Chapitre 27.
Ulysse s'est absenté depuis longtemps déjà. Ses hommes bivouaquent, trinquant entre eux. Mais je n'arrive pas à me mêler à eux. Non pas que je haïsse autant les hommes qu'à mon départ. C'est simplement que je n'en ai pas l'énergie. Et que je dois préserver cette dernière pour quand... quand le moment viendra d'emprisonner les dieux. Je n'ai pas envie de manger. Ni de dormir. Je ne parviens qu'à observe le ciel. Vaste. Immense. Le monde changera-t-il tant que ça après ? Ou restera-t-il le même...
Je me demande si j'aurais l'occasion de découvrir cela, si je pourrais vivre jusque-là. Malheureusement, pour cette dernière question, je connais déjà la réponse.
« Le capitaine est de retour ! s'exclame un homme un peu éméché.
Je lève la tête. En effet, Ulysse revient, tenant à la main les brides de deux fiers étalons aux robes aussi noires que la nuit. Je ferme brièvement les yeux. C'est le moment du départ. Nous y sommes enfin. Nous allons nous engouffrer dans les terres, nous éloignant de la mer. Une mer que j'aurais bien voulu revoir... Le héros me tire de mes pensées lorsqu'il arrive près de moi et m'aide à me relever.
- J'ai réussi à négocier ces chevaux avec un pêcheur du port. Je t'accompagne et nous les lui ramènerai à notre retour.
Je frémis en entendant ces derniers mots. Notre retour... Le sourire que je lui rends est si faux que cela m'étonne qu'il ne s'en soit pas rendu compte, lui qui est si malin. Il me tend une des brides et s'éloigne pour donner quelques ordres à ses hommes, me laissant seule, perdue dans mes réflexions, avec cette boule d'amertume qui est revenue me grignoter de l'intérieur.
Je m'apprête à me hisser sur le dos du cheval lorsqu'une ombre se dresse à mes côtés, m'obligeant à me retourner.
C'est Euryloque. Son air austère et mauvais toujours plaqué sur le visage, il me dévisage comme si j'allais me transformer en hydre et tous les dévorer. Pourtant, à ma grande surprise, il finit par soupirer :
- Bonne chance... sorcière.
Aussitôt, il tourne les talons, comme pris de remord face à ses paroles. Je reste figée par la stupeur quelques instants. Malheureusement, je n'ai pas l'occasion de me moquer de lui car Dareios surgit à son tour.
Il me tend un objet. Au début perplexe, mes yeux s'arrondissent lorsque je me rends compte qu'il s'agit de tiges plutôt solides, tressées entre elles pour former un cercle semblable à celui que je portais avant de le perdre lors de l'affrontement avec les dieux. Je vais de surprise en surprise avec cet équipage... Face à mon mutisme, l'adolescent se balance d'un pied sur l'autre, gêné avant d'expliquer avec son ton agressif habituel :
- T'as perdu ta tiare. Et j'ai vu comme t'y tenais. Mon père était joaillier. Alors j't'en ai fait une. C'est pas d'l'or mais c'est un bijoux quand même.
Je ne sais pas vraiment comment réagir face à cette attention. Serait-ce de la tendresse que je ressens ? Par toutes têtes de l'hydre... Pour éviter de rendre la situation plus gênante encore qu'elle ne l'est, je ceins mon front avec le présent du marin miniature. Face à ce geste, il se détend et me lance un franc sourire. Le même qu'il a affiché lorsqu'il m'a aidé avec ma potion magie l'autre jour. À cette pensée, je fouille dans les plis de mon chiton avant d'en tirer ma baguette. Mon cœur se serre à sa vue. Mais je la tends tout de même à Dareios qui s'étouffe.
- Pour moi ?
- Non, pour le saint prieur de Zeus !
Avec précaution, il saisit le bout de bois. Imprégné de ma magie, il possède encore quelques dons. Il a intérêt à faire attention s'il ne veut pas causer de catastrophe. Du ton le plus neutre possible j'explique :
- Elle ne me sera plus d'aucune utilité. Elle me servait à maîtriser le flux de magie, hors là, je vais devoir tout libérer. Peut-être sauras-tu en faire bon usage, gamin !
- Merci m'dame !
Je rêve ou il vient de me faire une révérence. Mais avant que je ne puisse dire quoique ce soit, lui aussi s'en est allé. Les membres de cet équipage sont tous fous, il n'y a pas d'autres explications ! Alors que je monte à mon tour sur un des chevaux que le pêcheur a bien voulu mettre à notre disposition, Ulysse s'enquiert, d'un ton sombre.
- Pourquoi lui as-tu dit que ta baguette ne te sera plus d'aucune utilité ? Je sais que ce n'est pas pour les raisons que tu lui as donné.
J'attrape la bride de l'animal avant de me tourner vers le héros. Nous nous toisons en silence quelques instants avant que je ne concède à lâcher, à contrecœur :
- Mon voyage se finit ici. Je ne repartirai pas de ce site.
Ses yeux s'arrondissent et il se pétrifie sur le dos de sa monture.
- Comment ça ?
Je soupire. Les choses sont assez difficiles comme ça pour que j'aie à l'expliquer à quelqu'un. J'ai veillé à le cacher à Lore. Pourtant, face au regard stupéfait et incompréhensif du héros, je ne peux pas m'empêcher de grimacer.
- Quoiqu'il arrive, je mourrai.
- Mais... Nous sommes ici pour cela... Pour que le sortilège ne te tue pas.
- Il n'existe nul lieu sur Terre capable de me sauver la vie. Pétra était simplement l'endroit qui contenait assez de puissance pour me permettre de stopper les dieux. C'est tout.
Il digère difficilement l'information. Mais il est hors de question de reculer à présent.
- Tu es prête à te sacrifier ? Pourquoi ?
- Je préfère mourir en me battant jusqu'au bout et en sachant que les dieux se retrouveront tout autant défaits que moi. Si je ne fais rien, ils me tueront et détruiront le monde tout en restant libre. Des deux options, celles qui me convient le plus est la première.
Je ne savais pas que l'éventualité de ma mort toucherait autant le vainqueur de la guerre de Troie. Il me dévisage presque avec horreur et pitié. Je suis à deux doigts de lever les yeux au ciel et de l'insulter. Ce qui me retient, ce sont les raisons de son attitude : malgré tout, il tient à moi. C'est impensable, mais c'est réel. D'une voix plus douce, légèrement perturbé par mon comportement, Ulysse s'enquiert :
- Mais ne crains-tu pas la mort ?
Je soupire. Plus que tout, voudrait hurler mon cœur. Mais mon esprit l'étouffe. La fille d'un dieu ne craint rien. Je secoue négativement la tête bien que ce geste me demande un effort incommensurable et fini par lancer, mes mains se ressentent autour de la bride du cheval :
- Nous mourrons tous un jour. Il s'agit simplement de mourir de la meilleure façon qu'il soit.»
*
Après avoir galopé en plein désert, jusqu'à la cité de Pétra, nous arrêtons les cheveux à l'embouchure du canyon d'ocre. Il s'agit d'un tout petit village creusé à même la roche, une étape pour les caravanes de marchands traversant cette région. Plus tard, cette cité sera une des plus majestueuses. Aujourd'hui nous n'y croisons que quelques marchands et villageois qui ne nous prêtent aucune attention, occupés à leurs affaires quotidiennes.
Délaissant nos montures qui vont s'abreuver à un petit ruisseau, je déambule entre les falaises d'ocre, laissant mon instinct me guider, Ulysse sur mes talons. Ma magie en a perçu une autre, une source à l'état pure. Elle vibre dans l'air, presque tangible.
Mes pas me mènent jusqu'à l'entrée d'une crypte. Un tombeau immense, creusé à même la roche laisse émaner de l'entrée sculptée et gravée des plus beaux ornements de puissantes ondes de magie. Du bout des doigts, j'effleure la pierre, savourant cette énergie surnaturelle qui pénètre sous ma peau pour se déverser dans mes veines. Je sens déjà mes pouvoirs gonflés alors que je n'en suis pas à l'épicentre.
Nul doute que cela me suffira pour enfermer les dieux.
Faisant appel à mes dons, je me créer un passage, faisant s'écrouler de nombreux blocs d'argile, dévoilant un antre de pure ténèbres dans laquelle je peux pénétrer sans crainte. Mais avant que je ne le fasse, Ulysse saisit mon poignet, le serrant de toutes ses forces entre ses larges paumes.
« Es-tu sûre de ne pas y survivre ?
- J'en suis certaine.
Il reste silencieux quelques secondes, sans lâcher ma main. Puis, d'une voix basse, il souffle, d'un ton presque désolé :
- Ainsi, c'est ici que nos routes se séparent.
J'acquiesce.
- Je t'ai promis de t'indiquer comment rentrer chez toi. J'ai laissé la carte enchantée sur ton navire. Mais avant tout cela, il faut que tu retournes aux enfers par la voie marine pour interroger un puissant devin, Tirésias.
Le beau marin se fige. Face à l'effroi qui gagne ses traits, je m'empresse d'expliquer.
- Tu connais déjà la route pour t'y rendre. Seul Tirésias pourra t'indiquer ton chemin. Un chemin long et plein de dangers, peuplé de monstres. Les dieux ne sont pas les seuls ennemis en ce monde.
Il hoche de la tête. Dans son regard brille désormais une lueur que j'ai rarement vue chez les hommes m'étant destinée. De la sympathie, du respect... de l'admiration. Une admiration qu'il va jusqu'à exprimer en une phrase murmurée avec toute la bienveillance que ce soldat et roi contient en son cœur trop grand pour ce monde sans pitié :
- Ce fut un honneur que de faire un bout de cette Odyssée à tes côtés, Circé l'enchanteresse.
Étrangement, son émotion me gagne. Du nerf Circé, le pire reste à venir ! Laissant un sourire étirer mes lèvres, je rétorque :
- L'honneur fut partagé. Tu n'es pas mal... pour un homme. Maintenant va, Ulysse, fils de Laërte. Retrouve ta partie, ta femme et ton fils. Mais ne dis rien sur ce qui s'est déroulé. Personne ne doit jamais savoir. Tout ce que les mythes raconteront plus tard ne sera que mensonge. Partout où tu iras, conte avoir jouit de mon hospitalité tant que tu l'auras voulu, dans la paix et l'harmonie. Car je sais, Ulysse que tu reviendras de ton odyssée. Et l'éternité se rappellera de toi, bel héros.
Il hoche difficilement de la tête, d'un geste mécanique, avant de lâcher ma main. Ainsi, c'est à cela que ressemblent les adieux à un ami ? Il s'agit réellement d'une chose horrible ! Je suis bien heureuse de n'avoir que peur d'amis... Mais avant que je n'enjambe les débris, il prend la parole, sa voix grave faisant vibrer ma poitrine :
- Les mythes ont tort sur un point à ton propos.
- Ah oui ? Lequel ?
- Tu n'es pas une des enchanteresses les plus puissantes sur Terre.
Je lève un sourcil interrogateur, surprise par sa phrase. Le héros plonge son regard intransigeant dans le mien et reprend, avec une ferveur qui me coupe le souffle :
- Tu es la plus puissante. »
Mon cœur se gonfle sous la fierté et l'orgueil. Je ne réponds rien et me contente d'incliner la tête, dans un geste plein de respect. Il me rend mon signe. Certaines rencontres marquent des vies. Ulysse aura marqué la mienne.
Lorsque je pénètre dans la crypte, tous les flambeaux aux murs s'allument en même temps, éclairant les ténèbres. J'observe cette immense salle où se dressent de sublimes colonnades et dont les murs sont peints de motifs et de scènes héroïques antiques.
Mon cœur bat douloureusement dans ma poitrine tandis que le souffle me manque. À chaque pas que je fais, je me sens plus lourde. Et pourtant, le poids qui s'abat sur moi n'enlève rien à ma détermination. Je sais ce qu'il me reste à faire. Je sais pourquoi je le fais. C'est tout ce qui importe.
Je commence à déposer mes sortilèges un peu partout, alliant illusion et pièges mortels. Personne ne doit jamais pouvoir venir ici et libérer les dieux. Il en est hors de question. Je ne dois pas être morte en vain.
Enfin, je me tourne à nouveau vers l'immense trou par lequel je suis entrée. La lumière rouge du couché de soleil s'y engouffre, et la silhouette de héro qui m'observe de l'extérieur s'y découpe. Je ferme les yeux, appelant à moi la magie et commandant aux rochers et aux blocs d'ocre de se lever et de reformer ce que j'ai brisé. Le pot altier, j'observe l'entrée de la crypte se refermer petit à petit derrière mon passage, me coupant à jamais du monde extérieur et de la lumière du soleil. Je gonfle mes poumons d'air avant de déglutir tandis qu'Ulysse disparait pour toujours. Lorsque le mur se dresse enfin, l'éclat dans ses prunelles grises reste gravé dans ma mémoire.
Le tombeau des dieux sera le mien.
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