1. Vermillon

Qu'est-ce qui pousse un Homme à tuer ?

Il n'y a pas de bonne réponse à cette question. L'amour, la peur, la haine, toutes ces raisons sont valables. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise raison. Il n'y a que des actes. Tuer n'est pas un acte anodin. Tuez quelqu'un et c'est une part de vous qui s'envolera avec l'âme de votre victime. Certains perdront leur humanité. D'autres perdront tout ce qui les rattache à la raison.

Mais qu'est-ce que la raison ?

La raison n'existe pas. La raison n'est qu'une chose inventée par les psychologues pour se faire de l'argent sur le dos de supposés malades mentaux. Personne n'est sain d'esprit : tout le monde a ses vices. Personne n'est vraiment pur et innocent. N'avez-vous jamais fait du tort à quelqu'un ? N'avez-vous jamais apprécié voir souffrir quelqu'un ? Tout le monde a déjà une fois au moins souhaiter la mort d'un de ses proches. Tout le monde a déjà eu des envies meurtrières. Mais quelque chose vous a retenu.

Qu'est-ce qui empêche un Homme de tuer ?

Rien ne l'en empêche. Mais tout le tire en arrière. Fondamentalement, il n'y a rien qui pourrait vous empêcher de tuer votre voisin. Rien. La preuve : ceux qui veulent tuer y arrivent, généralement. Il faut juste un peu de sang-froid et un couteau bien aiguisé. C'est la société qui vous entrave. Vous pensez trop. Vous regardez dehors et au lieu de voir le soleil se lever vous voyez une nouvelle journée pleine d'emmerdes commencer. Il faut payer les impôts, remplir les papiers, se sociabiliser, préparer à manger. Si vous ne le faites pas, qu'est-ce qui vous arrivera ? Vous irez en prison, où vous serez nourris, logis et blanchis toute la fin de votre vie. Certes, vous resterez cloitré mille et une nuits dans une cage insalubre, mais vous serez protégé par des grands murs de pierres infranchissables.

Définitivement, rien ne vous empêche de tuer.

J. n'avait ni peur de la police, ni des grandes institutions. J. n'était ni poussé par un amour perdu, ni par une haine incommensurable. A vrai dire, J. était poussé par rien du tout. Il voguait sur le lac du temps, sur son petit radeau instable, à la recherche d'un trésor perdu au fond de l'océan. Il avait croisé beaucoup de gens sur son passage : certains étaient sur des voiliers, d'autres sur de simples planches rompues. Tous allaient et venaient sans but. Mais il y avait quelque chose, au fond de l'eau : il fallait plonger pour l'attraper, le saisir. J. avait plongé depuis longtemps.

J. était un scientifique. Expérimenter, tel était son devoir. Il n'avait pas peur de sombrer dans la folie. Il n'avait pas peur de nager dans les eaux sombres de la déraison. Il était guidé par quelque chose de supérieur. Le phare de son obscurité l'attirait inexorablement vers la connaissance absolue. Tel était son but : tout apprendre, tout savoir, pour créer une race humaine supérieure dont il était le premier spécimen.

Assis sur son fauteuil, il observait la pluie couler sur le pare-brise de sa voiture garée en face de chez lui. Il ne sentait pas le froid, n'entendait pas l'orage, ne voyait pas les nuages noirs. Son regard était posé sur la vitre dégoulinante d'eau. Parfois, sa vue se troublait : les gouttes n'étaient plus des gouttes mais bien des formes difformes, les arbres n'étaient plus des arbres mais bien des traces de peintures dans un ciel enragé. Mais il se ressaisissait bien vite. Orphée n'arriverait jamais à l'entrainer contre son grès dans son royaume des ténèbres.

Il se leva. Une fenêtre claqua à l'étage. Il entendit l'orage gronder et la pluie s'infiltrer dans son chez-lui. Il monta quatre à quatre les escaliers aussi vite que ses longues jambes le lui permettaient. Le vent avait arraché les volets croulants, et la pluie s'était invitée dans la maison. Tout tombait en ruines. Mais il n'avait pas le temps de tout réparer. Il ferma la fenêtre comme il put. Ses semelles s'imbibèrent d'eau qui lui chatouilla la plante pédestre. Il jura en sentant ses chaussettes se tremper. Tant pis, il supporterait bien l'humidité.

C'était un temps à ne rien faire, à flâner devant la télévision, à lire un bon livre ou à jouer à des jeux de société. Mais J. n'avait pas de cartes ou de jeux de plateaux, avait lu toutes les œuvres de sa bibliothèque, et n'avait qu'un vieux poste qui ne captait aucune chaine de télévision. Ce n'était pas grave. Il savait s'occuper sans tout ça. Il se redirigea vers sa cuisine. Il aurait pu faire la vaisselle : des plats et des verres sales s'entassaient dans l'évier depuis quelques mois maintenant. L'odeur n'était pas très agréable depuis quelques jours, mais il n'avait pas envie de ça maintenant.

Il sortit un trousseau de clefs de sa poche. Il devait bien en avoir une dizaine. Il ne se souvenait même plus des portes que chacune ouvrait. Il en avait deux préférées malgré tout : la première était la plus bizarre de sa collection. Ses dents carrées partaient dans tous les sens, et elle était composée de plein de petits cylindres superposés. Elle déverrouillait la porte d'entrée, avec sa serrure antieffraction. Personne ne pourrait jamais rentrer sans cette clef. Au moins, il ne risquerait pas de se faire voler les quelques meubles de son logis. La deuxième était bien plus simple et faisait la taille d'un pouce : elle permettait d'ouvrir la cave, l'un des lieux préférés de J.

Etaient stockées dans sa cave toutes les choses utiles que J. possédait. Des caisses de conserves pour ses repas, des bouteilles empilées si jamais l'eau s'arrêtait de couler du robinet, des cobayes pour ses expérimentations... Il descendit les quelques marches qui le menèrent sous terre. Il appuya plusieurs fois sur l'interrupteur : la lumière ne s'alluma pas tout de suite. Quand la pièce fut éclairée d'une pâle lueur, il chercha des yeux le cobaye qui lui restait de réserve. Il s'était surement caché entre les étagères, comme ils le faisaient souvent. Il s'avança calmement, ouvrit un tiroir et récupéra une lampe torche. Les piles usées peinèrent à faire fonctionner l'instrument. Mais quand le faisceau se pointa sur le mur, quelque chose d'indistinct bougea dans l'obscurité. Comme une larve se cachant du soleil, le cobaye longea les murs, buta contre les meubles anciens entreposés, pour disparaitre de la vue de J.

Il aimait bien leur courir après. C'était rigolo.

C'était amusant que de les voir ramper au sol pour se cacher de son regard, se terrer derrière des étagères dans l'espoir qu'il ne les voit pas. Ce petit jeu pouvait durer des heures, mais cela ne le dérangeait pas. Après tout, il avait tout son temps. La pluie coulait encore sur les tuiles de la maisonnée de J., et l'orage surplombait encore la région. Il braqua le faisceau vers le fond de la pièce. Ils allaient souvent là-bas. Comme s'il y avait une issu derrière. Ils regardaient trop de film. Une cave est une cave, il n'y a qu'une seule porte et celle-ci était verrouillée.

Il n'avait pas encore décidé de ce qu'il allait faire de celui-ci. Il venait juste de l'acquérir. Il était allé le chercher le matin même. Ce n'est pas compliqué de prendre des cobayes. Ils sont partout. Dans les rues, dans les campagnes, à la mer, à la montagne. Qu'il fasse beau ou mauvais, que les rues soient pavées ou bétonnées, ils sont et resteront toujours au même endroit. Ils s'implantent là où il y a du travail, là où il y a de l'argent. L'argent les attire. L'or, les bijoux, les billets, les pièces : ils ne peuvent pas s'en détacher. Ils aiment tout ce qui brille, même si ces vulgaires bouts de papier ne scintillent pas. Il avait juste suffi d'un petit billet posé au beau milieu d'une rue pour attirer le cobaye dans un piège mortel.

Mais maintenant, il fallait le récupérer, ce cobaye. Il se cachait encore dans la cave, plus ou moins discrètement. Il apercevait des pieds de derrière les cartons, des mains blanches contre les étagères. Il aurait pu courir vers lui pour l'assommer, mais il n'en avait pas envie. Il avait de plus grands desseins pour lui. Ce cobaye serait le premier d'une grande lignée. Il y en aurait quarante-neuf autres, c'était promis.

Il attrapa une mallette qui reposait sur l'une des étagères. Elle était cadenassée, et le métal était incassable. Il la déverrouilla et en sortit un révolver. Il fallait bien commencer quelque part. C'était une belle arme, plutôt lourde en main. Le recul n'était pas très puissant, et elle était très facile à utiliser. Il l'avait acheté lors d'un vide-grenier. Le vendeur n'ayant plus de permis, il voulait s'en débarrasser le plus vite possible avant de partir en Espagne. Il lui avait donc acheter pour une misère et l'avait entreposée dans sa cave avant de trouver une bonne occasion pour l'utiliser. Cette occasion était venue.

Arme au poing, il enjamba une vieille machine à couture pour examiner un coin de la pièce. L'œil du cobaye brilla dans l'obscurité : il tremblait d'horreur, et sa pupille dilatée ne put s'empêcher de fixer le canon du colt. Soudain, il bondit des ténèbres et courut vers les escaliers. J. fit volte-face et commença à le suivre. Le cobaye était petit et trapu, mais il avait grimpé les escaliers à une vitesse incroyable. Propulsé par la vitesse, il s'écrasa contre l'ilot central de la cuisine. J. arriva à le rattraper, et l'empoigna au t-shirt. Mais le cobaye n'avait pas totalement abandonné sa liberté. Il se débattit, lui asséna un coup au visage et continua sa course vers la porte.

J. était désorienté, ses oreilles le brulaient. Quelque chose coula sur sa joue : était-ce du sang ou seulement des larmes qui coulaient sur ses joues ? Il fit quelques pas en avant, chancelant. Le cobaye frappait, hurlait contre la porte, convulsait d'horreur, alors que J. reprenait doucement ses esprits. Il leva l'arme vers lui. Il paniqua. Les deux se regardèrent passionnément, l'un rempli d'espoir et l'autre rempli d'envie. Il ne tira pas. Il s'approcha de lui, le frappa violement au genou. Il courba le dos et s'effondra au sol. C'était fini. Il pleurait, la tête dans le creux de ses bras, priant pour sa vie. Cela ne servait à rien. Personne ne viendrait le chercher. J. toucha du bout des doigts la serrure. Personne ne pouvait rentrer, mais personne ne pouvait sortir non plus.

Les épaules de J. le faisaient atrocement souffrir. Pourtant, il avait posé le corps endormi du cobaye sur son dos pour le transporter rapidement vers la voiture. L'eau coulait sur son visage, entrainant avec elle son sang et sa sueur. Quelques gouttes rouges tâchèrent le col de sa chemise trempée. Ils étaient gelés, et la chaleur de leurs corps n'arriva même pas à les réchauffer. J. ouvrit le coffre et jeta le cobaye à l'intérieur. Il alluma les essuie-glaces. Mais plus il lavait la vitre, plus elle devenait trouble. Tant pis. Il connaissait par cœur l'emplacement des arbres de la forêt.

Il roula quelques temps, sifflotant un air qu'il devait avoir entendu petit alors que son cobaye hurlait des atrocités depuis sa cage. Cette chanson macabre serait la marche funèbre de ce pauvre cobaye qui mourrait bientôt. C'est fou à quel point les humains ont besoin de cérémonies. Généralement, dans la nature, les animaux n'ont pas de rites funèbres. Les moustiques se moquent bien de leur congénère écrasé contre un mur. Les chats miaulent quelques temps, certes, mais laissent le corps de leur ami sur le bas de la route. Mais comme J. était gentil, il allait lui creuser une tombe.

J. avait toujours une pelle dans sa voiture. Les pelles ont de multiples usages : on peut creuser, on peut tuer, on peut déterrer. Mais J. n'avait pas acheter un révolver à cent cinquante euros pour utiliser une pelle à la place. Il creusa la terre sur quelques mètres entre deux chênes qui le protégèrent quelque peu de la pluie. Les gouttes perlaient malgré tout le long de son costume, et pénétraient le tissu jusqu'aux os. Il n'y avait pas de saison pour expérimenter, même si celle-ci n'était pas idéale.

Plus il creusait, plus la terre devenait pâteuse. De la boue s'était formée tout au fond, si bien qu'il avait dû travailler les pieds dans la merde. Cela ne le gênait pas forcément : il se doucherait plus tard. Il grimpa pour remonter à la surface et posa sa pelle contre un tronc. Il n'avait pas envie de salir l'intérieur de sa voiture. Alors il ouvrit le coffre. Le cobaye remua, tenta une nouvelle fois de s'enfuir, mais n'y arriva pas. J. l'empoigna par les épaules et le traina à terre. Il tenta de s'accrocher aux racines des arbres qui sortaient du sol, aux cailloux qui se plantaient bien droit sous les pieds, mais il n'y arrivait pas. Et ses ongles grattaient le plancher terrestre comme un chien renifle la terre, et ses pieds trainaient derrière lui comme ceux des cochons qu'on emmènent à l'abattoir.

Et il pleurait dans la tempête, et il pleurait dans la tourmente. Tout tournait autour de lui, et les arbres réconfortants par nature ne surent lui apporter aucune joie. La nature, justement, d'habitude si calme et paisible, se déchainait. Et la pluie tombait, et le vent hurlait, et la terre glissait, et l'orage rageait. Le tonnerre recouvrait le bruit de ses pleurs et de ses cris, et J. peinait à écouter le bruit de sa propre respiration dans tout ce vacarme. Il serait bientôt parti, et il pourrait rentrer chez lui. Il le jeta dans le trou. Sentant le contact de sa peau contre la boue, il s'apaisa un instant. Comme toute matière organique, il était né de la Terre et reviendrait à la terre. Son corps servirait d'engrais aux jeunes pousses, qui s'élèveraient dans le ciel avant de se faire ravager par une biche affamée. Tel était le cycle de la vie. Personne n'y échappait.

Il avait coincé son révolver entre son pantalon et sa ceinture. Il le pesa dans sa main et vérifia s'il était bien armé. Les balles brillaient dans l'obscurité, éclairées par un éclair qui trancha le ciel de toute sa longueur. Alors il pointa le canon vers la tête du cobaye. Il tira. Il tomba au sol dans un bruit spongieux.

Et c'était tout.

Il était mort. Rien de spécial ne s'était passé. Un peu de sang avait giclé, mais il s'était vite fait emporté par la pluie dans sa chute incessante. J. n'avait rien ressenti, rien vu. Juste un crâne exploser mollement sous de la pluie automnale. Rien de plus intéressant. Etait-ce la pluie qui avait bouché sa vue ? Non. Il avait entendu la détonation qui s'était confondue avec le tonnerre. Il avait vu son corps tomber, la face dans la boue. Il n'avait su déceler aucune émotion. Tout était trop rapide. Oui, c'était trop rapide. Il boucha le trou et repartit. 

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