Chapitre 18.
Une sensation désagréable à mon front me réveille. Cette douleur qui ne m'est pas inconnue se pointe de plus en plus souvent. Elle qui n'était que rare auparavant est presque quotidienne depuis le début de cette folle aventure. Je n'en comprends pas son origine. Me redressant entre mes draps, je passe une main sur mon front. Difficilement, je me relève et m'approche du seul miroir présent sur ce navire : le mien.
Mon reflet me renvoie une image que je ne suis pas habituée à voir. Mes cheveux frisés sont en bataille, semblable aux toisons des moutons qui broutent sur les terres habitées. Mes yeux verts semblent bien moins vif que lors de mon départ, sans parler de mon teint bien moins doré qu'à l'accoutumée. Mais ce qui retient mon attention, c'est, ni plus, ni moins, mon front. Là où d'ordinaire mon serre tête et son émeraude cache ma peau, là où j'ai l'impression que des dizaines de petites aiguilles s'enfoncent, se trouve un symbole. Luisant d'une étrange couleur verte, je peine à essayer de trouver ce dont il s'agit. Ce n'est pas une rune ni même une quelconque marque connue. Je n'en avais jamais vue de telle. Mais surtout, je ne comprends pas ce que cette chose qui semble gravée à même ma peau fait sur mon front. Je l'effleure du bout des doigts, grimaçant, avant de passer ma paume dessus. Mais dès lors que je retire ma main, le symbole a disparu. J'hoquète de surprise.
Il n'y a aucun doute, je n'ai ni halluciné, ni rêvé.
Quelques minutes encore, je reste là, à observer mon reflet, songeuse. Évidemment, je ne peux pas m'empêcher de faire le lien entre cette marque et ma nature de « clé » comme l'a dit Chronos. Ce symbole est apparu lorsque je faisais appel à mes dons, parfois à outrance, dépassant les simples capacités d'une enchanteresse. C'est d'ailleurs cette force rare qui m'a valu le titre de plus puissantes des enchanteresses. À cette dernière pensée, je me secoue.
Hors de question que je me laisse dépassée par les évènements. Je me rince le visage avant de tapoter mes joues qui reprennent leur douce couleur hâlée. Puis j'entreprends de nouer à nouveau mes cheveux en une longue et épaisse natte avant de ceindre mon front du cercle d'or serti d'émeraude. Me débarrassant de mes vieux voiles, j'en saisis un d'or, transparent, que je jette par-dessus mon crâne avant de le rabattre sur ma poitrine, au-dessus du chiton vert. Un sourire satisfait m'échappe. À nouveau, je ne suis pas ce qu'on peut qualifier de belle. Mais je suis royale.
Je suis une enchanteresse.
Lorsque je sors, le soleil rayonnant m'éblouit. Je ferme les yeux, appréciant les caresses des rayons, me rappelant l'obscurité et la froideur des enfers. Autour de moi, la rumeur des marins qui s'affairent forme une mélodie à laquelle je me suis habituée. J'observe un instant ces hommes qui donnent toutes leurs énergies pour faire avancer la Trière en plus des voiles au service des vents. Certains d'entre eux rentreront chez eux et retrouveront leur patrie, leur famille, leurs terres... D'autres finiront au fond des mers ou dans l'antre de créatures plus féroces que moi encore. Ce monde est truffé de danger pour ceux qui ont le malheur de quitter leur foyer. J'en sais quelque chose.
Comme à son habitude, le second d'Ulysse se dresse en travers de ma route. Le roux laisse un ricanement lui échapper et tandis que sa main effleure le pommeau de son glaive, il persiffle :
« Tiens donc, tu daignes enfin te montrer, Ô divine sorcière...
Le mépris qui m'habite me donne des ailes lorsque je toise l'humain qui me fait face.
- Euryloque, pauvre hère, il va vraiment falloir qu'un jour tu t'habitues à ma présence. Tu ne m'apprécies pas et c'est réciproque. Mais de nous deux, je ne suis pas celle qui risque les foudres d'une créature peu connue pour sa gentillesse !
L'homme se renfrogne et s'éloigne, retournant donner ses ordres à l'équipage et la cadence aux rameurs. Une voix grave s'élève derrière moi.
- Ce n'est pas non plus lui qui s'est attiré les foudres des dieux !
Je me tourne et, ma main au-dessus de mes yeux pour me protéger du soleil et mieux voir, j'aperçois Ulysse, à la barre, qui m'observe. En deux pas, je le rejoins, avant de protester :
- Ça n'a rien à voir et tu le sais très bien, héros !
Il hausse des épaules. J'en connais un qui a peu dormi à la vue des cernes sous ses yeux gris.
- Tu sembles en meilleure forme ! constate-t-il.
Je souris, hautaine, avant de lâcher :
- On ne peut pas en dire de même pour toi. Tu sais qu'en tant que héros, tu n'es pas censé avoir l'air aussi déprimé et fatigué que tu ne le sembles.
Le héros lève les yeux au ciel avant de rétorquer :
- Ne le serais-tu pas si tu venais de travers une mer entière pour une terrible guerre, que tu avais vu tes amis mourir, des princes et des vaillants soldats tomber sous le poids des armes, amis comme ennemis ? La destruction d'une ville n'est jamais chose heureuse. Et je ne parle bien évidemment pas de la rancœur de Poséidon à mon encontre... Nous sommes deux dans ce cas, Circé.
Il marque un silence. À nouveau, son regard semble hanté par des souvenirs. Je ne peux m'empêcher d'utiliser mes dons de télépathie pour plus ou moins saisir ses pensées. Il est tourmenté. Tourmenté parce qu'il est parti pour Troie, pour l'horreur et la mort, laissant derrière lui l'amour, la tendresse et la paix.
- Je sais ce qu'il s'est passé à Troie. finis-je par souffler.
- Vraiment ? Comment le pourrais-tu ?
- Grâce à Lore.
Les mots m'ont échappée spontanément et je regrette presque de les avoir lâchés. Je n'ai jamais parlé de Lore au héros. Je n'en vois nullement l'intérêt. Et Lore a toujours été mon secret. Comme un rêve qu'on ne partage pas, quelque chose de pas tout à fait réel. Et malheureusement, si j'ai pu espérer un instant qu'Ulysse ne prenne pas gare à ces paroles, c'est sans compter son attention incroyable et sa curiosité dévorante – un jour quelqu'un devra lui dire qu'il s'agit d'un très vilain défaut...
- Qui est Lore ?
- C'est une oneiroi... Une divinité du rêve, une des sœurs de Morphée. C'est, je crois, la seule divinité qui ne m'abhorre pas.
Il me laisse poursuivre, sans poser de questions malgré la quantité astronomique de demandes qu'il a à me faire – je le vois à son regard qui s'est mis à scintiller de cette lueur qui lui est propre.
- Chaque fois que je rêve, c'est elle qui apparait. Elle m'a tenue au courant de ce qu'il se passait dans le monde durant mon exile. Sache qu'elle m'a même parlé de toi.
- Ne détestes-tu pas les dieux, pourtant ?
- Lore est, je dois l'avouer différente. Tout d'abord, c'est une jeune femme douce, et très gentille. Comparée à moi, il n'y a aucun doute possible. Elle est intelligente, drôle et a du courage. Cependant, elle est aussi très belle. Bien plus que je ne le serais jamais.
Je crois que mon ton s'est adouci en parlant de mon amante. Ma voix n'est pas la même. J'éprouve un drôle de sentiment, comme un malaise à révéler à voix haute ce que je cache dans mon cœur depuis des années. Et puis mon cœur s'accélère, mes joues se réchauffent, je me sois moins à même de faire le mal. Rompant mes pensées, Ulysse se penche un instant vers moi et interroge, hésitant :
- Est-ce que tu... Est-ce que tu l'aimes ?
Je pourrais sursauter face à la violence de ce dernier mot pourtant prononcé dans un chuchotement, à peine un souffle. Malgré moi, je grimace. La stupeur du héros me rappelle que dans ce monde, deux femmes qui s'aiment n'est pas chose habituelle. Lorsqu'il s'agit de deux hommes, il n'y a rien d'anormal. Mais seules les prostitués peuvent aimer les femmes. L'amour a si peu sa place à notre époque que cet amour-là, presque proscrit relève presque du jamais vu. J'inspire profondément, pour calmer mon être. Le tabou qui encercle cette relation n'est pas le seul souci.
Dire que j'aime Lore me ferait trop de mal. Ça m'écorcherait la gorge, m'arracherait ma voix. Je ne suis pas capable d'une telle chose. Mettre des mots sur ce que je ressens me semble trop dérisoire. Alors plutôt que de nier ou de confirmer la question de mon compagnon de fortune, je hausse des épaules et détourne le regard.
- Elle m'aime.
Il ouvre la bouche, inspire comme s'il allait dire quelque chose et se ravise. Peut-être est-ce à cause du regard noir que je lui jette, insistant, lui faisant comprendre que s'il fait le moindre commentaire, toute la patience et le savoir-vivre dont je fais preuve envers lui s'envolera en un battement d'aile de papillon. Mais alors que je pensais qu'il ne poursuivrait pas sur ce sujet, il lâche, telle un coup de poignard qui viendrait me frapper en pleine poitrine :
- L'amour te ferait-il peur, enchanteresse ?
- Autant que l'immortalité t'effraie ! je réplique du tout au tout, l'instinct de protection prenant le dessus.
Il se crispe aussitôt. J'ai frappé où cela fait mal. Pendant plusieurs minutes, il ne dit rien. Je me contente d'observer l'équipage. Du haut de la vigie, Dareios me fait un signe obscène pour me défier. Cet enfant ne perd rien pour attendre. Alors que je médite déjà à comment lui faire payer cet énième affront, le brun prend la parole, d'une voix mesurée.
- Je n'ai jamais voulu être immortel. L'immortalité n'a aucun sens si on ne la passe pas avec l'être aimé. Ce qui donne la saveur à nos vies, c'est de savoir qu'elles ont une fin. Et qu'il faut alors savourer chaque bienfait des dieux, de la nature, du monde.
- Où vois-tu des bienfaits dans ce qui nous attend ?
- Partout. Le chant des hommes, la bravoure des soldats, l'amour d'une femme, les rires d'enfants, les parfums des fleurs et des vagues... Le bonheur de retrouver des êtres chers. C'est pour cela que je me bats. Ne connais-tu donc rien de tout cela ?
Je prends le temps de réfléchir. D'aussi loin que je m'en souvienne. Ce n'est pas ce qui me manquerait qui me pousse à me battre pour ma survie. C'est d'être moi. D'exister.
- Je n'ai pas la même perception de leur valeur que toi. Peut-être que c'est parce que contrairement à toi, ma vie traîne en longueur depuis trop longtemps. Je ne suis pas immortelle à proprement parler mais... Je suis née bien avant toi, ou tes pères.
- Pourquoi te bas-tu alors ?
- Pour moi. Pour être capable d'encore prendre mes décisions. Si je mourrais sans que ça ne soit mon choix, c'est que j'aurais échoué. Ma vie ne m'appartient qu'à moi. Qu'ils m'envoient en exile certes, tant que je peux encore disposer de mon corps, de mon âme, de mon esprit et de... de mon cœur comme il me convient.
Avoir quelqu'un qui nous écoute et réfléchisse à nos opinions est quelque chose de nouveau. Je suis trop habituée au silence ou au mépris dont on berce les femmes. Les femmes ne peuvent avoir d'opinion, elles ne peuvent se battre pour ce qu'elles désirent. Les femmes sont esclaves des hommes. J'espère qu'un jour cela changera et que les femmes pourront être fortes sans être qualifiées de sorcières. Les hommes finiront par comprendre, un jour ou l'autre. Mais avant cela, le sang coulera, encore.
- Malgré ta détermination, ta vie a dû être cependant bien triste jusque-là. Toi qui ne peux pas vraiment mourir, tu crains la mort.
- Et toi tu crains de ne jamais la connaître.
L'homme acquiesce, un voile de tristesse couvrant ses prunelles grises de nuages orageux.
- Il va pourtant falloir t'y faire, Ulysse, fils de Laërte et vainqueur de la guerre de Troie. Tu n'as plus le choix.
Mon ton intransigeant et froid ne le fait pas ciller. Il se contente de me fixer, songeur. Sans que je ne m'y attende, il ricane.
- Parfois, je comprends pourquoi et les Hommes et les dieux te haïssent.
- Ce n'est pas ton cas ?
Il soutient mon regard un instant. Gris contre vert. Héros contre Enchanteresse. Ses fines lèvres s'étirent alors en un sourire. Étrangement, ce geste ne me laisse pas de marbre. Mon cœur délaisse son amertume quotidienne pour laisser de la place à quelque chose que j'aurais préféré ne pas ressentir tandis qu'une douce chaleur se répand en moi. Heureusement, je sais ne rien laisser paraître de mes sentiments profonds et le héros ne se doute de rien lorsqu'il hausse des épaules et répond, de sa voix basse, comme s'il s'agissait presque d'un secret murmuré sur un ton doux :
- Je ne te hais pas Circé. Loin de là. »
Les coins de mes lèvres frémissent à l'entente de ces mots. J'ai retenu de justesse le sourire qui menaçait d'étirer mes lèvres. Ça aurait été trop. Trop étrange. Trop sincère. Je le dévisage encore un instant avant de faire volte-face et de m'éloigner.
Le problème est là aussi : je ne déteste pas le héros comme je déteste tout ce qui n'est pas moi. Je crois que je me suis attachée à lui. Je crois même que certaines appellent cela l'amitié.
Et ça m'emmerde vraiment.
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Je souhaite une bonne à tout ceux qui en ont eu une hier ou aujourd'hui ^^ j'espère que tout s'est bien passé ou se passera bien !
Aerdna.
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