Chapitre 24.

Les repas sur ce navire laissent à désirer. Il faut dire que hormis quelques racines, des viandes séchées et salées et du poisson, il n'y a pas grand-chose. Je m'en contente. Nul ne peut faire la fine bouche lorsqu'il dérive en plein océan. En silence, assise sur un banc de bois à l'écart, je dévore ma ration. Mon objectif est d'emmagasiner le plus d'énergie et de forces possibles. J'en aurais bien besoin vue la situation et l'effort qu'il me sera bientôt demandé de fournir lorsque nous aurons trouvé le lieu adéquat.

« Divine Circé ?

Je relève la tête, surprise, et fronce mes sourcils en apercevant un groupe de marins face à moi. La plupart doivent avoir entre trente et quarante ans mais certains sont plus jeunes. Ils semblent peu à l'aise face à moi. Mon expression peu amène ne doit pas les aider.

- Que puis-je pour vous ?

Ils se regardent tous, vraiment gênés. Sont-ce vraiment les fiers guerriers survivants à la guerre de Troie ? Effrayés à l'idée de parler à une enchanteresse ? Je dois pourtant être plus belle et avenante qu'un soldat Troyen ! L'un d'eux s'avance, plus courageux et interroge :

- Es-tu sûre de pouvoir contrer les dieux, Ô Circé ?

- En doutez-vous ?

Ma réponse, loin d'être agressive, suffit à leur donner plus de confiance. Un autre prend la parole.

- Nous savons que tu es une sorcière mais...

- Une enchanteresse, pas une sorcière !

Ce n'est pas moi qui viens de protester. Je suis à deux doigts de m'étouffer face à l'intervention de Dareios qui bombe le torse, fièrement. À quel moment cet adolescent a-t-il décidé que je n'étais plus une sorcière ? Sans se soucier de mon expression presque choquée, il s'assoit à côté de moi. Je tressailli en sentant son coude heurté le mien. Je reste autant stupéfaite que si Zeus venait de me frapper de sa foudre. Pourtant, je me reprends aussitôt et me tourne vers le groupe de marins qui continuent de m'observer, dans l'attente d'une réponse.

- Oui, je suis sûre de moi.

Une lueur s'allume dans les regards de mes interlocuteurs qui se laissent soudain tomber sur le banc face à moi. Je suis stupéfaite par cette réaction et par les sourires que m'offrent ces hommes. Quel changement s'est produit cette nuit pour que l'équipage qui ne témoignait pour moi que distance, crainte et mépris à cause de ma condition de femme et d'enchanteresse se montre amical avec moi aujourd'hui ? Je n'en sais foutrement rien mais j'avoue être déstabilisée.

- Tu es courageuse pour une femme ! s'exclame un marin, ses yeux emplis d'admiration.

Son compagnon, à ses côtés, lui donne une grande bourrade dans l'épaule avant de ricaner :

- Ne va pas dire ça à la mienne ! Minerva serait capable de parcourir des kilomètres dans une forêt infestée de brigands sans craintes. C'est plus que la moitié des couards ici présents.

Des rires s'élèvent et je me mords la lèvre pour ne pas ricaner moi aussi. À côté de moi, les yeux de Dareios scintillent d'amusement.

- La mienne est une celte ! ajoute un autre avant d'avaler une gorgée du breuvage qui se tient dans sa chope. Elle vient d'une terre à l'ouest du continent. On raconte que dans son peuple, les femmes aussi se battent et qu'elles égorgent les hommes qui osent les regarder d'un peu trop près. Comme ça !

Il mime le geste en passant son pouce sous sa gorge et en exécutant une grimace qui pourrait faire trembler de terreur les gorgones, provoquant à nouveau l'hilarité générale.

- Où l'as-tu trouvé ?

- C'est elle qui m'a trouvée ! »

Les hommes éclatent de rire, une mélodie grasse et disgracieuse qui s'élève dans l'air, emplissant le pont d'échos joyeux. Comme si nous n'étions pas en danger. Comme si l'avenir du monde n'était pas menacé.

Je me laisse étrangement gagner par cette bonne humeur ambiante. À ma grande surprise, un des hommes me tend une choppe emplie d'un liquide ambrée qui attire mon regard. Un instant, j'hésite à m'en saisir. Au diable la froideur ! Ce n'est pas comme s'il pouvait m'empoisonner.

J'attrape la boisson sans un mot de remerciement, tout juste un léger sourire. Mais c'est suffisant pour le marin qui se retourne vers ses compatriotes. À la barre, je remarque qu'Ulysse m'observe un sourire moqueur aux lèvres. Je me rappelle encore ses paroles au début de notre Odyssée.

« Tu n'es pas douée pour te faire apprécier. avait-il dit.

À cela j'avais répondu :

- Je n'ai pas besoin de me faire apprécier par des marins qui ne valent rien. Je n'ai pas besoin de me faire apprécier par qui que ce soit par ailleurs. »

Son expression aujourd'hui est presque jubilatoire. « Regarde Circé ! semble-t-il dire. Tu as finalement su te faire apprécier. Et en échange, toi aussi, tu as su apprécier.» Je le fusille du regard sans pouvoir m'empêcher de me dire qu'il a bien raison. J'ai fini par apprécier très fortement le héros et même par tolérer Dareios. Quant aux hommes qui manœuvrent la Trière, je les méprise un peu moins qu'au début de cette aventure. Très vite, les bavardages des marins deviennent indistincts tandis que je me perds dans mes réflexions.

Les Hommes ne sont pas tous des monstres. Peut-être méritent-ils aussi leur chance. Peut-être méritent-ils réellement que je me dresse contre les dieux en cette guerre. Peut-être méritent-ils le prix à payer.

*

« J'ai trouvé !

Je viens tout jute de m'endormir après avoir avalé une puissante potion de sommeil. Il me faut prendre le plus de forces possibles dans les jours à venir. Je ne m'attendais cependant pas à l'accueil très chaleureux de Lore qui me saute dessus, attrapant mes mains pour les serrer avec ferveur entre les siennes. Me remettant de ma surprise quant à cette jovialité chez mon amante, je m'enquiers, bien froide en comparaison :

- Quoi donc ?

- Le lieu qui te permettra d'enfermer les dieux et d'y survivre.

Je me fige à l'entente de ces mots. Une boule se loge dans ma gorge. Ma vieille compagne, l'amertume, semble ne pas vouloir me lâcher. Même maintenant, alors que l'espoir est plus présent que jamais. Surtout maintenant que je sens ce même espoir vaciller, comme la flamme d'une bougie en proie aux pires rafales de ce monde. Je me force cependant à faire preuve d'un peu d'enthousiasme et à interroger l'oneiroi :

- Qu'est-ce donc que ce lieu ?

- Il faut que vous voguiez vers l'Est. Tu as ta carte enchantée il me semble. Sers-t-en pour trouver la cité de Pétra. Elle se trouve au cœur de terres arides mais à cheval, tu y parviendrais sans problème.

Je fronce les sourcils. Ce qu'elle me dit m'est vaguement familier mais je ne vais que très rarement vers l'Est. Si mes traits peuvent faire croire que j'en suis originaire, je ne me suis que peu intéressée à cette région.

- La cité de Pétra ?

- C'est une étape pour les caravanes de marchants. Elle est construite à même la roche. C'est un haut lieu de magie. Le premier peuple qui s'y est installé, il y a longtemps, comptait des mages en son sein.

Je hoche de la tête, intégrant ses informations. J'ai l'impression d'être rouée, rouillée, paralysée par quelque chose qui m'empêche de réagir avec autant d'entrain que je ne le devrais. Tout ceci n'était qu'un rêve, c'est donc mon esprit et non mon corps qui se trouve ainsi figée, en proie aux doutes.

- Et tu penses que c'est ma solution ?

- Oui !

Elle virevolte tant elle heureuse. Toutes mes résolutions s'effondrent. Il m'est impossible de lui confier ce qui pèse sur mon cœur. Je déteste la vie, le monde et le destin de me plonger dans une telle situation. Ravalant mes doutes, j'étire mes lèvres en un sourire que j'espère convainquant et je souffle :

- C'est parfait Lore ! Je vais dire à Ulysse de mettre les voiles en cette direction.

- Vous devriez y être en quelques jours. Les dieux ne devraient pas s'interposer. De ce que j'ai entendu, ils commencent leur préparatif pour la guerre dans les deux camps. Ils pensent que tu n'arriveras pas à les stopper.

C'est mal me connaître. Les dieux ont trop souvent tendance à me sous-estimer, en oubliant plusieurs facteurs : premièrement, nous sommes de la même famille, et bien que je n'aie pas pour habitude de m'en venter, je tiens d'eux mon orgueil et ma détermination. Deuxièmement, je suis connue pour m'opposer à eux et les défier sans cesse. Enfin, j'ai été choisie par les entités pour débarrasser le monde d'eux. Je crois qu'il y a la trois raisons suffisantes pour qu'ils ne fassent pas comme si je n'étais qu'une mouche à écraser. Je reste debout, sans bouger, réfléchissant à tout cela. Ce qui semble surprendre la sublime créature qui me fait face et qui s'exclame :

- Qu'attends-tu pour te réveiller et aller annoncer cela à tes compagnons ?

- Je suis abrutie au pavot !

- Ce n'est pas ça qui t'arrêtera. Je peux te réveiller si je le souhaite.

C'est ce qu'elle s'apprête à faire. Mais avant qu'elle ne me bannisse de son royaume à nouveau, quelque chose me pousse à l'interpeler.

- Attends Lore !

Elle se fige, plongeant son regard d'obsidienne dans le mien. Sa joie a laissé la place à une expression soucieuse et inquiète tandis qu'elle me dévisage, pinçant les lèvres.

- Il y a un souci Circé ?

J'hésite, mon cœur balance. Puis je repense à ce que je dois faire. Hors de question de m'avouer défaite. Alors je lui souris, sortant tous mes talents de comédienne. Et comme d'habitude, Lore n'y voit que du feu.

- Non. Non tout va très bien. Je suis heureuse de te voir. »

Elle me rend mon sourire avant de sauter dans mes bras, me serrant contre elle. J'enfouie mon visage dans sa chevelure d'or. La douceur et la tendresse que je ressens lorsque ses mains se nouent au creux de mes reins et qu'elle m'étreint avec ferveur me fait presque mal au cœur.

Malheureusement, les choses ne vont pas aller si bien que cela. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top