Chapitre 13.
Lorsque je mets pieds à Terre, je ne peux m'empêcher de savourer la sensation de ne plus être sur une embarcation de bois tangible après des semaines de traversée mouvementée. Et surtout d'enfin m'éloigner de tous ces Hommes... Un léger vent glacial vient soulever mes bas et mes voiles que je renoue correctement sur mes cheveux. Mon regard se balade sur le paysage. Après la plage de sable noir sur laquelle nous venons de débarquer, une immense forêt de saules stériles se dresse à perte de vue, créant des pénombres inquiétantes : le bois de Perséphone. Nous sommes bien loin des jolies forêts qui recouvrent Eea. La magie en moi s'éveille au contact de cette Terre divine, royaume de dieux et de morts.
Je n'ai jamais mis pieds aux enfers jusque-là. Je n'avais guère de raison d'y aller. Cette terre où le Soleil peine à percer est trop loin des royaumes que j'ai foulés jusque-là. Au plus profond de moi, je crains. Mon instinct me souffle que nous trouverons bien des dangers au-delà de cette ligne boisée. Lore elle-même m'a avertie : il ne faut jamais se fier aux apparences en ce royaume maudit. Le bon peut paraître mauvais et à l'inverse ce qui semble pourri peut se montrer juste.
Toute à ma contemplation, je remarque à peine Ulysse qui descend lui aussi de son bateau d'un bond agile. Il s'avance jusqu'à moi, la main sur le manche de son glaive. Euryloque et le gamin blond sont à ses côtés.
« Je continue de croire qu'il serait plus sage que je vous accompagne... grommelle son second en observant tout autour de lui avec grande méfiance.
Le beau brun secoue négativement de la tête.
- Non, je ne peux pas prendre le risque de vous emmener en ces lieux alors que vous êtes mortels. Et puis j'ai besoin que tu gardes le navire. Les hommes sont facilement effrayés.
Le roux grimace mais finit par accepter. Avec un grognement, il se tourne vers la Trière, échouée sur le sable. Dareios s'avance d'un pas et demande à son tour :
- Z'êtes sûr de n'pas avoir besoin d'moi ? J'suis fin et j'sais m'faufiler partout...
Je ricane, narquoise avant de lui lancer :
- Les monstres des enfers ne feraient qu'une bouchée de toi, gamin !
- Moi au moins j'sais m'défendre ! Toi, t'es qu'une femme ! Tu crois qu'tes sortilèges t'sauveront la vie face aux dieux ?
- Peut-être pas, mais en tout cas, je peux toujours m'en servir pour transformer les petits inopportuns en choses... petites et inopportunes... Comme des rats par exemple ! Ou des grenouilles...
Il lève les yeux au ciel et se renfrogne face à la menace prononcée sur un ton des plus mielleux tandis que je me retiens de me moquer allègrement. Vraiment, si échanger des piques avec le second d'Ulysse m'agace, mes affrontements verbaux avec le minuscule marin m'amuse prodigieusement. Le héros se racle la gorge histoire de nous rappeler à l'ordre avant de lâcher simplement à l'attention de ses deux marins.
- Soyez prudents en notre absence.
- Vous aussi... »
Sur ces paroles et ces adieux larmoyants, nous tournons des talons en direction de ce bois obscure qui n'attend plus que nous. Je jette un coup d'œil en biais à mon compagnon. Ses traits sont crispés et son regard gris voilé par une inquiétude compréhensible. C'est peut-être la chose la plus dangereuse qu'il n'ait jamais fait. En tout cas, c'est la chose la plus dangereuse que j'aie jamais fait. Moi qui cherche à combattre les dieux, je me jette droit dans leur gueule en pénétrant ainsi sur leur territoire.
À l'orée du bois, sur un arbre qui surplombe majestueusement le seul sentier empruntable, quelques mots sont gravés à même l'écorce. « Vous qui entrez, laissez toute espérance. »* Et bien... On peut dire que nous sommes fixés sur l'ambiance d'entrée de jeu. En lisant cela, Ulysse laisse échapper un bref ricanement. Sa tension est à son comble lorsque nous nous enfonçons entre les saules, suivant le petit chemin.
« Tu es sûre et certaine de ton coup, Circé ?
- Dis-toi que ce n'est pas plus risqué que de se dissimuler dans un cheval en priant pour les Troyens vous fassent pénétrer dans leur ville plutôt que d'y mettre le feu !
- Pardonne-moi mais j'ai du mal à y croire... Les troyens n'avaient pas la capacité de me tuer aussi facilement que les mille dangers que renferment ce lieu.
- Ca ne les a pas empêché de tuer le grand Achille...
Une grimace vient déformer ses traits à l'évocation du fils de Pélée, roi de Phthie en Thessalie, et de Thétis, une Néréide. Sans m'arrêter d'avancer, je murmure, gagnée par une grande curiosité :
- C'était un de tes amis ?
Il acquiesce. Sa voix se fait douce lorsqu'il souffle :
- Le plus brave guerrier de tous les temps. Il était invincible...
- Et pourtant, une simple flèche dans son talon a pu le tuer.
- La grandeur ne réside pas seulement dans les batailles. Il était courageux, aimable, aimé des dieux...
Je ne réponds rien. À quoi cela servirait-il ? Nous marchons en silence pendant des dizaines et des dizaines de minutes. Trouver Chronos s'avère bien plus compliqué que ce que je ne l'avais laissé entendre. S'il se cache dans ces bois, il sera ardu de les trouver. Si l'on suit ce sentier, nous arriverions jusqu'au croisement du Styx et de l'Achéron, là ou Charon, le passeur, attend les âmes perdue. Je doute que ce soit là que l'entité du temps ne se soit rendue. Mais se risquer à quitter le chemin c'est se perdre définitivement dans les bois sacrés et perdre espoir d'en sortir un jour. Les âmes égarées qui n'ont su suivre la route y errent, en peine. Parfois je me demande si ce sort n'est pas pire que le Tartare.
Les enfers sont réellement un lieu étrange. Une fois le bois de Perséphone dépassé, le passeur Charon payé et le Styx traversé, les âmes affrontent les juges des enfers : Rhadamanthe, Éaque et Minos. Les deux premiers étudient le cas et pèsent l'âme sur la balance de Thémis, déesse de la Justice. Ils prononcent la sentence. Lorsqu'ils ne parviennent à se mettre d'accord ou que la balance ne bouge pas, restant égale, c'est Minos, qui occupent le siège le plus élevé entre les deux autres juges, qui intervient comme arbitre, et son verdict se montre alors sans appel. Si les âmes sont jugées mauvaises par les juges et la balance, alors elles finissent dans le Tartare. Elles y subissent alors des tortures destinées à leur rappelée pour toujours leur faute. À l'inverse, si elles sont jugées bonnes, les portes des Champs Elysées, leur sont ouvertes. C'est en cette partie de quiétude du royaume infernal que résident Hadès et Perséphone. Mais il existe également une troisième région dans ces enfers... Les limbes. Une sorte de prison pour les âmes des êtres immortels qui pourtant finissent par éprouver le baiser de la Mort. En ce lieu finissent sirènes, créatures, enchanteurs... Tous ceux qui se voient priver de leur immortalité. C'est ici que je finirai si je viens à mourir.
En ce qui concerne Ulysse, rien n'est sûr en revanche.
Les bois de Perséphone ne sont pas un lieu plus accueillant pour ceux qui n'y sont pas les bienvenues. C'est pourtant un jardin merveilleux lorsque la déesse s'y balade. Les Grenades poussent, juteuses et merveilleuses. Mais pour le découvrir, il faut s'aventurer hors du sentier.
- Je crois que nous allons devoir faire une chose extrêmement dangereuse, Ulysse...
- Tu veux quitter la route, n'est-ce pas ?
J'acquiesce. Il ferme un instant les yeux, ses phalanges blanchissant sous la crispation de ses membres.
- Je sais le sort qui nous attend si nous nous y risquons...
- Es-tu prêt à prendre ce risque dans ce cas ?
Ulysse inspire profondément, maintenant ses paupières closes. Je ne sais ce qu'il voit derrière cette barrière. Peut-être fait-il appel aux souvenirs de sa bien-aimée ? De son fils ? Peut-être se remémore-t-il ce pour quoi il s'est engagé dans cette folie. Peut-être aussi se demande-t-il si m'enfoncer son glaive dans la poitrine, là maintenant, tout de suite, et s'enfuir juste après est une bonne idée. Je crois que je ne lui en voudrais pas s'il essayait. Enfin... Je ne lui en voudrais pas jusqu'à ce qu'il se retrouve transformé en chaton.
Lorsque le héros ouvre les yeux il me lance un regard pétrifiant et sans un mot s'engouffre dans les bois, s'éloignant du sentier. Je ne laisse pas la surprise me retarder et me lance à sa suite, un sourire satisfait fleurissant dans mes lèvres.
- Dieux du ciel, Ulysse, tu es vraiment intrépide.
- C'est ta mauvaise influence, sorcière ! »
Je souris encore plus tandis que nous évoluons à présent dans cette partie du bois qui se révèle à la fois ténébreuse et merveilleuse. Saules et grenadiers se côtoient et le sol est tapissé d'une herbe d'un vert si sombre qu'il en paraît noir.
Au bout d'une dizaine de minute de marche, Ulysse se fige. Surprise, je regarde ce qui a bien pu l'arrêter et j'écarquille des yeux en observant un peu plus loin une silhouette féminine étendue dans les hautes herbes. Lentement, nous nous approchons. C'est une femme à l'apparence jeune. De longs et lisses cheveux bruns retenu lâchement par un bandeau d'or orné de diamant encadrent un visage ovale au teint hâlé. Ses traits sont fins et ses paupières fermés. Parmi les herbes sombres, la divine apparition semble à la fois frêle et lumineuse. Ses cils frémissent lorsqu'elle détecte notre présence. Lorsqu'elle ouvre les yeux, les iris dorés qui se révèlent semblent représenter à eux seuls toute l'éclat du lieu. Elle se redresse avec une grâce étrange, presque irréelle. Petite de taille, Ulysse et moi la toisons et la dépassons peut-être d'une bonne tête. Pourtant, c'est elle qui dégage le plus de dignité et de majesté. Normal : nous avons face à nous la maîtresse de céans, la reine des enfers... Perséphone, la déesse du printemps en personne. Elle nous observe sans la moindre animosité, nous servant même un sourire presque irréel tant il est doux.
Parce que je n'ai pas perdu toute once de respect j'incline légèrement la tête tandis que le héros à mes côtés exécute une révérence bancale. D'une voix douce, la déesse s'exclame :
« Bonjour Circé ! Quel bon vent t'amène ? Accompagnée de ce brave héros qui plus est !
- Tu ne le sais pas, ô reine des enfers ?
Elle secoue négativement la tête et intérieurement, j'exulte ! Ainsi, j'avais bien fait d'espérer que la reine des enfers ne soient pas au courant ! Mais cela veut donc dire que nous allons devoir lui mentir et la mener en erreur. Perséphone semble si sincère que je crains un instant que mon compagnon n'éprouve des remords à tromper cette jeune et jolie femme. Me parant de mes plus beaux talents de comédienne, je m'exclame d'un ton éploré :
- Hélas, Ulysse, mon ami et favoris d'Athéna, cherche à regagner ses terres et les siens. Je sais que je suis en exile mais mon cœur n'est pas si mauvais et j'ai voulu l'aider. Je connais une personne qui pourrait l'aider.
- Et qui donc ?
- Chronos, le Temps.
Un immense blanc suit ma déclaration. Une certaine hésitation traverse Perséphone, faisant vaciller son sourire éclatant. La lumière de ses prunelles s'envole brièvement avant de réapparaître. La déesse reprend vite la face et souffle :
- Laissez-moi vous aider dans ce cas-là. Je m'ennuyais. Il y a parfois fort peu à faire aux enfers... Et mon époux est occupé par je ne sais quelles affaires sinistres. Mon pauvre Hadès, lui si jovial et doux, se retrouve pris dans des intrigues terribles... Si encore il me laissait l'aider !
Je ne sais que penser de sa tirade entre le fait qu'elle qualifie Hadès de jovial et de doux ou le fait qu'il ne la laisse pas l'aider. J'ai entendu dire que la reine des enfers avait un grand rôle aux enfers et qu'elle partageait tout avec son époux. Qu'il ne faisait jamais rien sans l'en avertir... Ses paroles me surprennent : elles vont à l'encontre de cette rumeur. À mes côtés, Ulysse prend la parole pour la première fois, jouant son rôle à la merveille lorsqu'il s'incline à nouveau :
- C'est un grand honneur que de compter sur ton aide, Ô déesse... »
Je ne sais si l'émotion présente dans sa voix est réelle. Perséphone semble en tout cas conquise puisqu'elle sourit au héros, chassant les marques de respects qu'il lui présente. Elle nous tourne le dos, en direction des ombres de sa forêt. Sous la longue cascade châtain de sa chevelure, son dos est nu. La déesse se redresse et siffle soudain entre ses doigts. Le sol tremble brusquement sous nos pieds et les arbres se mettent à s'agiter. Instinctivement, je me rapproche d'Ulysse, mes doigts agrippant ma baguette avec plus de hargne.
Soudain, d'entre deux arbres, jaillit une immense créature. Son poil aussi sombre que la nuit recouvre son corps aussi grand que les arbres. Ses pattes, griffues, font trembler le sol à chaque pas. Sa longue queue touffue balaye l'air avec violence. Et ses têtes... Par tous les monstres de ce bas monde ! Trois têtes féroces et canines dardent sur nous leurs yeux d'un rouge rubis étincelant. Lorsque l'un d'eux entrouvre sa mâchoire, il nous fait l'effrayant spectacle d'une dentition meurtrière : des crocs aussi grands que mes mains, dégoulinant d'une bave ensanglantée. Moi qui ait pourtant vu de nombreux monstres, je reste sans voix face à celui-ci.
Nous avons face à nous le gardien des enfers : Cerbère, le chien à trois têtes.
* « Lasciate ogne speranza, voi ch'entrate » La Divine Comédie, livre 1, l'Enfer, de Dante Alighieri.
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