5. Feu

J. observait ses poignets et ses doigts, encore trempés. Sa peau avait un aspect fondu, comme si elle était restée des lustres sous l'eau. Combien de temps avait-il pris à noyer ce cobaye ? Quelques secondes, mais qui lui avaient paru être une éternité. Il se tenait assis sur sa chaise, en caleçon, le dos courbé, se réchauffant à la lueur d'un feu qu'il avait allumé dans la vieille cheminée. Il regardait avec admiration crépiter suavement et sensuellement les flammes dans l'antre. Elles étaient belles. Leurs pieds bleutés écrasaient avec assurance l'écorce devenue cendre, et leurs doigts rouges frôlaient les parois de brique de la forge. Elles avaient envie de s'en aller, ces flammes. Mais elles ne pouvaient quitter le bois qui les nourrissait. Comme un père, il les retenait en son sein, les empêchant de franchir la barrière que J. avait lui-même fixé. Parfois, des étincelles volaient et retombaient sur le carrelage froid avant de disparaitre totalement.

Elles survivaient, ces flammes. Elles rongeaient le bois, elles rongeaient la pierre, elles rongeaient l'air. L'épaisse fumée qu'elles émettaient les étouffait dans une brume grisâtre et infâme. Mais jamais elles ne faiblissaient. Elles continuaient de danser, de tournoyer dans l'âtre sans jamais s'arrêter. Et c'était beau. C'était très beau. C'était si beau que J. n'arrivait pas à détourner son regard de cette salsa enflammée.

Une goutte de sueur coula le long de son cou, se déposant sur l'un des creux de sa colonne vertébrale. Il prit sa tête entre ses mains et descendit jusqu'à la nuque. Il la malaxa doucement jusqu'à ce que tous ses os craquent. Il aimait ce son. C'était le bruit de son être. C'était le grincement du mécanisme qu'est le corps humain. Les os craquent, le sang coule, le cerveau fulmine, le cœur bat et les ligaments s'étirent. Tout est prévu, tout est planifié au millimètre près. Chaque chose est à sa place. Rien n'est laissé à sa place.

Il ferma ses yeux. Ses paupières couvrirent ses iris. Ses cils s'entremêlèrent. Il ne voyait rien. Il enchevêtra ses doigts entre eux. Ses os se plièrent en un origami complexe, ses poils s'hérissèrent, ses ongles s'entrechoquèrent. Il respira. Ses narines s'ouvrirent pour laisser passer l'air. Ses poumons se gonflèrent. Sa poitrine en fut toute ébranlée. Quand il expira, il recracha délicatement tout ce qu'il avait inspiré.

J. rouvrit les yeux, plaqua ses doigts contre ses cuisses, et retint sa respiration. Il était toujours vivant. Et les flammes dansaient toujours dans ses yeux.

Il se leva et s'approcha de la cheminée. Le feu tenta de lui manger ses jambes nues, mais il n'arriva pas à l'atteindre. Il prit une des photographies qui trainaient sur la cheminée. Il tourna et retourna le cadre entre ses mains en cherchant comment récupérer le papier glacé à l'intérieur. Soudain, il brisa le verre à l'angle de la cheminée. Des débris lui tombèrent dans les pieds, mais aucun n'arriva à se lover dans sa peau cuirassée. La photo représentait une femme, cheveux au vent, allongée dans un pré. A moitié nue, ses seins pendaient de sa poitrine, attirés par la gravité. Sur la couverture étaient posés des plats recouverts de papier d'aluminium. Des chaussures, des hauts talons, trainaient à moitié coupés à gauche de la photo. C'était surement sa génitrice, avant sa naissance. Il ne se souvenait même pas de son visage. A vrai dire, il n'avait jamais eu l'occasion de la regarder dans les yeux.

Il se baissa et la jeta au feu.

Le papier se tordit de douleur. Avalé par les flammes qui semblaient se raviver de joie, il se contorsionna jusqu'à ce que le visage soit totalement brulé. Mais le feu n'avait pas fini : sa bouche enflammée, mâcha le papier jusqu'à ce qu'il devienne cendre. Et elle criait, la femme de la photo. Elle hurla de douleur, se roulait sur le sol brulant. Elle rejoignit la suie en quelques secondes seulement. J. se releva, prit un autre cadre qu'il refrappa contre la pierre. Il en extirpa la seconde photo qu'il jeta dans le feu. Elle vécut le même sévices que son prédécesseur.

Puis il recommença. Il reprit un cadre qu'il frappa contre la cheminée dont il jeta le contenu dans les flammes. Et encore. Et encore. Mais il n'y avait plus de cadre. Alors il courut vers la bibliothèque et prit le premier livre qui lui tomba sous la main. Il arracha les pages. Il les jeta une à une dans les flammes. Ce ne fut que quand le livre fut totalement dépouillé de ses pages qu'il se rendit compte qu'il venait de bruler Mobby Dick.

Les cobayes ne sont pas souvent seuls. Ils vivent en groupe, en communauté. Même quand ils se croient seuls, il y en a toujours autour. Leur famille, leurs voisins, leurs amis, leurs collègues, il y a toujours quelqu'un dans les parages. Ce n'était pas le cas de J, par exemple. Pas de collègue, pas d'ami, pas de voisin, pas de famille. Et tout allait pour le mieux pour lui. Bizarrement, toutes les personnes qui n'étaient pas comme lui avaient fini par mourir. Il disait ça comme ça.

Ce serait dur d'en trouver un seul, éloigné de sa communauté, juste pour le bruler. Difficile, mais pas impossible.

J. regarda sa montre : vingt-et-une heure. La vitre séparant l'air libre du cadran était brisée, alors peut-être se trompait-il. Mais qu'importait. L'heure, la date, sa localisation, ce n'était pas important. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il marchait, seul, dans la fraiche nuit d'automne. La nature le soutenait dans son projet : elle réchauffait d'ores-et-déjà l'atmosphère pour le test. C'était très gentil de sa part. J. ne savait pas trop comment s'y prendre. Il avait follement envie de bruler un cobaye, ça, c'était sûr. Mais parfois, la motivation seule ne permet pas de répondre à nos besoins les plus intenses.

J. avait un briquet. Au moins, il n'allait pas avoir à faire du feu au silex.

J. était toujours au bon endroit au bon moment. Son instinct le guidait, et il n'avait jamais manqué à son devoir. Il avait toujours réussi à accomplir ses objectifs. Définitivement, c'était son destin. J. ne croyait pas à la chance. J. croyait aux actes. Tout comme il n'y a pas de dieux, tout comme il n'y a pas de karma, il n'y a pas de chance. La chance, ce n'est rien. Ce qui nous arrive nous arrive parce que nos actions nous ont mené là, à cet endroit précis, à cet instant précis.

Et les actions de J. l'avaient mené au milieu de cette route, en face d'un cobaye dans une voiture. La lumière de ses phares l'éclairait de toute sa hauteur, mais ne permettait à J. de discerner le visage du conducteur. De tout façon, qu'il soit laid ou beau, blanc ou noir, brun ou blanc, il mourrait quand même. C'était comme ça. Ils se regardèrent quelques secondes, sans oser dire mot, sans oser faire quelque chose. Cela rappela à J. sa deuxième expérience. Il était dans la voiture. Le cobaye était dehors. Ils s'étaient regardé en attendant de voir qui allait faire le premier pas. Mais c'était toujours à J. de faire le premier pas.

Alors J. se précipita vers la portière. Pris de panique, l'autre n'eut pas le temps de réagir. Il fut extirpé de la voiture et jeté au sol. Ce fut en une demi seconde que J. lui asséna un violent coup dans les côtes pour l'immobiliser. Il se plia en deux en pleurant, protégeant sa tête avec ses mains. Il cria des choses que J. ne comprit pas tout de suite. Il lui donnait son argent. Tout son argent. Mais J. n'avait pas besoin d'argent. Juste de sang.

Le cobaye, dans son long manteau noir, n'osait pas regarder le ciel. Il resta recroquevillé en deux, apeuré, affolé, horrifié. Tout allait bien se passer. Il allait juste mourir. L'éternité s'offrait à lui. Peut-être pas l'éternité qu'il désirait. Mais il allait enfin découvrir ce qu'il se passait après la mort. Peut-être rien. Peut-être tout. Surement rien. J. s'en moquait, après tout. Il voulait juste expérimenter. Il alluma le briquet. Une toute petite flamme apparut, éclairant ses pupilles dilatées d'excitation. Mais elle s'éteignit bien vite. Un peu déçu, J. déchira violement la chemise du cobaye. Il ralluma le briquet. La petite flammette réapparut. Alors, il la propulsa vers le morceau de chair qui s'offrait à lui. Il cria, mais pas de douleur, juste de peur. La flamme n'avait fait aucun dégât. Foutu briquet. Il ne marchait pas ! Pourquoi ne prenait-il pas feu, comme le papier ? C'était d'ailleurs un élément à noter. Les cobayes ne sont pas comme le papier. Il le marqua dans un coin de sa tête pour plus tard.

Mais comment allait-il faire, s'il ne pouvait pas le bruler ? Il n'avait pas envie de le taper. Il n'avait pas envie de l'étrangler. Il voulait juste le bruler. Le cobaye pleurait. J. rageait. Le moteur vrombissait. Les oiseaux hurlaient. Alors, il se retourna vers la voiture. Les phares allumés trouaient le voile épais de la nuit et la carcasse croulante semblait avoir été abandonnée depuis des lustres. Les lucioles avait déjà pris possession des sièges en cuir, et les moustiques virevoltaient autour des lampes. Il ne manquait plus que les ronces et les broussailles pour que ce décor post-apocalyptique soit parfait. Mais le lierre et les feuillages n'allaient pas avoir le temps de pousser.

Il le tira par le col. Paniqué, il se vomit dessus en hurlant. L'affreuse odeur de déjection se fit soudainement ressentir. Et il vomissait sa bile et son sang tout en pleurant et hurlant. Et plus il vomissait, plus l'odeur le dégoutait, et plus il dégueulait. C'était insupportable de l'entendre ainsi cracher ses poumons, de le voir gesticuler pour se sauver, et de devoir sentir cette affreuse odeur de renvoi. J. manqua à son tour de vomir, mais il avait le cœur suffisamment accroché pour se retenir. Il le souleva. L'affreuse bouilli lui coula sur les chaussures en un bruit flasque. La purée chaude et malodorante s'infiltra dans ses chaussettes et jusqu'à ses chevilles. Le cobaye le regarda droit dans les yeux, comme pour se moquer de sa dégaine. Tout cela était de sa faute. Il méritait sérieusement de mourir dans d'atroces souffrances.

Alors J. l'attacha à l'avant de la voiture. Mais la simple ceinture de sécurité ne suffisait pas. Dès qu'il le pu, il empoigna J. au visage et tenta de le renverser sur le tableau de bord. Mais affaiblis par la peur, il ne réussit pas à le blesser. J. plaqua sa main sur la gorge du cobaye et commença à serrer le poing. Il ne voulait pas faire ça. Mais il fallait qu'il reste tranquille. De l'autre main, il enleva sa ceinture : il fixait de ses yeux exorbités la sangle, se demandant bien à quoi elle allait servir. Pas à le tuer, non. A expérimenter.

Il l'enroula autour du siège en prenant bien soin à ce que ses bras restent bien en place. Il s'approcha au plus près du vomi sur sa chemise, au point même d'en avoir sur la joue. Il hurlait, le cobaye. Ou devrait-il dire, elle hurlait, la cantatrice. Elle hurlait son hymne mortuaire qu'elle connaissait depuis sa naissance. Son cri était semblable à celui de l'enfant qui né. Et comme pour parfaire ce cycle infini, il allait mourir.

Il allait bruler. Et de ses cendres renaitraient un humain nouveau.

Maintenant qu'il était immobilisé, il allait falloir trouver un moyen de bruler la voiture. J. fit le tour, cherchant des yeux la moindre mèche qui permettrait de démarrer l'incendie. Mais il n'y avait rien : la carrosserie était lisse comme une armure. Il ne savait même pas comment la percer. Les chevaliers utilisaient du sable ou de l'huile bouillante pour bruler leurs congénères. Mais il n'avait pas d'huile sur lui. Il y avait bien de la terre, mais elle n'était pas assez chaude. Tant pis, il ferait sans.

Alors J. se fit une torche. Ce n'était pas compliqué. Il lui fallait du bois : il était entouré de bois. Il lui fallait un peu de tissus : il sacrifia un pan de sa chemise. Une fois des brindilles amassées, il les entoura du morceau prédécoupé. Il bourra les trous avec des feuilles mortes et alluma sa lanterne à l'aide de son briquet. Le feu dévora doucement les feuilles, avant de s'attaquer au tissu. Les branches commencèrent à se faire décimer par l'animal. Il fixa l'action des flammes sur la chaire pendant quelques microsecondes. Les flammes brillaient dans ses yeux, lui réchauffaient de si près le visage qu'il ne sentit ni les moustiques s'agglutiner sur sa peau, ni la fraicheur nocturne lui ronger les joues.

Alors il déposa la torche sur les genoux du cobaye. Il hurla, encore plus fort qu'avant, tout en regardant les flammes dévorer son pantalon. Il pleurait, pleurait à chaudes larmes peut-être dans l'espoir qu'elles éteignent l'incendie qui s'était déclaré sur ses genoux. Il se secoua, se secoua plus fort, mais la ceinture ne céda pas. Alors il laissa le feu l'emporter. Ses vêtements devinrent feu. Sa chaire devint feu. Ses cuisses devinrent feu. Et le torrent de larmes qu'il déversait sur sa chemise n'empêcha pas les flammes de lui dévorer l'estomac. Son visage se tordait en une affreuse mimique morbide. Ce fut quand les sièges prirent feu qu'il se mit à étouffer. La fumée lui brulait les yeux. La fumée lui bloquait la trachée. Il ne pouvait plus respirer. Il n'était plus Homme : il n'était que feu. Feu le cobaye, qui eut le malheur de s'arrêter, seul au milieu de cette route déserte.

Il hurla jusqu'au bout. Les flammes bientôt s'attaquèrent aux joues. Ses joues rougies par le froid devinrent brunies par les cendres. Son visage ne ressemblerait à rien d'ici quelques minutes : juste à un amas de chaire brulée, rongée, juste un corps sans peau, juste des artères sans sang. Il n'avait pas saigné, d'ailleurs. Dommage. Il n'avait jamais vu à quoi ressemblait du sang qui brule.

Le feu prenait de l'ampleur, dans la voiture. Il s'attaqua bientôt au siège d'à côté. Bien évidemment, il était mort. Il ne disait plus mot. Sa peau n'était pas assez solide pour supporter les morsures incessantes de l'animal sauvage qu'était le feu. Celle de J. non plus, d'ailleurs. Son dos tout entier était recouvert de brulures de cigarettes. Il ne se souvenait même pas de quand on les lui avait faites. Il s'était réveillé, un jour, le dos tout plein de cloques et des mégots. Depuis, c'était resté. Et son dos ne serait plus jamais le même. Mais qu'était-ce qu'un dos, après tout ? Il n'avait pas besoin d'être beau, seulement d'être solide.

Il contourna la voiture, plaqua son épaule contre le coffre et la poussa. La voiture dégringola la pente, loupa le virage et se planta dans un arbre. 

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