4. Ecrevisse
J. aimait bien les promenades champêtres. Mais ce que J. aimait encore plus, c'était les promenades champêtres sans cobaye pour lui gâcher la vie. Que la nature est belle, quand elle n'est pas souillée par ces immondes petits êtres envahisseurs ! Mais J. ne pouvait pas tous les tuer. Ils étaient utiles, d'une certaine façon. Ils lui faisaient son pain. Ils lui faisaient son beurre. Ils lui servaient pour ses expérimentations. S'il les tuait tous d'un coup, il serait obligé de tout tester sur lui. D'un côté, il serait tranquille, mais de l'autre, il ne pourrait pas en faire beaucoup, des tests.
Ce qui était bien, c'est que personne ne se doutait de ses actes. Il allait et venait sans problème. Le premier cobaye était porté disparu, le deuxième avait été mangé par les loups de la forêt, et le dernier était tombé par accident. Stupides, aveugles, voilà ce qu'ils étaient. Ils étaient aveuglés par le bienséance, leur « tu ne tueras point ». La vie est vide de sens s'il n'y a personne pour nous l'arracher. Que ferait quelqu'un d'immortel : rien. Que fait quelqu'un de mortel ? Tout, car il a peur que la mort l'emporte au détour d'une rue.
On vit, on meurt, et c'est comme ça. Qu'importe si on est tué, si on tombe, si on se fait bouffer : on crève. On crèvera tous comme des chiens à la fin.
Cette fois-ci, J. avait décidé d'aller en forêt. Oui, il aimait bien la forêt. Les hauts arbres cachant le ciel le rassuraient avec leurs feuilles protectrices et leurs troncs inébranlables. J. était un peu comme les arbres. Ils avaient peiné à survivre. Ils s'étaient lovés dans la terre, avaient grandis lentement, tout doucement. Plusieurs fois déjà, ils avaient failli se faire manger par des animaux, écrasés par des vandales. Mais ils avaient courbé le dos pour se protéger, et avaient atteint des sommets. Il y en avait des centaines, comme eux, avant. Mais seuls quelques-uns avaient su survivre.
Telle une jeune pousse enivrée par le vent, J. se perdit dans la forêt qu'il connaissait si bien pourtant. Il marchait quand il entendit soudainement le bruit de l'eau dégoulinant des rochers couvrir les craquements des feuilles rousses sous ses pieds. Le boucan s'intensifiait au fur et à mesure qu'il s'approchait. Il y avait non loin de là une petite rivière, un tout petit torrent qui déversait tout son flux dans une petite mare en contre-bas. Avec haine et férocité, les gouttes d'eau brisaient les barrages de branchages abandonnés par le vent, franchissaient les gouffres qui les séparaient de leur destination. J. n'était pas si différent qu'elle. Il venait de loin. Il allait quelque part. Il était composé à soixante pourcent d'eau.
J. plongea sa main dans le torrent et porta le liquide à ses lèvres. L'eau était fraiche et semblait pure, car claire. Mais J. ne la but pas. On ne savait pas qui avait pu trainer là-dedans. Peut-être un cadavre de lièvre ou un excrément de chèvres. Ou même peut-être un cobaye. Il s'essuya bien vite la bouche quand il entendit des rires provenir d'un peu plus bas. Car oui, on riait. Plus précisément, des enfants riaient. Il se cacha derrière un rocher, à l'affut du moindre bruit. Il chercha des yeux la source de ce bruit. Encore eux. On ne pouvait pas être tranquille une minute dans ce monde.
Une famille s'était installée au bord de l'eau. Les bambins couraient dans la flotte, leurs cuisses potelées rougies au soleil. Leurs géniteurs parlaient, allongés sur des serviettes, sans même jeter un coup d'œil à leurs enfants. Les cobayes sont des machines à enfants. Ils ont sans cesse besoin de se reproduire. Il parait que ça « maintient l'espèce en vie ». Mais l'espèce n'a pas besoin d'être maintenue en vie. Elle se meurt à petit feu depuis que Lucy s'est mise debout.
Il était situé en haut d'une petite colline, si bien qu'il pouvait voir sans être vu. Tel un loup face à l'agneau, il se lécha les babines. Ils étaient si nombreux... Il pensait à tout ce qu'il allait pouvoir faire avec eux. Ce n'était pas une vengeance personnelle. Certes, cette famille représentait tout ce qu'il n'avait jamais eu, mais ce n'était pas pour ça qu'il était triste. Il n'avait jamais eu besoin d'ordre, de stabilité et d'amour. Le chaos était un meilleur père.
Un caillou lui heurta le bas du dos. Il était tellement petit que la douleur fut infime. Il fit volte-face, prêt à répondre au danger qui planait sur lui. Ce fut avec stupeur qu'il tomba face à un enfant, un tout petit enfant. Il portait un tout petit chapeau sur sa toute petite tête, et ses tout petits doigts tenaient un tout petit sceau en plastique rempli de pierres. Il ne pleura pas. Pourtant, c'était bien la seule chose que les cobayes de son âge savaient faire correctement. Pleurer, alerter le monde de leur présence. J. n'avait jamais pleuré. Il se faisait frapper si les larmes commençaient à couler.
Il était loin de ses géniteurs. Il était sans défense. Et plus que tout : il n'avait pas peur. Il s'approcha de lui. Il le regarda avec ses petits yeux vifs et naïfs. J. aurait bien aimé le prendre dans ses bras et lui donner une bonne grosse gifle juste pour le réveiller. Le monde n'était pas aussi coloré que dans ses dessins animés. Les gens ne sont pas tous gentils, ni méchants, ni stupides, ni intelligents. Les hommes, les femmes, les autres, tout se mélange en une grande et infâme humanité. Cette sous-race qui se croit hiérarchisée n'est qu'en vérité un affreux virus qui se multiplie au point de contaminer toute la Terre.
En vérité, J. était presque heureux de devoir l'expérimenter. Il lui épargnait ainsi une longue vie de souffrance et de travail inachevé.
Il le prit par la main et le tira plus à l'écart. Intrigué par son propre reflet dans l'eau, il ne broncha pas. Ils étaient tous stupides, qu'importait leur âge. J. trouva un endroit où l'eau lui allait jusqu'à la moitié du tibia. C'était parfait. Il n'avait pas besoin de plus. L'enfant se pencha au-dessus de la rivière. Il plongea son sceau qui s'enfonça dans l'eau à cause du poids. Il n'y avait que quelques centimètres, mais ces quelques centimètres représentaient des kilomètres pour l'enfant qu'il était. Un peu effrayé par le fond, il plongea sa menotte dans l'eau froide dans l'espoir de capter les rayons de soleil qui s'y réfléchissaient.
J. le regarda quelques secondes avant de prendre sa petite tête blonde entre ses grosses mains et de la plonger dans l'eau gelée.
Il bascula en avant. Face contre terre, il semblait hurler. Pourtant, aucun son ne sortait de sa bouche. Que des bulles. Rien que des bulles. Et ces bulles d'oxygène éclataient à la surface en un petit plic-ploc incessant. Mais c'était tout. Le silence. Juste le bruit de l'eau et celui des oiseaux. Il pleurait, mais ses larmes se mêlaient au ruisseau bienfaiteur. Il ne lui voulait pas de mal, ce ruisseau. Il l'accueillait en ses flots. Il n'avait qu'à se laisser faire. Et déjà le cobaye manquait de force. Il remuait, sous l'eau, se débattait avec le peu de force qu'il avait. J. sentait sous sa main sa terreur et sa stupeur. Son innocence s'était envolée. Sa naïveté l'avait quitté. Et son cœur était en train de s'arrêter. Mais J. sentait toujours la vie en lui. Main sur la nuque, il pouvait encore sentir son faible pouls. Alors il fallait continuer. La vie ne l'avait pas encore abandonné. Il survivait. Mais il n'allait pas survivre longtemps.
Ce n'était pas la première fois que J. noyait quelque chose.
Ses géniteurs n'aimaient pas les animaux. Ils étaient malodorants et trop laids. Un peu comme J. Mais J. était utile : il noyait les animaux. Il ne valait pas plus qu'eux à leurs yeux, à la seule différence qu'il était suffisamment évolué pour les tuer. Quasiment chaque mois, il récoltait les chatons abandonnés dans la grande de la maison, les mettait dans un sac et allait à la rivière. Cette rivière. Il sentait encore les petits bouger dans sa hotte, griffant la toile et miaulant à l'aide. Leurs parents les avaient déjà abandonnés une fois, ils n'allaient pas venir les récupérer de sitôt.
Alors il s'agenouillait près de l'eau. Il ouvrait le sac, les regardait une dernière fois, et les lançait dans l'eau. Souvent, ils tentaient de nager vers le rivage. J. aurait pu les laisser faire, mais les ordres étaient précis : « tue-les tous ». Alors il les prenait par la peau du cou et les plongeait dans l'eau jusqu'à ce que leurs pattes se brisent contre le sable. Et ils mourraient. Et il repartait. Et il revenait à la prochaine portée.
A peine eu-t-il le temps de se remémorer ce passage de sa vie que le cobaye était mort. Son corps entier se mit à flotter à la surface. Ses yeux exorbités fixaient un coquillage au fond de la mare. Ses joues bleutées étaient encore plus gonflées qu'avant. Ce n'était pas beau à voir. Mais J. avait vu pire. Quelle est la différence entre un chaton noyé et un enfant noyé ? Il n'y en a pas. Les deux sentent le chien crevé.
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