Chapitre 1.

« Par la sombre magie des tréfonds de la Terre,
Plus profonde que toutes mers,
J'appelle à moi force et puissance,
Je vous offre cette danse...
Par ma volonté, renoncez voyageurs
En vos âmes et en vos cœurs.
Sous ma magie maintenant, perdus par le vice
Subissez votre supplice.

Rampez et sifflez, noires créatures,
D'écailles ou de fourrure,
Roulez-vous dans la boue, porcs et chiens
Ce soir, vous êtes miens...
Grognez, aboyer, à mes pieds prosternés,
Exaucez mes volontés...
Vite abandonnez votre humanité,
Vous voilà métamorphosés... »

Le sort de Circé, plus de 13 siècles avant notre ère.

*

Fin du treizième siècle avant notre ère.

Les rêves sont un royaume étrange, dirigés par des êtres tout aussi extraordinaires. Puisant au plus profond de nos âmes, ils reproduisent alors à la perfection le reflet de nos vies sous des métaphores difficiles à comprendre. Du moins je le crois. Il n'est pas dans les habitudes des enchanteresses de rêver. Encore moins dans les miennes.

Pourtant, je rêve. Et mes rêves sont bien différents de ceux du commun des mortels. Chaque fois que le sommeil me gagne, m'emportant en son royaume, c'est dans une forêt sombre mais enchantée que je me retrouve, bien différente du climat qui règne en mon île d'Ééa. D'immenses fleurs bleues qui me sont inconnues fleurissent de partout sous mes genoux, dans les buissons d'encre et sur les arbres qui s'élèvent si haut qu'ils atteignent les cieux. Je grimace : ma couleur préférée reste le vert, comme en peuvent témoigner le tissu de mon chiton* et mes bijoux sertis d'émeraude, ainsi assorti à mes yeux. Seconde particularité de mes rêves, je conserve toujours mes vêtements habituels. Mais ce qui en fait la merveille, c'est bien la raison de toutes ces petites particularités.

« Bonjour, Circé.

Un sourire vient étirer mes lèvres et, prenant tout mon temps, je me relève avant de me tourner vers la propriétaire de cette voix d'ange. Une jeune femme me fait face, ses yeux sombres posés sur moi. Ces derniers sont si obscures que je m'y mire à merveille, pouvoir observer à loisir mes traits orientaux se détendre à la vue de la créature qui me fait face. Deux immenses ailes noires se découpent dans son dos, contrastant avec sa chevelure blonde aussi scintillante que de l'or.

- Lore !

Nous nous toisons un instant. Son visage aux traits doux n'affiche pas la moindre trace d'animosité. Au contraire, un petit sourire charmant étire ses fines lèvres. Une douce chaleur se répand dans ma poitrine à sa vue. Sans plus attendre, je franchis la distance qui nous sépare et j'attrape sa taille pour l'attirer à moi. Ses immenses ailes noires nous entourent pour former un cocon protecteur, inviolable. Je ne sais de quoi elle désire nous protéger. Il n'y a personne d'autre dans ce rêve. Rien que nous deux... Nos fronts se frôlent tandis que je grimace, pinçant ses hanches.

- Pour un songe, tu me sembles bien réelle.

- C'est parce que tu es en mon royaume, enchanteresse...

Lore est une oneiroi. L'une des mille enfants de Nix, la nuit, et d'Érèbe, les ténèbres. Une divinité personnifiant le rêve, sœur de Morphée. Cela fait des décennies qu'elle s'invite dans mes rêves. Je la soupçonne d'y avoir été envoyée pour m'espionner en premier lieu. Sur le coup, cela m'a amusé : les dieux connaissent suffisamment mes goûts pour m'envoyer une femme. Depuis, Lore revient chaque fois que le sommeil me gagne et je doute que ce soit pour accomplir sa mission. Une mission qu'elle a d'ailleurs dû oublier depuis le temps...

- J'ai entendu dire que Troie était perdue !

La jeune femme grimace. De sa voix douce, elle soupire :

- C'est malheureusement vrai.

- Raconte-moi ! j'ordonne.

Elle fronce des sourcils, hésitant brièvement à s'exprimer. Sa petite moue est réellement adorable lorsqu'elle marmonne :

- Tu vas encore critiquer les dieux !

- Rien ne saurait m'en empêcher.

- Pour l'amour des dieux, Circé ! Tu as de la chance qu'ils ne t'aient condamnée qu'à l'exile et pas à bien pire encore. Tu ne dois cette grâce que parce que tu es la fille du Soleil lui-même et qu'Helios a plaidé en ta faveur. Sans lui, c'est la mort qui t'attendait.

Je hausse des épaules, chassant d'un geste de la main son inquiétude. J'entreprends de l'amadouer en laissant ma main glissé jusqu'à ses reins que j'effleure avec douceur. Je sais qu'elle y est très sensible. D'une voix douce, je murmure :

- De toute façon, tu sais que quoiqu'il arrive, je ne pourrais m'empêcher de critiquer. Mieux vaut que cela tombe dans des oreilles plus qu'amicale. Alors ?

Elle soupire, l'air presque agacée par mon attitude. Autour de nous, les plumes sombres de ses ailes frissonnent tandis qu'elle prend la parole.

- Bien évidemment, tu as entendu parler de l'histoire de la pomme de discorde qui s'est déroulée il y a une dizaine d'année : une pomme d'or envoyée par Eris sur l'Olympe durant les noces de Pelée et Thétis, portant l'inscription « À la plus belle des déesses ». Aussitôt, Aphrodite, Héra et Athéna l'ont revendiquée. Leurs disputent en ont fait trembler le mont Olympe tout entier. Après cela, Eris a été bannie pour avoir tenté de semer la discorde et le chaos chez les dieux. Je crois qu'elle voulait les occuper suffisamment pour pouvoir détruire le monde dans leur dos.

- Cette bonne vieille Eris... Toujours un plan tordu en tête... je souffle d'un ton presque admiratif.

Lore me regarde étrangement ce qui m'arrache un ricanement. Relevant le menton, je m'esclaffe :

- Que veux-tu, Lorette chérie, je te rappelle que je suis une magicienne maudite pour le mont Olympe. Sans parler de mon titre de vilaine sorcière chez les humains... Ça me fait un point commun avec Eris.

- Passons... Les dieux ont demandé à Paris, un prince Troyen de faire le choix. Chacune des déesses lui promit quelque chose en retour. Aphrodite lui destina l'amour de la plus belle femme de Grèce : la belle Hélène, femme du roi Ménélas.

- Oh, des drames chez les rois ! Voilà qui me divertira !

- La suite est pourtant beaucoup moins divertissante : Paris choisit Aphrodite et son amour avec Hélène débuta. Ils s'enfuirent vers Troie, la cité dont il était prince. Les rois grecs, fou de rage, se réunirent : Ménélas appela son frère, Agamemnon, et sous son égide se rassemblèrent Achille, fils de Thétis ou encore Ulysse, roi d'Ithaque. Pour l'honneur, la gloire ou l'amour... Ils firent voile vers Troie. Cette guerre fit des milliers de morts dans les deux camps, Circé... Et Hector, le vaillant héritier de Priam, en est mort. Tu sais quelle fabuleuse destiné l'attendait pourtant. Tu as toi-même eu une vision à son sujet.

- La destinée est fourbe, Lore. Les Parques tissent et coupent sans prendre en considération autre chose que ce que peut voir leur unique œil.

Au fond de mon cœur, j'espère sincèrement ne jamais avoir à faire avec les trois entités du destin. Plus je serais loin de n'importe quelle prétendue destinée, mieux je me porterai. L'oneiroi penche la tête sur le côté, réfléchissant à mes dires. Une ombre voile son regard tandis qu'elle remarque :

- Le divin Achille, l'invincible est mort. Il a suffi d'une flèche dans son talon. Tant de vies gâchées simplement par jalousie... Eris a finalement réussit son coup : les dieux se sont déchirés entre les deux camps. La guerre à présent finie, seuls Athéna et Poséidon continuent de s'affronter au sujet d'un des héros, le bel Ulysse. Pauvre humain... Je doute qu'il parvienne à rejoindre sa femme et son fils. Il rêve souvent d'eux selon un de mes frères.

- Bah... ce ne sera ni le premier, ni le dernier à souffrir des disputes divines.

- Tu sembles insensibles à son sort !

Je grimace. Cette phrase me laisse un goût amer en bouche. Je hais les dieux et j'en suis haïe. Il y a bien une raison à cela, j'abhorre leur manie de croire que tout leur est permis et que ce monde leur appartient. Je secoue la tête.

- Tu sais bien que c'est faux.

- Et toi, tu sais bien que tu n'as pas à maintenir ton masque de méchanceté avec moi.

- Mais je suis méchante, Lore. Il n'y a qu'avec toi que je suis gentille. Tu es la seule divinité que je ne hais point. »

Un sourire vient éclairer son visage. Elle est belle quand elle sourit, ma jolie personnification du rêve. Les mortels ne cessent d'acclamer la beauté de son frère aîné, Morphée sans se douter qu'il existe encore plus adorable que lui. Ma main se tend vers son visage pour effleurer sa joue et je plonge mon regard dans le sien. Se blottissant contre moi, la blonde dépose ses lèvres sur les miennes. Je réponds aussitôt à son baiser alors que ses mains s'agrippent au tissu de ma tunique, faisant glisser mes bretelles.

Lore est la seule divinité que je ne hais point. Peut-être bien parce qu'il est possible que je l'aime.

* Le chiton est un vêtement à la fois masculin et féminin dans la Grèce antique, composé de deux pièces de tissus rectangulaires, une pour le dos et l'autre pour le ventre. Ces deux pièces sont cousues entre elles sur les longueurs de chaque côté. Le chiton est maintenu par un cordon à la taille et est généralement long pour les femmes et court pour les hommes.

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