Chapitre 29.
Un jour, j'ai dit que j'errerai aux Limbes après ma mort parce que je suis une créature surnaturelle. C'est ce à quoi j'étais destinée depuis... Et bien depuis ma naissance.
Pourtant, je ne suis pas aux limbes. Je ne sais pas vraiment où je suis à vraie dire. Je suis bien morte dans cette crypte pourtant mon esprit s'est en quelque sorte réveillé... ailleurs.
Un lieu obscur. Sans lumière. Je ne saurais dire si je flotte ou si je suis debout quelque part. Je ne saurais dire s'il a de fond. Tout ce que je vois, ce sont les ténèbres. Je ne saurais même pas dire combien de temps s'est passé depuis mon « éveil ».
Si c'est à cela que ressemble la mort ou l'enfer, je vais peut-être finalement regretter de ne pas m'être transformée en souris pour me cacher indéfiniment.
Toute à mes préoccupations morbides, je sursaute lorsqu'une voix forte, claire comme le cristal rompt le silence.
« Je t'attendais Circé, fille du soleil et femme de l'ombre.
Cette voix... C'est celle entendu dans mes visions ! C'est celle qui m'a soufflée la juste réponse pour le sortilège... Je fais volte-face, prête à me défendre avant de me raidir vivement face à l'apparition qui me fait face. C'est une femme, au port altier et bien plus grande que moi - ce qui est déjà difficile. Elle est drapée entièrement de noir, un capuchon de cette couleur couvrant son crâne avant de retomber sur ses épaules pour couvrir son corps. Mais malgré les ténèbres qui l'entourent entièrement son visage est... éclatant. Ses cheveux tressés d'une façon complexe sont du blanc le plus pur que j'aie vu en ce monde et dépassent les miens en longueur puisque la tresse, rejetée sur le côté, traîne au sol. Ses yeux d'un argenté scintillant, surnaturels, me fixent sans la moindre animosité. Et le tout tranche avec son aura à la puissance démesurée à la fois ténébreuse et lumineuse. Je recule d'un pas, le souffle coupé.
Elle sait qui je suis.
Et je sais qui elle est. Nul doute quant à son identité. Cette dernière m'échappe en un murmure tandis que je peine à en revenir.
- La Mort...
- Ainsi, tu sais qui je suis...
J'hoche de la tête avec raideur avant de m'enquérir :
- Sommes-nous aux enfers ?
- En effet. Après l'emprisonnement des dieux, j'ai repris les commandes de ce royaume qui est le mien, souffle-t-elle.
- Es-tu venu me donner le baiser mortel ?
Elle m'observe en silence, sans répondre à ma demande. Ma patience déjà faible s'étiole avec la rapidité d'un fétu de paille consumé par le feu. Mais je lutte pour ne pas faire subir à l'entité les désagréments de mon mauvais caractère. Si Chronos était puissant, celle qui me fait face l'est encore plus. Enfin, après un silence qui m'a paru interminable, elle finit par répondre :
- Non. Non, je ne suis pas là pour cela.
- Pourquoi alors ?
- Je suis venue te révéler certaines choses. Et te faire une proposition.
Je me redresse, sur mes gardes. Que pourrais-je apprendre de plus, maintenant que je suis morte. Morte et enterrée dans une crypte perdue au beau milieu de nulle part.
- Je vous écoute. Qu'avez-vous à me révéler ?
Ma détermination semble lui plaire puisque ses traits se détendent en une expression à la fois joviale et noble. C'est d'une voix forte qu'elle s'exclame :
- Tu es une Destinée, Circé l'enchanteresse.
À en croire le ton qu'elle vient d'employer, je devrais avoir une réaction des plus grandes face à ses paroles. Pourtant, elles me laissent de marbre. Je ne parviens pas vraiment à saisir le sens de ce mot.
- Une Destinée ?
- C'est exact.
- Ça a un lien avec le destin je suppose ?
- C'est que tu es futée !
Je ne sais pas laquelle d'entre nous s'est montrée la plus ironique dans ce court échange. Je me contente de lui sourire faussement ce qui ne l'impact guère car elle continue, d'un ton plutôt léger comparé à ce qu'elle m'annonce :
- Tu as été choisie à ta naissance par la Vie pour un jour remplir une mission bien précise. Empêcher les dieux de tout détruire. Ce que tu as fait avec brios ! Elle a su bien choisir.
- Je suis tout de même morte...
La Mort m'offre un sourire contrit avant de souffler :
- Ton destin était tracé d'avance et il ne pouvait se finir que face à moi.
- Mon destin ?
Elle hoche vivement de la tête avant de désigner du bout des doigts mon front, à l'endroit même où apparait la marque.
- Ton destin est inscrit à même ta chair, Circé. Un symbole que tu as en commun avec toutes celles qui comme toi auront un jour à remplir leur mission.
La curiosité me gagne à une vitesse impressionnante. Je comprends maintenant celle d'Ulysse face à l'inconnu.
- Quelles missions ?
- Il y en a de toutes sortes tu sais... Et il y aura toutes sortes de destinés dans le futur... Humaine, nymphe, sirène, sorcière... Chacune d'entre vous avez des pouvoirs presque illimités tant qu'ils vous permettent de mener à bien votre mission. Et de réaliser votre destin.
Je reste muette, le temps d'intégrer toutes ces informations. Un détail dans tout cela me perturbe.
- Comment la Vie a-t-elle pu savoir qu'il faudrait enfermer un jour les dieux ?
- C'est notre frère qui nous a prévenues.
Le Temps. Évidemment, il a accès à tous les futurs possibles...
- Pourquoi Chronos ne m'a rien dit lorsque nous nous sommes vus ? Il s'est contenté de me qualifier de clé !
- Parce que personne de vivant n'a le droit de le révéler.
- Vous n'êtes pas morte vous !
- Oui mais je suis la Mort.
J'ouvre la bouche avant de la refermer aussi sec. Elle a raison sur ce point. Les explications quant à ma nature de Destinée paraissant être finie, elle change soudain de sujet.
- Maintenant voilà ma proposition : tu peux rejoindre mon jardin en récompense pour ta mission réussie et pour tous les sacrifices que tu as fourni. Tu y connaîtras une paix éternelle, sans que jamais rien ne vienne la troubler. Ou tu peux refuser. Et reprendre ta vie là où elle en était.
À l'entente de ces paroles, je m'étouffe violemment.
- Vous voulez dire que je peux retourner sur Terre ?
- Oui. Mais quand bien même tu rencontrerais d'autres destinés, tu ne devrais jamais rien leur dire sur leur nature. C'est la règle. La seule et unique règle.
- Leur dire quoi ? J'ai bien dû me débrouiller seule. Alors elles aussi le devront.
Ma réponse semble avoir amusé l'entité qui éclate de rire. Je suis surprise de la voir ainsi rire. C'est un geste si humain... Si loin de l'idée que l'on se fait des êtres qui sont à l'origine de la création du monde...
- Ma sœur m'avait prévenue que tu étais... caractérielle.
Que la Vie ait dit cela de moi me laisse légèrement dubitative mais je préfère ne pas contester les paroles de la maîtresse de l'au-delà. Cette dernière semble d'ailleurs s'être remise de son état de jovialité puisqu'elle m'interroge, d'un ton trop sérieux pour sa voix si douce :
- Alors que choisi-tu Circé ?
La réponse me semblait évidente jusque-là mais je me surprends à hésiter. Le monde des hommes ne m'a jamais réellement convenu. Suis-je prête à l'abandonner pour suivre la Mort dans son jardin d'Eden qui me promet une paix éternelle ? Mon esprit hésite, mon cœur balance et pour une fois, je me retrouve indécise. C'est une petite voix fluette qui me donne la réponse, dans un murmure doux, venu d'ailleurs.
Les morts ne rêvent pas.
Mais les vivants oui. Et tant qu'il y a des rêves, il y a de l'espoir. Notre monde ne peut survivre sans.
Alors je choisis de rêver.
- Je choisis de vivre. »
Sitôt ai-je prononcé ces mots, que les lèvres de la Mort s'étirent en un grand sourire. Ma vue se brouille tandis que le symbole sur mon front se met à scintiller. J'ai l'impression d'être légère, si légère... Comme si je m'envolais. Un courant d'air doux vient caresser ma peau alors que je suis devenue totalement aveugle et sourde. L'espace d'un instant, je crois m'être à nouveau transformé en oiseau. Puis je perds totalement contact avec la réalité, sombrant dans un inconscient profond troublé par des murmures semblant venir d'ailleurs, de l'au-delà, m'appelant.
Circé...
Lorsque l'air s'engouffre à nouveau dans mes poumons, je me réveille en sursaut, mon corps secoué d'un violent spasme. Mes paupières s'ouvrent et la lumière agresse mes pupilles qui se dilatent alors que je cherche à comprendre où je suis.
Je ne suis plus dans la crypte. Je ne suis plus à Pétra.
Sous mes doigts, je sens de l'herbe mélangée à la terre. Le parfum de pins et autres pinèdes s'engouffrent dans mes narines, effaçant tout le reste. Me redressant sur mes avants bras, je bats des paupières dans l'espoir de m'habituer à nouveau à la lumière afin de pouvoir regarder autour de moi. Un bourdonnement terrible s'est emparé dans mon esprit. J'ai l'impression d'entendre des milliers de voix venant de nulle part qui murmurent à l'unisson des paroles sans queues ni têtes. Soudain, une des voix se détache des autres, plus claire, plus douce et plus forte.
« Circé ?
Je plisse des yeux tandis que peu à peu, une silhouette se découpe dans la trop forte luminosité. Une silhouette féminine, agenouillée au-dessus de moi. Le visage est encadré par une chevelure de la couleur de l'or, aussi scintillant que l'éclat qui l'entoure. Une rivière d'or dans laquelle j'aime tant perdre mes mains. Mon souffle se coupe.
- Lore !
L'oneiroi sourit, acquiesçant vivement. Un tambour a remplacé mon cœur dans ma poitrine et une boule de feu déverse des torrents de flammes dans mes veines, à la brûlure si douce. D'une main, elle caresse ma chevelure tendrement, tandis que j'essaie de rassembler mes esprits.
- Où sommes-nous ?
- Tu devrais le savoir. Regarde autour de toi.
J'obtempère. Autour de moi, d'immenses arbres se dressent jusqu'au ciel, poussant à même sur une roche couleur craie recouverte de mousse. Le climat est méditerranéen et je devine dans les buissons chargés de baies les yeux de multiples prédateurs nous fixant au travers le feuillage.
Je reconnais cette île pour l'avoir arpenter des milliers de fois. Il s'agit d'Eea. Mon exile, ma maison... Mon île, la plus belle d'entre toutes, qu'importent les saisons. Je pourrais penser m'y retrouver réellement. Ça semble trop vrai, trop matériel. Pourtant, la présence de mon amante m'empêche de totalement y croire.
- Est-ce que je rêve ? parviens-je à croasser, la voix rauque.
La blonde laisse échapper un rire doux qui réchauffe mon cœur d'une manière trop réelle. Je me sens si vivante, si éveillée... Lore se penche au-dessus de moi, repoussant les mèches de cheveux qui tombaient sur mon visage pour venir murmurer à mon oreille, ses lèvres effleurant la peau de ma nuque :
- C'est un très beau rêve alors... »
Elle se recule et j'ai le temps de me perdre mille fois dans son regard d'obsidienne. Sa main glisse le long de ma gorge et avec délicatesse, elle vient m'embrasser. Ce contact m'électrise, me réveillant totalement. Je réagis au quart de tour, saisissant les hanches de la jeune femme dont les mains s'agrippent plus fermement à mes épaules lorsqu'elle rit, ses lèvres toujours scellées aux miennes. Ce son résonne jusqu'au plus profond de mon être, enflammant mon âme toute entière. Mon désir féroce pour elle s'éveille et je crois que c'est son cas lorsque ses mains se faufilent sous ma robe pour glisser le long de mes cuisses. À bout de souffle cependant, je me détache de ses lèvres, collant mon front contre le sien. Aucune de nous ne dit rien.
Il me suffit de croiser ses prunelles emplies d'amour une nouvelle fois pour que tout s'emballe. Nous basculons sur l'herbe tendre. La rosée trempe ma robe et encore une fois, j'ai l'impression que tout est réel. Je reste un instant captivée par le contraste entre l'or des cheveux de Lore et le vert qui l'entoure. Puis je perds toutes notions de ce qui nous entoure lorsque je l'embrasse à nouveau. Au bout de mes doigts, au creux de mon être, mes pouvoirs s'éveillent, plus puissants que jamais. Je savoure cette sensation si précieuse lorsqu'on est une enchanteresse de mon acabit.
Toute magie a un prix.
Et j'ai payé mon dû.
Désormais, qu'importe s'il s'agit d'un rêve ou non. Car ce que je vis à l'instant même est plus magique encore que tous les sortilèges du monde.
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