Chapitre 2.

J'ai peu de regrets pour ne pas dire aucun. J'ai toujours assumé mes actes jusqu'au bout. Malgré ce que ça m'a valu, malgré les peines, les haines et les violences, je n'ai jamais éprouvé le moindre remord par rapport au sang coulé, aux vies gâchées, aux larmes, aux promesses – rarement tenue, très souvent bafouée – ou aux trahisons... Je ne regrette pas non plus d'être ce que je suis. Parce que ce sont tous ces actes terribles qui font de moi qui je suis.

Regretter n'apporte rien sinon une certaine faiblesse malvenue en ce monde terrible.

Les rayons du soleil filtrent au travers des tentures pourpres qui recouvrent mes fenêtres. Mon immense salon, baigné de lumière, est d'un luxe et d'une propreté étincelante. L'avantage d'être une puissante enchanteresse... Malheureusement, il est en ce flamboyant jour d'été, bien silencieux. Une étrange torpeur semble s'être emparée de mon île, régnant en maîtresse sur des lieux qui pourtant m'appartiennent. L'ennui n'est que trop présent sur Ééa. Il n'y a plus personne à maudire ou à ensorceler, sinon les marins qui viennent s'échouer sur mes rives. Cependant, s'il faut avouer une chose, c'est que mon exil sur cette île m'a apportée la tranquillité. Ici personne ne se mêle de mes sortilèges ou de mes intentions. Recluse sur Ééa, je parais inoffensive. Mais toute personne un tant soit peu futée saurait qu'il ne faut jamais se fier aux apparences...

D'autant plus avec les créatures de mon genre. Je pense malheureusement que les dieux l'ont compris... À leurs dépends.

Un soupire de lassitude m'échappe. L'aiguille entre mes doigts répète son chemin encore et encore. Lorsque je ne concocte pas drogues ou poisons, je tisse. Cette activité calme mes velléités de rébellion contre les dieux. À mes pieds, deux immenses loups dorment, bercés par mes fredonnements. Je n'ai jamais eu le moindre talent pour le chant pourtant les dons découlant de ma nature d'enchanteresse suffisent à conférer à mes notes un certain pouvoir, bien que faible comparé à celui des sirènes.

Certes, la tranquillité de mon île peut sembler être un havre de paix et de bonheur, malheureusement, je suis femme à aimer étaler tous mes dons. Mon orgueil se flatte des compagnies les plus enrichissantes. Or, en temps d'exil, il me reste peu d'amis, pour ne pas en dire aucun. Tous se sont détournés de moi lorsque je me suis attirée l'aversion des dieux.

Je repense un instant aux paroles de Lore. Avec cette guerre de Troie, le malheur s'est abattu sur notre pauvre petit monde encore une fois. Ce n'est que l'une des très nombreuses mauvaises conséquences des rivalités divines. Des rivalités qui finiront par mettre la Terre à feu et à sang. Si Eris, déesse du chaos et de la Discorde est hors d'état de nuire, je doute que cela change quelque chose. C'est un petit plus. De quoi assurer un peu plus longtemps la survie des pauvres mortels et créatures immortelles qui vivent à la surface d'un monde sans pitié.

Un monde dans lequel il faut être soit prédateur, soit proie. J'ai décidé d'être prédatrice et mon nom illustre à merveille ce principe que je n'ai jamais perdu de vue : en grec ancien, Kirke ou Circé, signifie « oiseau de proie ».

Sur mon île, les prédateurs sont rois et les proies me craignent. Si je métamorphose ainsi les pauvres âmes perdues sur mes rivages, ce n'est pas pour rien. Je connais les cruautés des hommes presque aussi bien que celles des dieux. J'en ai subi les frais jadis. Rejetée par un royaume dont j'étais la maîtresse, humiliée, blessée... Ce n'est bien évidemment pas seulement par vengeance que j'agis mais également par protection. Les Hommes s'emparent de tout comme si cela leur était dû – sans pourtant dépasser les dieux dans ce domaine là. Ils bafouent, pillent, violent... Et dissimulent leurs vices derrière une prétendue humanité.

Toute à mes réflexions, je me pique le doigt. Le sang perle, avant de tomber sur ma tapisserie. La couleur rubis m'arrache un sourire.

Je secoue la tête, mon encombrante chevelure brune frisée s'étalant sur mes épaules. Face à moi un immense miroir renvoie mon reflet : mes traits orientaux sont marqués par la sévérité et mes yeux d'un vert plus sombre que celui de l'émeraude sur la tiare qui ceint mon front renvoient un regard critique. Un rictus étire mes lèvres. Je ne suis pas vraiment une beauté. Tout en moi semble neutre, froid. Je ne suis que pénombre ce qui est ironique pour une fille du soleil. Je sais qu'Hélios, mon père, a toujours préféré ma sœur, Pasiphaé. Plus douce, plus belle... Elle est toute de lumière. Elle, au moins, a su devenir reine, tandis que je ne suis qu'une enchanteresse rejetée et maudite. Pourtant, c'est pour elle que ma voix s'est élevée contre les dieux. Pour elle et contre l'injustice qu'elle a subie de leur part, conduisant à la naissance du Minotaure. J'ai toujours veillé sur ma cadette, je l'ai protégé quand nous étions petites, des jeux cruels de nos frères et de nos oncles. Nous étions unies.
Qu'on aille me dire que je suis incapable d'aimer...

Soudain, alors que mes loups s'extirpent du sommeil qui les avait gagnés, une lueur affamée dans leurs yeux cruels, un petit porcelet déboule de mon couloir. Ses grognements et ce que je parviens à lire dans ses pensées embrouillées suffisent à m'alerter et à me tirer de cette étrange torpeur.

Par tous les maudits grecs du maudit continent de cette maudite terre !

Les nouvelles que m'apporte ce bon à rien de Thècle rallument en moi une once de malveillance, chassant en quelques instants mon profond ennui. Pendant que le gros cochon se roule dans une mes précieux tapis, à mes pieds, ravi d'avoir rempli sa mission, je soupire. D'un coup de pieds, j'éloigne l'animal qui fut jadis un marin, avant de décaler une mèche de mes longs cheveux frisés qui tombe devant mes yeux. Un ricanement sinistre m'échappe alors que je m'esclaffe.

« Un naufrage sur mes rivages, vraiment ? »

Thècle lève son groin vers moi comme si je m'étais adressée à lui. Ses yeux bruns, trop humain, me dévisagent, brillant d'une étrange façon, comme l'on admirerait la messie. Peut-être espère-t-il qu'un jour je le libère de l'envoutement qui le maintien sous sa forme animale... Cette pensée m'arrache un sourire sardonique. Il peut déjà s'estimer heureux que j'éloigne mes lions et mes loups de ses chairs grasses. D'un sifflement, je chasse tous les animaux, proies comme prédateurs, des lieux.

Sur son perchoir, un pivert me fixe de ses yeux clairs. Un sourire narquois étire mes lèvre lorsqu'il écarte ses ailes et donne des coups de becs à sa branche, l'air furieux.

« N'as-tu pas d'autres arbres à frapper plutôt que celui-là, Picus* ?

L'oiseau, gonfle son plumage, comme s'il était indigné. Un rire mauvais m'échappe.

- Que sa majesté me pardonne, mais j'ai de la visite. »

Je détourne mon attention du pivert. Sous lui, dans une marmite, chauffe un bouillon dont le doux fumet s'envole par la fenêtre. Me remettant à l'ouvrage, je tisse, je tisse la toile qui piègera les naufragés. Bien vite, j'entends leurs voix hagardes sous ma fenêtre. L'une, plus forte que les autres s'élève :

« Amis, quelqu'un tisse ici une longue toile et chante à belle voix. Est-ce une déesse ou une mortelle ? Crions pour voir !*

Aussitôt, les voilà qui s'exécutent. Avec grâce, je me lève, saisissant un voile vaporeux au fil d'or que je jette par-dessus ma chevelure, avant d'ouvrir les portes étincelantes de ma demeure. Feignant la surprise, je découvre sur le palier une vingtaine d'hommes, maigres et effrayés. Un doux sourire se peint sur mes lèvres tandis que je bas des paupières me parant de mon plus beau masque d'innocence pour leur servir un beau mensonge.

- Je suis mortelle, mes braves marins. Qu'est-ce qui vous mène en mon humble demeure ?

- Nous sommes des naufragés, belle dame. Nous cherchons où nous reposer le temps que notre navire soit réparé.

Je lutte pour ne pas laisser apparaître ma satisfaction, affichant une moue des plus peinées. La compassion n'est pas vraiment un sentiment naturel chez moi.

- Quel malheur ! Acceptez le gîte chez moi dans ce cas.

Ils se regardent entre eux, hésitants à me suivre et me croire. À en croire leurs expressions, ce n'est pas la première fois qu'ils trouvent hospitalité chez un insulaire qui se révéla être un terrible monstre. Je me demande un instant s'il ne s'agit pas de l'équipage de cet Ulysse dont j'ai entendu parler. Mais aucun d'eux ne semble afficher la noblesse d'un roi et d'un futur héros – car nul ne doute que les dieux le récompenseront pour ses actions. Très vite leur état de malheur est si fort qu'ils cèdent. Seul l'un d'entre eux reste méfiant et refuse d'entrer. Je lui jette un regard en coin alors que ses compagnons disparaissent dans mon manoir. Mes animaux finiront par le dévorer s'il erre ainsi sur mon île. Et bien soit, ça leur fera un peu de distraction.

Alors qu'ils festoient tous sur une de mes précieuses tables, à grand bruit, je soupire, retenant mon dégoût. Des gouttes de vins souillent à présent mes riches tapisseries. Ils mangent comme des... comme des porcs ! Ces marins sont tous des rustres ! Du coin de l'œil je les détaille, cachant mon amertume comme je le peux. Les marins sont tous les mêmes... Ils pensent que la privation qu'ils subissent suffit à les rendre légitimes à piller ce qu'ils trouvent. Si je leur avais refusé refuge, qu'auraient-ils fait à une pauvre femme esseulée sur une île ?

Attelée à ma tâche, je coupe avec du miel doré le vin que je compte leur servir avant d'y glisser une drogue de mes faits, mélange des herbes les plus magiques d'Ééa. Sera-t-il simple de leur faire oublier leur patrie ? Le poison fini, je m'approche d'eux pour remplir leurs coupes de mon breuvage. Alors qu'ils entrechoquent leurs verres pour boire le vin sans aucune méfiance, je m'enquiers, d'une voix anormalement douce :

- Mes nobles invités désireraient peut-être entendre un chant de ces contrées ? Je peux vous assurer que vous en seriez envoûtés...

Ils acquiescent aussitôt sans faire attention à mon jeu de mots qu'ils ne peuvent évidemment pas saisir pour le moment. Sourire aux lèvres, je m'avance au milieu de la salle de réception. Je leur tourne le dos, suffisamment longtemps pour observer mon reflet dans le miroir. Mes prunelles vertes se teintes d'un noir profond, comme des ombres qui viendraient entacher la couleur claires de mes iris. J'esquisse un sourire en coin. Ma magie est à l'œuvre. Me tournant vers eux, je souffle les paroles de mon incantation sur un air oriental en tirant ma baguette des plis de mon chiton :

- Par la sombre magie des tréfonds de la Terre,
Plus profonde que toutes mers,
J'appelle à moi force et puissance,
Je vous offre cette danse...
Par ma volonté, renoncez voyageurs
En vos âmes et en vos cœurs.
Sous ma magie maintenant, perdus par le vice
Subissez votre supplice.

Rampez et sifflez, noires créatures,
D'écailles ou de fourrure,
Roulez-vous dans la boue, porcs et chiens
Ce soir, vous êtes miens...
Grognez, aboyer, à mes pieds prosternés,
Exaucez mes volontés...
Vite abandonnez votre humanité,
Vous voilà métamorphosés... »

Sitôt prononcé-je ce dernier mot, que d'un coup de baguette, leurs corps se mettent à craquer. Les naufragés se regardent avec stupeur alors qu'un groin apparaît sur le visage de certains. Pour d'autre, des petites oreilles roses et velues prennent la place de leurs chevelures emmêlés par le vent et la mer. Des grognements s'élèvent suivit de couinement alors que leurs cuisses se transforment en jambon, et qu'une petite queue entortillée pousse dans le bas de leurs dos. Les corps se recouvrent d'une soie rose qui sera bientôt tachée par la boue.

Très vite, je me retrouve avec une vingtaine de cochons qui gémissent de malheur sur mes tapis. Ils n'ont plus rien d'humain hormis leurs yeux : des grands yeux bleus, bruns ou verts, larmoyants et pétris de terreur lorsqu'ils comprennent.

D'un sifflement, j'appelle mes loups. Aussitôt, les deux immenses bêtes se matérialisent à mes côtés. Sous la menace des crocs taillés pour les dépecer, les porcins n'ont d'autres choix que de me suivre. Je les mène aussitôt à la porcherie, pour tenir compagnie à ce bon vieux Thècle. Sitôt le portail de celle-ci fermé, je m'adosse contre lui et pousse un soupir. Un sourire mesquin aux lèvres, je me redresse dans le but de retourner nettoyer le bazar qu'ils ont causé.

* Référence au mythe de Picus, fils de Saturne et un ancien roi italique, dans les Métamorphose d'Ovide. Il aurait été transformé en pivert (pic vert) par Circé car il lui aurait préféré la nymphe Pomone et refusé les avances de la magicienne.

* Paroles tirées de l'Odyssée d'Ulysse, édition Classiques abrégés.

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