10. Capucine

J. était rentré sans être inquiété. Chez lui, il avait rangé ses courses et avait vérifié que toutes les traces de sang avaient bien disparu. Puis, il avait récupéré tout ce qui restait du feu de joie de la veille. Reposaient au milieu de quelques cendres des os, des dents, quelques lambeaux de vêtements rescapés du génocide. Il mit tout cela dans un sac poubelle qu'il laissa avec tous les autres. Il allait jeter ses poubelles une fois par mois directement à la déchèterie, comme beaucoup de ses voisins. Les camions-poubelles ne passaient pas par ici. Tant mieux.

Avant, c'était J. qui allait les jeter. Accompagné par un employé de ses géniteurs, il les mettait dans la voiture et montait à l'arrière. L'employé mettait la musique et chantait en fumant sa cigarette. Parfois, il lui parlait de son propre fils, qui était né à peu près en même temps que lui. Il était gentil. Il ne profitait pas de ces moments de paix pour le frapper ou lui faire vivre des sévices insupportables. Non. Il parlait. Ils jetaient les poubelles. Ils repartaient. Et c'était bien. C'était d'ailleurs l'une des seules sorties qui étaient autorisées à J. Ils ne partaient que rarement de la propriété. Mais il ne s'en était jamais plain. Le monde extérieur est trop violent pour un enfant.

J. resta tranquille quelques jours. Il regarda même les journaux, pour voir ce que le monde pensait de lui. Ce n'était pas très glorieux. La bêtise des cobayes le surprenait de jour en jour. Ils réfutaient la vérité et disaient que ses expérimentations n'étaient que des accidents. Non, J. n'était pas une erreur de la nature. J. testait, J. essayait. Au moins, ils le laissaient tranquille. C'était déjà ça. Ils finiraient par arrêter le mauvais coupable, de toute façon. Les cobayes sont trop bêtes pour se remettre en question. Un cadavre dans le jardin ? C'est de la faute au voisin. Une femme morte étranglée ? Son mari l'a tuée. Ils ne réfléchissent pas. Ils basent leurs théories sur des incertitudes. Heureusement, J. n'était pas comme ça.

Ne rien faire pendant une semaine lui fit le plus grand bien. Il s'occupa comme il put : il lut et écrivit beaucoup. Il se reposa bien afin d'attaquer une nouvelle période de travail. J. était comme ça : il travaillait intensément puis prenait quelques jours pour se ressourcer. Ces moments de détente lui permettaient aussi de se faire oublier. Les cobayes considèrent qu'une cause est perdue au bout de quelques jours. Ils ne sont pas très combattifs, ni déterminés. C'était triste, mais c'était ainsi.

Pour repartir sur de bonnes bases, J. décida de capturer quelques cobayes d'un coup. Quatre ou cinq -un peu plus que la dernière fois- lui paraissaient être un bon nombre. Mais où allait-il en trouver autant ? Il avait déjà une petite idée. Mais cette idée allait nécessiter une certaine organisation. Il devait préparer la maison pour ses futurs cobayes. Il descendit à la cave, pour vérifier que tout était bien en ordre. Le dernier occupant avait laissé ses traces. J. nettoya les selles qu'il avait laissées dans un sceau, installa d'autres couvertures au sol... Il n'était pas un monstre. Il ne voulait pas qu'ils meurent de froid. Ils avaient le droit à un peu de nourriture et de quoi se couvrir la nuit. De toute façon, J. ne savait pas encore s'ils allaient passer la nuit. Surement. Il n'allait jamais avoir le temps de tous les tester en une journée. Tant pis, ils resteraient un peu ici.

Alors J. attendit la nuit. Les cobayes sont moins nombreux, la nuit. Ils sont moins vifs, aussi. Les cobayes nocturnes sont soit des insomniaques, soit des travailleurs, soit des fêtards. J. n'allait s'attaquer qu'à la dernière catégorie de cobayes. Il avait déjà repéré un lieu qui était toujours plein de cobayes sans défense. Le soir, personne ne trainait par ici, par peur et par inquiétude.

Le bâtiment que J. allait visiter avait tout d'un manoir hanté. C'était une grande maison, à peu près de la même taille que la sienne, nichée entre deux hauts immeubles gris. Seule survivante d'une grande vague de démolition, la maison était restée debout face aux tractopelles et aux grues qui s'étaient installés près d'elle le temps de construire ses nouveaux voisins.

Elle était légalement inhabitée, mais tout le monde savait qu'à la nuit venue, tous les toxicos du coin se rejoignaient dans les chambres pour se tailler les veines. Ce n'était pas compliqué d'y entrer : le portail était cadenassé, mais on pouvait aisément escalader le mur. Puis, il fallait faire le tour, et s'infiltrer par la porte de derrière. Une fois à l'intérieur, on pouvait aisément trouver son bonheur : les vendeurs arpentaient les couloirs, avec dans une poche des billets et dans l'autre des pilules. Viols, bagarres, violences et morts étaient considérés comme des éléments routiniers là-bas. La présence de J. n'allait donc rien changer.

J. y était déjà allé. Juste pour visiter. Il n'y avait jamais pris aucune drogue. Il avait juste regardé des jeunes détruire volontairement leur vie en se piquant les veines à l'aide de seringues contaminées. Il n'aimait pas trop cet endroit, mais il allait pouvoir se réapprovisionner en cobayes tranquillement. Il se gara pile en face de la maison. Il resta un instant au volant, tentant de regarder à travers les volets à moitié brisés s'il y avait de l'activité à l'intérieur. Bien sûr, ils avaient bâché les fenêtres. Ces junkies évitaient la police comme la peste. En vérité, ils étaient comme J. : désavantagés face au système judiciaire. Ils voulaient juste être tranquilles, mais les lois en avaient décidé autrement. De toute façon, J. se moquait bien de leur sort. Qu'ils croupissent en prison ou dans un squat, le résultat était le même pour lui.

Il sortit de la voiture et récupéra son sac. Il prit son révolver qu'il cacha à sa ceinture, sous son manteau. Il ne voulait pas l'utiliser, juste leur faire peur. Il resta encore un instant à la lueur du lampadaire, profitant de la lumière artificielle avant de se diriger vers le mur. Il était tellement grand qu'il n'eut qu'à se mettre sur la pointe des pieds pour attraper le bord et se hisser. Il passa maladroitement son pied par-dessus l'enceinte et tomba de l'autre côté. Tous ses os craquèrent en même temps quand ses jambes heurtèrent le sol. Il se releva, dépoussiéra son pantalon et se dirigea vers l'entrée, qui n'était pas vraiment la véritable entrée.

Il fut tout de suite accosté par des vendeurs, les mains pleines de ce qui devait être de l'ecstasy. Il les chassa d'un revers de main. Ils se remirent donc à leur place, adossés contre le mur du long couloir qui donnait sur toutes les pièces, absorbés par leurs téléphones. J. n'allait surement pas faire toute la maison pour trouver les cobayes parfaits. Il entrerait dans la première pièce venue pour les récupérer. C'est ce qu'il fit : il pénétra dans ce qui devait être un salon. Une dizaine de jeunes au moins étaient affalés sur un vieux sofa ou bien allongés sur un tapis à même le sol. L'air était lourd et impur, empoisonné par la fumée de leurs cigarettes électroniques. J. fit quelques pas dans l'antre et balaya du regard tous ceux qui s'y trouvaient. Torses nus, veines apparentes, yeux exorbités, ils n'étaient plus humains. Ils ressemblaient à des loques, des déchets, des corps à l'abandon. Parfois, ils saisissaient dans un dernier spasme une seringue qu'ils s'enfonçaient maladroitement dans le coude sans se soucier de si du liquide était, ou non, à l'intérieur. J. prenait presque pitié d'eux, de ces pauvres cobayes sans avenir, sans argent, sans vie. La drogue leur donnait un certain réconfort, mais ces impressions de bonheur étaient superficielles. Le poison qui coulait dans leurs veines les détruisait sans qu'ils s'en rendent compte. Toutes ces merdes qu'ils s'injectaient finiraient par les tuer avant que J. ne le fasse.

Il s'approcha d'un petit groupe qui s'était mis à part. Une jeune cobaye, tête sur le torse luisant de ce qui devait être son petit-ami semblait dormir alors que l'autre gémissait de plaisir. L'un fixait le plafond tout en tirant sur sa cigarette. Parfois, il crachait la fumée qui s'envolait dans les airs en d'épais cerceaux nuageux. Il y en avait deux derniers, qui avaient l'air plus vifs : l'un buvait une décoction malsaine provenant d'une vieille bouteille en plastique pendant que l'autre se roulait un joint. Parfaits. Ils étaient parfaits.

Alors J. s'approcha, et réveilla la fille en lui tapotant la joue. Elle réveilla son ami en lui pinçant un téton. Il émit un petit cri sous la douleur avant d'exploser de rire. Ils n'étaient pas maitres d'eux-mêmes : perdus, ils auraient fait n'importe quoi, pour n'importe qui. Ils ne se rendaient ni compte de leur état, ni de leurs actions. J. allait tirer cela à son avantage. Il leur glissa à l'oreille quelques mots. Alléchés par sa proposition -il leur promettait un travail rapide contre quelques doses en plus- ils se levèrent, titubant, boitant, rigolant. L'un des deux vendeurs était occupé à livrer sa came à l'un de ses clients. L'autre ne lui adressa même pas un regard. Il n'était pas dans leur intérêt de questionner les gens qui entraient et sortaient d'ici.

Ils se mirent à courir, sans raison. J. soupira, désespéré. Il avait l'impression de garder des enfants. Totalement défoncés, ils crièrent de joie en pleine rue. Il fallait qu'ils se taisent. Mais il ne pouvait pas les assommer. C'était trop compliqué de ramener cinq cobayes évanouis chez lui. Alors il sortit son révolver. Ils se turent. Ils n'avaient pas réellement l'air de comprendre la menace qui planait sur eux, mais ils ne dirent plus mot.

Malheureusement pour J, ils étaient totalement incapables de monter par-dessus le mur dans cet état. La fille essaya, mais elle retomba au sol en pleurant. Leurs muscles déjà affaiblis ne leur répondaient plus. Tant pis. J. n'avait qu'à ouvrir le portail. Il posa son sac au sol et fouilla dedans. Il avait tout prévu. Il récupéra une grosse pince qu'il utilisa pour sectionner l'anneau du cadenas qui tomba sur la pelouse en silence. La porte grinça affreusement quand il la poussa. Choqués par un tel geste, ils se regardèrent tous et émirent un petit rire indiscret. J. soupira et pointa du doigt la voiture. Ils se montèrent dedans. Ils étaient vraiment stupides.

Il allait les rejoindre dans le véhicule quand il entendit un cri provenant de derrière lui. L'un des vendeurs, énervé, lui courait après. J. aurait pu s'enfuir, mais il ce n'était pas son genre. Il pénétra de nouveau dans le jardin pour venir à sa rencontre. Le cobaye pestiférait. Il était en colère car J. avait cassé son cadenas. Il pointa du doigt la serrure en rageant. Dommage pour lui. Il venait de perdre son cadenas, et sa vie. J. lui sauta littéralement dessus. Ils tombèrent tous les deux au sol. Mais l'autre n'eut pas le temps de se débattre que déjà J. passa son bras autour de son cou. Il tenta de s'en défaire, mais la poigne de son assaillant était trop puissante. Paniqué, il remua les jambes et les bras, tentant de se raccrocher à son nez, son col, ses oreilles. Les autres regardaient paisiblement l'action depuis la voiture. Ils ne bougeaient pas. Ils regardaient. Il fallait bien qu'ils s'habituent à ce qui allait leur arriver.

J. tenait le cou du cobaye entre ses deux mains. Il se mit à serrer. Il sentait le sang vibrer dans ses veines, son cœur battre dans sa poitrine. Son corps, cette machine à vie, se battait contre la mort, se débattait pour lui échapper. Il avait un total contrôle sur le cobaye. Il pouvait choisir de le laisser vivre, ou de le faire mourir. Le choix fut vite fait. Il resta juché sur le cobaye sans défense. Il devint rouge, très rouge. Ses yeux grands ouverts semblaient vouloir s'échapper de leurs orbites. Il tenta de l'attraper par les épaules, mais déjà l'oxygène lui manquait. Il tentait d'inspirer, mais tout ce qu'il pouvait faire, c'était rester la bouche ouverte à brasser de l'air.

J. sentait la vie s'échapper peu à peu de son corps. Il sentit le cœur s'arrêter de battre. Il sentit le sang arrêter de couler. Il sentit tous les organes s'éteindre un à un. Sa poigne s'affaiblis. Ses mains tombèrent lourdement au sol. Il ne fit plus un bruit. On aurait dit un poisson, un poisson sortit de l'eau, se battant avec ses branchies pour récupérer quelques bouffées de ce si précieux gaz. Le cou autrefois chaud devint soudainement tiède. La poitrine qui se soulevait d'un rythme si régulier devint soudainement immobile. Il était mort.

Il regarda ses mains. Elles étaient comme enflammées. Ce n'était pas sa propre chaleur corporelle qui les avait ainsi réchauffées, mais bien le sang brulant du cobaye qu'il venait de tester. J. se leva et rejoignit la voiture. 

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