Chapitre 26.

Lorsque nous mettons pieds à terre dans un petit port de cette Terre d'Orient, je rabats un de mes voiles sur ma chevelure et sur le bas de mon visage. Je me sens vidée. Je ne sais si c'est ma vision ou simplement le fait d'être si proche de la fin, mais je me sens comme un automate, une marionnette, un pion sur un échiquier géant qui n'a plus d'autres choix que d'avancer. Toutes mes émotions sont endormies.

Les marins dressent un camp à l'extérieur du village de pêcheur. Comme à mon habitude, je me mets à l'écart, m'asseyant sur la terre ocre, à l'ombre d'un arbre. La chaleur est étouffante en ce lieu. Seule la présence de la mer à proximité rend cet endroit à peu près habitable. Je bascule la tête en arrière, respirant à plein poumon.

J'ai le sortilège.

J'ai le lieu.

J'ai la magie nécessaire.

Plus rien ne peut faire obstacle à l'enfermement des dieux.

Et pourtant, je ne parviens pas à me sentir rassurée et confiante. Ulysse a dû s'en rendre compte car il s'approche de moi et sa silhouette de soldat, debout tandis que je suis assise, projette son ombre sur moi. Il ne s'embarrasse d'aucune politesse et attaque directement :

« Tu as eu une vision, pas vrai ?

J'envisage de lui mentir un instant avant de me raviser et de hocher affirmativement de la tête.

- Qu'as-tu vu ?

- Les dieux se préparant pour la guerre dans les deux camps. Demain, leurs affrontements débuteront. Demain, tout sera fini.

Mon ton est morne. Comme si quelque chose s'était irrémédiablement brisé avec cette vision. Il se raidit et souffle, d'un ton plus sombre.

- Alors, nous avons jusqu'à demain.

J'acquiesce silencieuse. Alors que ma main se perd dans l'une des nombreuses poches cousues dans mon chiton, je me fige en sentant la petite clochette offerte par Chronos. Une idée me travers alors l'esprit.

- Ulysse ?

- Circé ?

Son ton est toujours égal à lui-même. Mesuré même lorsqu'il sent venir au loin la tempête.

- Regrettes-tu tant que cela d'être immortel ?

Il me dévisage un instant, comme si un troisième œil venait de pousser sur mon front. Pourtant ce n'est pas le cas, et le symbole n'est pas non plus venu se dévoiler au grand jour, je l'aurais senti sinon. Alors que je commence à me demander si le héros ne s'est pas paralysé pour de bon, il pousse un soupir, l'air de vider ses poumons. Ses épaules s'affaissent tandis qu'il me confit, le tom plein d'amertume.

- Je veux vieillir aux côtés de Penelope, voir mon fils grandir et pouvoir lui léguer mon trône...

J'esquisse une petite moue.

- Mais si tu redeviens mortel, tu pourrais tout aussi bien mourir un an après avoir retrouvé les tiens.

- C'est un risque que j'aurais aimé prendre.

Le sang pulse contre mes temps. Je ferme les yeux tandis que les mots m'échappent sans que je ne puisse m'arrêter :

- Et si tu le pouvais ?

La surprise s'affiche dans ses prunelles grises.

- Et comment ? Connaitrais-tu un sortilège capable de rendre mortel à nouveau ?

Je secoue la tête négativement. À présent que je suis lancée, rien ne semble pouvoir stopper le cheminement de mes idées.

- Pas un sortilège. Mais quelqu'un. »

Sans ne lui donner aucune autre indication, je tire la clochette des plis de ma robe et l'agite trois fois. Le tintement clair résonne dans l'air chaud. Un silence pesant tombe tandis que j'ai l'impression que le temps se fige. Plus aucun bruit ne se fait entendre : ni le bourdonnement des abeilles, ni la brise tiède contre les feuillages... Soudain, une petite voix, enfantine mais pleine d'assurance, se lève :

« Je savais que tu ferais à nouveau appel à moi, Circé.

Je bondis sur mes jambes pour faire face à Chronos. L'enfant est habillé comme un gamin des rues pourtant son attitude dément cette origine. À voix basse, je le salue. Ulysse m'imite aussitôt.

- Bonjour Chronos.

Il lui sourit avant de s'enquérir auprès de moi.

- Que puis-je pour toi ?

Je ne sais si l'air s'est fait plus rare pourtant, j'ai l'impression d'être essoufflée lorsque je m'exclame :

- Les dieux sont certes puissants mais tu es une entité Chronos. Tu as le pouvoir de reprendre ce qu'ils ont donné, de rendre ce qu'ils ont volé... Comme la mortalité par exemple.

- Où veux-tu en venir, enchanteresse ?

Je prends une profonde inspiration. Je peine à croire que je m'apprête à formuler une telle demande. Pourtant, mon cœur me souffle que c'est la juste chose à faire. Et pour une fois, je m'autorise à être juste.

- Chronos, je m'apprête à enfermer les dieux et à payer le prix que ça coûtera. Tout ce que je demande en échange, c'est que tu rendes ce héros mortel lorsqu'il sera parvenu chez lui.

Le principal intéressé s'étouffe à mes côtés. La surprise dévore son visage, ses yeux s'écarquillent et la lueur qui s'y allume est semblable au feu de joie dans lequel sont immolés les morts aux combats.

- Pas avant ? interroge l'entité qui fronce des sourcils mais ne montre pas son étonnement face à ma demande.

À croire qu'il savait que c'est ce que je ferai. Bien sûr qu'il savait ! Il peut se rendre dans le futur ! Sans me laisser distraire, je secoue la tête.

- Non. Il faut bien qu'il puisse atteindre Ithaque sans dommage. Mieux vaut pour cela qu'il reste immortel encore quelques temps.

Le Temps soupire. Je ne vois aucun agacement dans son regard. Seulement de l'impatience.

- Bien. C'est d'accord. Tu n'as qu'à lui donner la clochette que tu as utilisée pour m'appeler.

Il se tourne ensuite vers le vainqueur de Troie qui semble ne pas revenir de la tournure de cette discussion.

- Lorsque tu auras atteint les rivages d'Ithaque et que tu seras parvenu à retrouver ton trône, sonne-moi, Ulysse, fils de Laërte. Et je viendrais te reprendre ce que les dieux ont donné. Alors, tu reprendras ta vie là où elle s'est arrêtée avant que notre chère Circé ne t'enfonce ton propre poignard en plein cœur.

Le héros s'incline face à l'entité, empreint d'un profond respect et s'empare de la clochette que je lui tends.

- Ne la perds jamais ou tu resteras immortel pour toujours. le prévient tout de même Chronos.

Voir cet enfant avec un air si sérieux suffit à convaincre mon compagnon qu'il ferait mieux de suivre son conseil.

- Maintenant, hâte-toi de réaliser ta mission, Circé l'enchanteresse. Le temps t'est compté. Tic Tac ! »

Il disparait sur ses mots. Un rictus étire mes lèvres face au jeu de mots qu'il vient de me servir. Je ferme les yeux. Est-ce la dernière fois que je l'ai vu ? L'incertitude qui m'attend attaque mes nerfs et mon impassibilité. La magie fourmille au bout de mes doigts, désireuse d'être utilisée.

Bientôt, je l'aurai tant utilisé, qu'il ne m'en restera probablement plus une once...

Cette pensé morbide comprime ma poitrine avec la violence d'un étau de fer. S'il existait un moyen de tout arrêter maintenant et de m'endormir pour retourner auprès de Lore, je l'emprunterai sur le champ.

« Circé ?

Je sors du brouillard de mes pensés lorsqu'Ulysse m'interpelle, l'air inquiet.

- Oui ? Tu as dit quelque chose ?

- Je t'ai dit merci Circé.

- Merci ?

Il lève les yeux, l'air de se demander si le soleil ardant de l'orient ne m'avait pas trop taper sur le crâne face à ma compréhension lente. Pourtant, sa voix est douce et remplie de sympathie lorsqu'il s'exclame :

- Merci pour ce que tu viens de faire pour moi.

Les émotions le gagnent et je sens que cela risque d'être bientôt mon cas. Pour éviter qu'il ne s'en rende compte, je réagis au quart de tour, répondant la première chose qu'il me passe par la tête, accompagnée d'une bonne dose d'ironie « circéenne » comme le dirait Lore.

- Ah ? C'était simplement pour que tu cesses de te promener avec cette expression emplie de tristesse et de désespoir. Cela commençait à m'affliger.

- C'est cela oui... Je pense plutôt, cruelle enchanteresse, que c'est parce que tu m'aimes bien.

Son sourire est contagieux puisque je me surprends à le lui rendre.

- Si cela te fait plaisir de croire ça.

Ulysse secoue la tête, agitant sa chevelure brune. L'amusement quitte cependant ses traits tandis qu'il reprend son sérieux :

- Je vais demander aux pêcheurs si l'un d'eux n'aurait pas des cheveux à nous prêter.

- Nous ?

- Je vais t'accompagner jusqu'à Pétra, Circé.

J'ouvre la bouche, prête à protester mais il lève la main et m'interrompt :

- Ne proteste pas. Tu n'as pas le choix. Je viens, un point c'est tout.

Je le toise, fouillant dans son regard pour mesurer sa détermination. Il soutient mon regard, fier et brave. Un roi dans toute sa splendeur. Un héros dans le sens le plus profond du terme. Il n'a nul besoin de l'immortalité pour en être un. Je finis par céder et je lance avec sarcasme :

- Dépêche-toi de nous trouver une monture alors. Il faudrait que nous y soyons avant demain. Ou il n'y aura plus de demain ! »

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