Chapitre 10.

Le ciel ne m'a peut-être pas donné la force de ne pas transformer tous les marins de ce fichu bateau en animaux mais il m'a doté d'une patience que je ne soupçonnais pas jusque-là ! Voilà des jours, peut-être des semaines, que nous naviguons et je n'ai encore causé de tort à personne. Ce qui est un miracle, soyez-en certains ! Si j'avais été un peu moins maîtresse de moi-même, j'aurais cédé à ma haine tenace des hommes sur ce pont envahi par des marins toujours en pleine effervescence entre ceux qui rament à grands bruits, ceux qui frottent le pont, ceux qui se baladent de cordage en cordage... Je garde mes distances autant que possible avec eux. C'est cela ou perdre le contrôle.

Heureusement d'ailleurs que je n'ai pas le mal de mer. Bien que celle-ci soit calme, le roulement des vagues auraient pu soulever le cœur de n'importe qui. La houle n'est pas clémente avec nous. Essayant de conserver mon équilibre malgré le ballotement des vagues, je décide de retrouver Ulysse. Au moins puis-je espérer sortir un peu de mon ennui en ayant une discussion avec la seule personne digne d'une once d'intérêt ici.

Malheureusement, un de ces imbéciles soldats se dresse sur mon chemin. Je le reconnais aussitôt. Euryloque à ses cheveux roux. Sa méfiance envers moi n'a pas diminué depuis le début de notre odyssée. À ses sourcils froncés, je devine déjà qu'il s'apprête à me faire une de ses délicieuse remarque qui loin de me toucher ne font qu'égayer mon quotidien et me poussent à endosser mon rôle de garce pour encore plus l'agacer. Il ne tarde d'ailleurs pas.

« Que trafiques-tu encore de mauvais, sorcière ?

Sérieusement ? Combien de fois devrais-je répéter que suis une enchanteresse ? Je vais finir par croire qu'ils le font tous exprès pour me pousser hors de mes limites. Ne leur a-t-on jamais dit de ne pas titiller une enchanteresse furieuse ? Surtout lorsque celle-ci a pour réputation de moins aimer les hommes que les animaux.

- Rien d'autres que ce que je trafiquais hier encore, c'est-à-dire sauver ce misérable monde dans un immense élan de générosité venant de ma part. Profitez-en, c'est inédit !

- Et nous sommes censés croire une garce rendue aigrie par des années d'exile ?

- Pour une fois que je suis dans le camp des gentilles, tu pourrais au moins faire l'effort de ne pas me provoquer... je souffle, ennuyée.

Ça m'agacerai de devoir agir méchamment pour des êtres qui n'en valent certainement pas la peine. Je les préférais en porcs ! Derrière la silhouette massive d'Euryloque se dessine soudain celle silhouette d'un jeune homme. Un adolescent en réalité. Je ne lui donne pas plus de quinze ans. Ses cheveux blonds sont en bataille et ses grands yeux bruns me dévisagent dans un mélange de crainte et d'aversion. Je ne crois pas l'avoir vu parmi les marins que j'ai envoûté en ma demeure. Il a dû rester sur le bateau pendant que les autres exploraient Eea. Je le toise avant de ricaner :

- Vous recrutez vos marins au berceau maintenant ?

Le petit fronce des sourcils avant de répliquer avec un fort accent qui m'indique qu'il ne vient certainement pas d'Ithaque comme tous les autres marins.

- Ils viennent bien d'embarquer une vieille sorcière !

J'écarquille des yeux, plus offusquée par le « vieille » que par le « sorcière » – il faut croire que je m'habitue à leurs bêtises :

- Pardon ?

Je sais bien que je suis plus âgée que ce qui convient aux critères des belles jeunes femmes, avec mon physique qui me donne une trentaine d'année (alors que j'en ai bien plus). Mais ai-je l'air d'une de ces matrones acariâtres ? Grands dieux, non !

- Quel est ton nom, petit ?

- Dareios m'dame.

Son regard effronté m'arrache bien malgré moi un sourire. Je me redresse de manière à bien le surplomber et, parcourue d'un frisson de satisfaction, je persiffle, savourant la lueur de terreur qui s'allume dans les yeux du petit vaurien à l'entente de mes mots :

- Prends garde à toi, Dareios. J'ai terriblement faim. Et la chair des jeunes est toujours plus tendre que celle des adultes. Surtout métamorphosé en porcelet...

- Personne ne va métamorphoser personne ! tonne une voix derrière moi que je reconnais bien vite.

Je fais volte-face pour toiser Ulysse, croisant les bras sur ma poitrine tandis qu'il fait signe au gamin et à son homme de main de détaler loin de nous. Nous ne nous retrouvons plus que deux. Son air sévère s'évanouit aussitôt et il soupire.

- Ne traumatise pas ce pauvre Dareios, nous l'avons recueilli après le siège de Troie. Toute sa famille est morte et il a du courage pour un jeune homme.

- Je suis censée compatir et être triste pour lui ? Tout le monde perd des êtres chers, Ulysse. Toi-même tu le sais.

Le capitaine du navire lève les yeux au ciel avant de glisser à nouveau, d'un ton qui se veut gentil :

- Tu n'es pas douée pour te faire apprécier.

- Je n'ai pas besoin de me faire apprécier par des marins qui ne valent rien. Je n'ai pas besoin de me faire apprécier par qui que ce soit par ailleurs.

- Leur vie a tout autant de valeur que la nôtre, Circé. Et tout le monde a besoin d'amour.

Je secoue la tête, profondément en désaccord et lui jette un drôle de regard. Au fond de moi, cet échange m'amuse vraiment.

- J'ai une question, Ulysse.

Cette fois-ci, à lui de me lancer un coup d'œil surpris.

- N'est-ce pas moi qui d'habitude t'enseveli sous mes demandes ?

- Échangeons les rôles l'espace d'une minute veux-tu ?

Il hoche affirmativement de la tête tandis que je m'appuie au bastingage.

- Tu me parles d'amour. Soit ! Comment peux-tu à ce point vouloir retrouver ton fils et tenir à lui alors qu'il venait à peine de naître lorsque tu es parti. Il doit avoir une dizaine d'années à présent. Tu ne l'as pas vu grandir. Tu n'as jamais été là pour lui. Aimes-tu donc à ce point un inconnu ?

La peine qui marque son expression aurait pu me faire regretter mes paroles. Mais je veux savoir. Les émotions qu'il ressent me sont inconnues, parce que je ne les ai jamais ressenties. Le héros se contente cependant de répondre en quelques mots :

- C'est mon fils.

- Et cela suffit ?

Je suis la fille d'un dieu et ça n'a jamais suffi en ce qui concerne Hélios ou ma mère. Les yeux du beau marin se perdent sur l'horizon. Lorsqu'ils se posent à nouveau sur moi, c'est avec douceur qu'il demande, comme s'il avait peur que je me brusque et le transforme en crapaud.

- N'as-tu jamais eu d'enfants ?

Je le dévisage, surprise par sa question. Un instant, cette vie passée qui est la mienne se rappelle à moi. Les lèvres pincées, j'interroge :

- Que disent les rumeurs ?

- Que tu en as eu avec certains Olympien dont tu aurais été la maîtresse.

Un sourire désabusé fleurit sur mes lèvres et je ricane :

- Et de quelles divinités parle-t-on ?

- Certains prétendent que tu as eu une aventure avec Poséidon... Et un fils avec lui.

- Poséidon a eu des fils avec à peu près tout le monde bien qu'il ne dépasse pas encore Zeus en matière de progénitures.

- Est-ce vrai ?

Lorsqu'Ulysse plonge son regard neutre dans le mien, j'y décèle cependant la pointe d'incompréhension qui le gagne. Et toujours cette même curiosité dévorante qui gronde en lui et qu'il dissimule si bien malgré sa volonté de vouloir comprendre le monde qu'il entoure. Je crois qu'il a vu trop d'étrangetés pour ne pas vouloir saisir et connaître tous les secrets de notre vaste univers.

- Je suppose qu'il ne servirait à rien de mentir. C'est vrai. J'étais alors une jeune femme, moi-même fille de dieu. Et seul un aveugle trouverait Poséidon laid. Il n'est certes pas le plus beau mais, par tous les cieux, l'association yeux bleus et chevelure argenté a son charme.

- Tu l'apprécies ?

- Poséidon ? Les trois têtes de Cerbère m'en soient témoins, non ! C'est un vrai imbécile arrogant, capricieux et lunatique. Son caractère est exécrable. Ce n'est pas à toi que je l'apprendrais.

Le héros acquiesce une grimace déformant ses traits.

- Et en ce qui concerne l'enfant ?

J'éclate de rire en portant instinctivement une main à mon ventre, plat, sous le tissu vert de mon chiton. Je secoue la tête avant de souffler :

- Que tu es curieux, Ulysse...

- Je me rends compte que beaucoup de ce qui se murmure parmi les humains est faux. Je veux simplement comprendre.

- Tu veux comprendre ? Bien. Comprends alors que les dieux sont loin d'être aussi bons que ce que prétendent vos religions. Il n'y a pas les bonnes divinités et les mauvaises. Rien n'est aussi manichéen en ce monde. Chaque divinité a en elle une part de monstruosité. C'est une fratrie surpuissante créé par des entités encore plus puissantes et qui pourtant, ne peuvent agir contre eux. Les dieux ont pris l'ascendance sur la Vie, la Mort et le Temps. Depuis le début, leurs guerres, leurs rancœurs, leurs jalousies et leurs folies du contrôle n'ont causé que des soucis. Je sais de quoi je parle, j'ai été au premier rang pour assister à certains faits que je préfère passer sous silence. Trouves-tu normal, toi, que les dieux disposent ainsi de vos vies, de vos destins ? Qu'ils puissent se permettre ce qui leur plait en ce monde ? Sans n'avoir de compte à ne rendre à personne ? Si tu me réponds oui, c'est que tu es un idiot, hors tu ne sembles pas être un idiot, Ulysse, fils de Laërte, inventeur du cheval de Troie.

Mes paroles semblent plonger dans une profonde réflexion le soldat qui fronce des sourcils. Pour ma part, je me sens étrangement bien, mêlée à cette liberté toute nouvellement retrouvée, la satisfaction de tenir une vraie discussion m'enchante. Je dois concéder au fond de moi-même que la compagnie m'avait un peu manqué. Les loups et les lions ne sont pas du genre à débattre sur l'univers et les dieux. Le ballottement des vagues n'est certes pas le meilleur mouvement au monde mais je n'en suis pas malade pour autant. Et l'air marin est si vivifiant...

- Qu'as-tu à répondre à cela, Ulysse ?

L'intéressé passe une main nerveuse dans ses boucles brunes avant de secouer la tête.

- Que plus j'obtiens de réponse, plus je me pose des questions.

- C'est, je le crains, le lot de la vie.

- Les mythes n'inventent cependant pas tout, n'est-ce pas ?

Non, en effet. Les mythes, les rumeurs, les histoires... Tous naissent quelque part. Moins ils sont proches de la réalité, mieux le monde se porte. Certaines vérités sont faites pour rester cachées éternellement. Je sais que mon nom comme celui du héros qui me fait face resteront gravé dans la postérité... À condition que nous parvenions à empêcher la guerre divine qui s'annonce. Le futur se rappellera de moi comme d'une sorcière et d'une garce sans le moindre scrupule tandis qu'Ulysse sera un nom célébré et repris encore et encore pour son intelligence, son courage, sa force... Qu'importe.

Toute à ma réflexion, je fais léviter au-dessus de mes paumes les osselets que j'ai piqué à l'adolescent. Lorsque je remarque les yeux gris du roi d'Ithaque posés sur les petits os qui voltigent dans les airs grâce à ma magie, je lui sers un sourire faux avant de laisser retomber le jeu au creux de mes mains et de le faire disparaître dans les plis de ma tenue en compagnie de ma baguette. D'un ton sarcastique, je lance à l'intention d'Ulysse !

- Sache qu'il est très probable que les mythes nous prêtent une aventure lorsqu'ils sauront que nous avons passé du temps ensemble. Une femme aux charmes terribles et un héros en mal d'amour : les ingrédients parfaits pour des coucheries.

Il ne cille pas et continue de m'observer avec calme. Cette information ne semble pas le perturber plus que cela. Le coin de ses lèvres finit par se soulever en un très léger sourire et il lâche :

- Alors tâchons de ne pas leur donner raison.

- Pourquoi se passerait-il quelque chose ? Tu as ta femme, et moi...

Je m'arrête brusquement. Mes pensées s'envolent en direction d'une blonde aux ailes d'obsidienne. Une fois, nous avions discuté de cette étrange relation entre nous. Lore n'est pas vraiment réelle, ce n'est qu'un songe qui me rejoint la nuit tombée. Cela est-il suffisant pour m'empêcher d'agir comme bon me semble la journée ? De me forger une vie dans la réalité, loin du royaume des rêves. C'était les mots de l'oneiroi qui dans sa grande bonté – parfois un peu trop débordante selon moi – disait ne pas vouloir me priver de ma vie. « Quelle vie ? » m'étais-je alors exclamé. Pouvait-on réellement qualifier de vie mon exile ? Je n'avais rien à construire sur Eea sinon mes pièges. Je n'avais aucune occasion de me lier à qui que ce soit et je haïssais – et haïs toujours – trop les hommes pour m'attacher aux naufragés. Il n'y avait que Lore. Lore et ses fleurs bleus. Lore et ses grands yeux noirs. Lore et ses ailes aussi douces que la soie. Lore et ses baisers énamourés.

Je dois être silencieuse depuis trop longtemps puisqu'Ulysse se racle la gorge et me relance, de sa douce voix basse :

- Et toi ?

Je ne peux m'empêcher de sourire en dévisageant le beau héros qui me fait face. Quelque chose chez cet Ulysse inspire confiance. Je l'abhorre moins que ces compagnons. Surtout Euryloque qui de loin me jette un regard très mauvais. À ce moment, un rire m'échappe. Lore est mon petit secret. Alors penchant la tête sur le côté, je glisse à voix basse au roi d'Ithaque :

- Moi, j'ai mon propre rêve. »

Puis je fais volte-face, le laissant perplexe. Au loin, le ciel se couvre de nuages. Je grimace. Mes doigts se crispent autour des tissus de ma robe. Pas besoin d'être magicienne pour comprendre que la pénombre qui est en train de recouvrir la mer n'annonce rien de bon. Au loin, la tempête se prépare, prête à nous dévorer.

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