Chapitre 16.
Je claque la porte de la cabine du capitaine derrière nous. Ulysse me jette un regard noir, l'air de craindre que je ne casse quelque chose. J'aimerais bien le rassurer mais je ne peux rien garantir. Les mots de Chronos tournent en boucle dans mon esprit, avec la même fureur qu'une tornade prête à tout saccager. Pour moi, ils n'ont aucun sens. Plus rien n'a aucun sens, en réalité.
Le héros s'écarte de l'entrée, s'adossant contre la paroi de bois tandis que Chronos se laisse tomber dans le lit de camps. Je suis incapable de lâcher l'entité du regard. J'essaye de savoir s'il s'est moqué de moi, s'il se doute seulement un peu de la perplexité dans laquelle je suis plongée. Mais puisqu'il est obstiné à ne plus rien dire, je suis obligée de le relancer.
« Qu'as-tu voulu dire par « les enfermer pour toujours » ?
L'enfant lève sur moi des yeux scintillants de malice.
- Penses-tu vraiment que je te donnerai les réponses si facilement ?
Je soupire, pinçant les lèvres. Rien n'est jamais gratuit en ce monde. Et cette entité à la fibre de collectionneur, marchande ses moindres services. La dernière fois que j'ai fait appel à lui, le prix à payer était l'une de mes plus rares potions dont je ferais mieux de garder les effets secrets. Aujourd'hui, il nous a tirés des enfers et s'apprête à nous donner une information précieuse. Deux servies à la valeur inestimable. Nul doute qu'il fera une demande du même acabit. Tendue comme la corde d'un arc prêt à se briser, je croasse :
- Que veux-tu cette fois-ci pour ton aide ?
Chronos ne réfléchit même pas une seconde avant de répondre d'un ton si sérieux qu'il dément totalement son aspect enfantin.
- Un des émeraudes sur ta baguette. Ils sont imprégnés de ta magie.
- Vraiment ?
Un soupir de soulagement m'échappe. Je m'attendais à pire, à vrai dire. Face à mon soulagement évident et à l'air interloqué d'Ulysse qui fronce des sourcils, l'incarnation du Temps se contente de se justifier :
- J'aime beaucoup le vert !
Cette excuse me semble assez dérisoire mais je ne proteste pas. Tirant ma baguette de sa cachette, je décroche un des émeraudes qui l'orne et je le tends au Temps qui le fait aussitôt disparaître.
- Qu'en ferez-vous ? interroge le héros, intrigué.
- Il rejoindra ma sublime collection d'objet magique, quelle question !
Je fais signe à mon compagnon de laisser couler et de ne pas se poser plus de questions. Il est certaines choses en ce monde qui nous échappent. Chercher à en comprendre les mystères ne peut que nous jeter dans un abîme d'interrogations sans fonds ni réponses. Je me tourne vers l'entité et lâche d'une voix bien plus rauque :
- Parle maintenant.
Chronos relève le menton. C'est d'un ton neutre et d'une voix grave qu'il entreprend enfin de me donner les réponses dont j'ai tant besoin.
- Lorsque la Vie et la Mort en ont eu marre des agissements de leurs créations, elles ont décidé qu'il fallait les stopper. Mes sœurs ne peuvent pas agir d'elles-mêmes. Il y a des règles en ce monde qui maintiennent son équilibre et auxquelles elles doivent se plier. Des règles que ne respectent plus les dieux.
- Ça ne nous apprend pas grand-chose... fait remarquer le roi d'Ithaque.
Je suis d'accord avec lui bien que je me garderai de le lui dire explicitement.
- Viens en au fait Chronos, s'il te plait.
Un silence suit ma demande - bien trop semblable à un ordre cependant. Je comprends pourquoi. Je les ai prononcés. Ces mots que je ne dis jamais. Par tous les cieux, je dois être vraiment extenuée par l'effort fourni et désespérée par la situation pour en arriver là. D'ailleurs, l'entité doit le savoir puisqu'elle me jette un regard particulièrement éloquent. Je me contente de ne pas répliquer méchamment et de ravaler ma pique. Ce n'est pas comme ça que nous arriverons à quelque chose.
- Les dieux sont immortels, au sens le plus réel du terme : rien ni personne ne peut les tuer. Mais ils peuvent être enfermés ou bannis. Et c'est pour cela que la Vie a créé une chose capable de les emprisonner et de les couper définitivement de ce monde.
- Qu'est-ce donc que cette chose ?
- Toi, Circé.
Je déglutis, l'air s'engouffre difficilement dans mes poumons. L'espace d'un instant, j'ai l'impression que le monde se joue de moi, que tout ceci n'est qu'une blague, comme m'en faisait mon frère, Eétès ou bien Dilemme, lorsque nous étions enfants. À moins que ça ne soit une illusion destinée à m'entraîner dans des abîmes de folie. L'univers perd, en un quart de seconde, tout son sens. Je reste là, à fixer l'entité, sans dire un mot, les yeux ronds. La voix rauque, je parviens finalement à croasser :
- Comment peuvent-ils le savoir si moi-même, je ne suis pas au courant ?
- Les dieux l'ont appris il y a peu par le biais d'une prêtresse de la Vie.
J'encaisse l'information et mes poings se serrent. Hors de question que je ne montre à quel point je suis perturbée.
- C'est pour ça qu'ils m'ont envoyé. Et que je suis mort.
La grimace d'Ulysse en dit long sur ce qu'il pense. Je lève le visage vers lui et glisse :
- Je suis presque désolée pour ça d'ailleurs !
- Presque ?
Il lève un sourcil, croisant les bras sur son torse. Je m'exclame, levant les bras :
- Ne m'en demande pas trop !
Je crois avoir vu l'ombre d'un sourire se dessiner sur ses lèvres. Mais je me tourne à nouveau vers Chronos. Un nœud s'est formé dans ma gorge. Je crois que mon cerveau assemble les pièces et commence à comprendre. Mais j'ai payé le Temps pour qu'il me donne les réponses et c'est ce qu'il fera.
- Et que suis-je censée faire ?
Il hausse des épaules mais sous l'intensité de mon regard, cède et lâche :
- Tu es une enchanteresse. Créer des sortilèges est aussi naturel chez toi que de respirer. Alors fais-le ! Invente un sortilège assez puissant afin de sceller à jamais une prison.
- Une prison pour les dieux... complète mon compagnon qui semble digérer l'information aussi bien que moi.
Je reste silencieuse quelques instants. Cette magie qu'il m'est demandé de réaliser n'existe nulle part, dans aucun livre, aucun parchemin... Ça n'a jamais été fait. Et je sais pourquoi. Toute magie a un prix. L'épuisement que je ressens actuellement en est la preuve. Je suis à deux doigts de perdre connaissance après l'effort que j'ai fourni et ce n'était rien comparé à... Comparé au fait d'enfermer les êtres les plus puissants de ce monde - après les entités créatrices - dans une prison. Je ne devine que trop bien la suite logique des choses. Je vais devoir payer quelque chose en échange. Difficilement, j'articule :
- Si ce que tu dis est vrai, je peux peut-être créer un tel sortilège, mais jamais je n'aurais une telle puissance en moi. Il va me falloir une source d'énergie et de magie telle qu'il en n'existe peu en ce monde. Ou alors, j'en mourrais.
- C'est à toi de te charger des détails. Je t'ai dit tout ce que tu avais besoin de savoir. Autrement dit, tu as toutes les cartes en main.
Je n'en suis pas si sûre, à vrai dire... Ce don me semble être un cadeau empoisonné.
- Comment suis-je censée gérer tout cela alors que j'apprends que j'ai le grand malheur d'avoir été dotée d'une capacité qui va certainement me coûter la vie puisque les dieux ne me laisseront jamais en vie tant que je pourrais leur nuire ?
- Allons Circé, tu es une enchanteresse des plus puissantes, fille du soleil, élue par les entités pour mener jusqu'au bout ta mission. Considère que tu es une sorte de clé !
Le clin d'œil qui accompagne son exclamation m'arrache une grimace. Être une clé... Un objet vulgaire, commun en somme. J'ai connu mieux comme appellation. Mon scepticisme n'échappe pas au garçonnet qui lève les yeux au ciel.
- Oh, ça va, ne te plains pas. J'aurais pu te qualifier de badge portail...
- De quoi ? interrogeons en même temps Ulysse et moi.
Ces mots sont étranges. Je n'avais jamais entendu parler d'un... Comment a-t-il appelé cela ? Un badge. Le garçonnet ouvre grand les yeux avant de soupirer.
- Mince, trompé d'époque !
Je fronce des sourcils avant de secouer la tête. Évidemment, c'est un objet d'un autre temps. Le héros s'enquiert, sa curiosité reprenant le dessus :
- Qu'est-ce qu'un badge ?
- Un objet qui permet d'ouvrir un portail à distance.
- Un peu comme de la magie ? je propose, refreinant un bâillement.
Chronos semble réfléchir un instant à mes paroles avant de secouer négativement la tête.
- Les hommes du futur appellent cela de la technologie. Mais puisque vous êtes immortels, vous aurez l'occasion de découvrir de quoi il s'agit.
Ulysse se renfrogne aussitôt en entendant ces mots. Je devine que c'est l'idée d'immortalité qui lui ôte soudain tout entrain. Les ombres qui obscurcissent ses iris grises ne laissent aucun doute là-dessus. Ce qu'il désire par-dessus tout, c'est retrouver les siens et vieillir à leur côté. Peu sont ceux qui ne voudraient de l'immortalité. Encore une fois, je me surprends à ressentir une pointe d'admiration pour cet humain, ou plutôt ex-humain. S'il a fait des erreurs, il est aussi intègre.
Bon sang, Circé... Serais-tu en train de t'attacher ?
Je me refroidis instantanément à cette idée. Mon esprit est trop embrumé et la fatigue a pris le pas sur mes défenses. Difficilement, je me relève et lâche, d'un ton amer :
- J'ai besoin d'air. »
Ulysse acquiesce, silencieux. Son regard ailleurs, perdu dans ses souvenirs me fait lever les yeux au ciel. Qu'il reste concentré, pour le désamour des dieux ! Puisqu'aucun des deux n'a rien à rajouter, je quitte la cabine pour rejoindre la proue. L'air frais est comme une gifle bienfaitrice, qui me remet les idées en place.
Au-dessus de moi, Nyx s'est emparée du ciel, chassant mon père et étendant sa longue chevelure d'ébène au-dessus du monde. Çà et là, les étoiles percent l'obscurité pour saupoudré de nacre l'encre noire de la nuit. L'obscurité semble avaler tout, comme pour dissimuler les sombres méfaits qui pourraient se dérouler sous l'œil complice de la lune. Pourtant, Hélios est autant témoin d'atrocités que Nyx elle-même. Ténèbres et lumières ne sont pas plus bons l'un que l'autre.
La déesse de la nuit est une des divinités qui a décidé de se lever contre les divinités de l'Olympe. Je crois que le bannissement d'Éris, sa fille, y est pour quelque chose. Un jour, alors que j'étais avec Éétès, Dilemme et Pasiphaé, mes frères et sœurs, il nous a raconté certaines histoires glaçantes à propos de cette divinité terrifiante, sœur des ténèbres, Érèbe. Le rôle mauvais qui lui est donné m'a toujours étonnée. Est-ce que parce qu'elle représente la nuit ? Ou est-ce parce qu'il s'agit d'une femme et que toute femme puissante est automatiquement désignée comme mauvaise ? Les mythes aiment faire de nous des choses sans la moindre pitié.
C'est pourtant elle qui est à l'origine de l'existence des Oneiroi : Lore est l'une des filles de Nyx et s'il est fort probable qu'elle n'ait eu besoin d'aucune intervention mâle pour leur donner naissance, certains murmurent qu'Érèbe a joué un rôle principal à leur création.
La fraicheur s'est emparée des mers et le ballotement des vagues ne me fait plus rien. Je m'appuie au bastingage, renversant la tête en arrière. Je suis fatiguée... Épuisée à vrai dire. Ce soir, plus aucun sortilège ne pourra provenir de ma part. S'il n'y avait pas eu Chronos sur ce navire, rien n'aurait pu nous protéger. Par habitude, ma main vient encercler mon poignet recouvert de bracelets d'or, dissimulant la marque du pacte avec Poséidon. Ce geste a tendance à m'apaiser quelque peu et fait cesser les tremblements de mes mains dû à l'effort magique qui m'a été demandé. Une enchanteresse n'a pas de pouvoirs illimités malheureusement...
Une enchanteresse n'a pas non plus le pouvoir d'enfermer les dieux...
Je frissonne à cette pensé. L'air me manque tandis que j'ai l'impression de plonger dans une eau gelée. Je ne sais que faire de cette information. J'ai enfin la solution face à tous mes problèmes. Et pourtant, je sais que rien n'est réglé. Il reste un souci de taille et je ne suis pas sûre d'être prête à l'affronter. Une boule obstrue ma gorge et je frôle la migraine à force de noyer mon esprit sous tant d'interrogation.
Soudain, une petite toux volontaire attire mon attention, me tirant de mon étrange transe. J'ouvre les yeux, et fais volte-face, reconnaissant Chronos. Je ne l'avais pas entendu arriver. Je lève un sourcil interrogateur, me demandant ce qui peut bien l'amener.
« Oui ?
Il lève le menton et d'une voix plus grave que celle qu'il n'emploie d'ordinaire, il lâche :
- Je te dis au revoir, Circé, l'enchanteresse. Il est temps pour toi de continuer ta route et pour moi de continuer la mienne.
Les lèvres pincées en une moue suspicieuse, je sonde du regard l'entité.
- Je suppose que tu as d'autres choses à faire ailleurs... ou plus tard.
- L'un et l'autre.
Il me tend une petite clochette d'or. Je la recueille au creux de ma paume. Elle est minuscule et pas bien belle. Toute à mon observation, le Temps m'explique :
- Si tu as à nouveau besoin de moi, plutôt que de me poursuivre jusqu'aux enfers et de te mettre en danger, sonne trois fois la cloche et je viendrais. Mais ne la perds pas s'il te plait. Je n'aimerai pas me faire sonner par n'importe-qui alors que je suis en pleine première guerre mondiales sous les bombardem... oublie ça ! s'interrompt-il à la vue de ma mine perplexe tandis qu'il se mélange encore au travers des différentes époques dans lesquels il se situe.
- Et quand que tu sois, tu viendrais ?
- Absolument.
Je ne peux pas nier être impressionnée par cette magie. Mais la fatigue est bien trop grande. Un sourire maladroit m'échappe, et, du bout des lèvres, pour la seconde fois ce soir je fais preuve d'une politesse des plus rares chez moi :
- Merci.
L'entité accepte mes remerciements d'un signe de la tête, sans dissimuler l'amusement dans son regard.
- À bientôt, Circé.
- Adieu Chronos. »
Le Temps m'offre un dernier sourire avant de disparaître, ne laissant aucune trace derrière lui, comme s'il n'avait jamais été là. Une grimace déforme mes traits. Sa venue fut si brève, apportant son lot de révélations, que je pourrais avoir l'impression d'avoir rêvé si la clochette glacée entre mes doigts ne m'indiquait pas le contraire. Au plus profond de moi-même, j'ai le pressentiment que je m'en servirai plus tôt que je ne l'imagine.
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