa pas poser la question.
- Je n'ai pas encore reçu ma bourse, objecta la brune, qui était échelon deux.
- Nous sommes riches », répondit le maire, comme si cela constituait un argument.
Elle le reçut comme tel, et hocha la tête, convaincue. Après tout, elle avait besoin d'une nouvelle paire de bottines, et elle était triste depuis plus d'un chapitre. Il était grand temps de passer à autre chose.
À la fin du repas, Mr Suzann leur demanda de rester un peu dans la salle à manger avec eux. Ils comprirent pourquoi quand deux nouvelles personnes firent leur apparition en discutant bruyamment : il comptait les présenter à ses enfants.
La fréquence cardiaque de Maria Rosa augmenta ostensiblement quand elle s'aperçut que leurs visages lui étaient familiers.
En effet, il s'agissait de Red, sa conquête de la nuit dernière, et de Ash, l'homme qui lui avait sauvé la vie. C'est alors qu'elle fit le lien. Quand Juan Pepito et ses amis avaient désigné Ash par « fils du maire », ils voulaient vraiment dire « fils du maire ». Cela expliquait pourquoi il s'agissait de la même maison que celle qui avait accueilli la fête de samedi. La jeune fille sourit nerveusement et se sentir stupide de ne pas l'avoir réalisé plus tôt. Elle aurait pu se sentir stupide de ne pas avoir réalisé avant qu'elle était stupide, mais cela aurait été trop lui demander, et en outre la phrase serait devenue beaucoup trop compliquée.
Pendant que le maire demandait à ses enfants comment s'était passée leur journée, et leur expliquait la situation, elle eut pour la première fois le loisir de détailler Ash. Cela lui fournissait de plus un excellent prétexte pour ne pas croiser le regard de Red (elle venait également de comprendre qu'il s'agissait de Géraldine).
Les yeux du jeune homme, sérieux et mystérieux à la fois, avaient la couleur brillante du liquide dans les publicités pour serviettes hygiéniques. Maria Rosa aurait pu s'y noyer comme dans un verre d'eau. Une cicatrice barrait un de ses sourcils froncés, puis disparaissait sous des cheveux blond métallique (comme ceux des vieilles dames permanentées). Ceux-ci étaient coiffés en bataille et tenaient visiblement en place à l'aide de gel. Ce qui la captivait le plus le plus chez lui était le brillant du gloss sur son petit sourire en coin; elle rêvait qu'il lui soit destiné un jour.
Il était magnifique.
C'est la voix taquine de Red qui la tira de sa contemplation. Elle avait surgi on ne sait comment juste à côté d'elle (probablement en marchant, Maria Rosa n'était pas sûre).
« Je pensais pas te revoir si vite, je t'ai manqué ?
- Non, rétorqua Maria Rosa en rougissant. C'est parce que ma mère est morte.
Sans doute incapable de gérer une telle conversation, Red quitta la pièce en courant. La brune en fut soulagée ; elle avait peur que son amie n'attende d'elle des choses qu'elle n'avait pas envie de lui donner. Comme de l'argent, ou des émotions positives. Elle espérait que la nuit n'aurait rien changé à leur relation. Puis elle se rappela qu'elles n'avaient de toute manière pas de relation à la base, et cela lui enleva un poids.
Toute à ses réflexions passionnantes, elle faillit ne pas remarquer qu'Ash s'était adressé à elle. Décidément, les membres de cette famille semblaient prendre un malin plaisir à la surprendre.
- Salut, dit-il avec style et détachement.
Elle bredouilla une réponse. Il la regarda avec concentration, comme s'il se préparait à lui offrir ses condoléances, lui demander comment allait son larynx depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus, ou la remercier pour ses petits cupcakes.
- Tu as couché avec ma sœur, dit-il à la place.
- Ah bon ? paniqua-t-elle.
Maria Rosa balaya la pièce du regard, pour vérifier que ni ses nouveaux hôtes, ni Juan Pepito Pedro n'avaient entendu . Heureusement, le Maire semblait être en train de convaincre son petit frère que son prénom était José.
- Oui.
- C'est vrai.
- Oui.
- Pardon.
Elle ne savait pas pourquoi elle était censée s'excuser, mais cela sembla fonctionner, puisqu'il fronça les sourcils. Son regard bleu s'assombrit.
- Nous nous reverrons bientôt », conclut-t-il.
Maria Rosa n'était pas sûre s'il s'agissait d'une promesse ou d'une menace. Dans tous les cas, ce n'était pas une surprise : ils allaient vivre ensemble.
Sur un dernier regard impénétrable, Ash Stanislas Suzann tourna les talons et sortit.
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