Chapitre 3 - lui

Une nouvelle année commence. Une nouvelle année où je vais être enfermé ici presque 24 heures sur 24. Et honnêtement, le premier qui me dit que ce n'est pas une prison, je le scalpe. Enfin non, parce que je suis strictement non violent et pacifiste.
En me rendant, mon skateboard sous le bras, vers la salle qui nous a été attribuée, je croise des têtes connues. Beaucoup. Certains sont des « potes », je prends alors quelques instants pour discuter avec eux. D'autres ne sont rien pour moi, juste des connaissances, des camarades de classe ou de l'internat. Nous n'avons en commun que ce lycée.
Je rentre dans la classe encore quasiment vide et m'installe près de la fenêtre. Que ce soit devant ou derrière m'importe peu. Tant que je peux avoir de l'air et voir dehors.
Petit à petit, la pièce se remplit. Quelques nouvelles têtes, beaucoup d'élèves de ma classe de l'année dernière, d'autres venant d'autres secondes. Et enfin, la prof apparaît. Je connais juste son nom. Mme Cazenave. Elle est jeune, pas bien grande, mais je ne sais pas, elle en impose.
Le brouhaha qui régnait s'arrête presque aussitôt. Le silence se fait.
Honnêtement, il est rare que ça arrive si rapidement.

— Bonjour. Je me présente. Je suis Mme Cazenave, votre professeur principal et de SVT pour cette année.

Elle nous présente ensuite le programme, nous donne notre emploi du temps, nous rappelle le règlement intérieur...
Tout à coup, elle se rend compte qu'elle a oublié de faire l'appel.
L'appel. Mon moment préféré pour les deux semaines à venir. Les noms de mes camarades défilent. Leurs prénoms aussi. Des prénoms simples. Faciles à porter. Quentin. Arthur, il y en a déjà trois cette année. Océane. Lola.
Et enfin mon tour arrive.

— Milin Saïg.

Évidemment, elle ne l'a pas dit comme il faut. Si ça avait été le cas, je pense que j'aurais été capable de me mettre à genoux devant elle.
Mais, comme à chaque fois, elle a bien appuyé sur le « gue » à la fin.

— Ça se dit Saïk, M'dame. Enfin quand il est en fin de phrase ou devant une consonne dure du genre k, t, s, f ou ch.

Les nouveaux me regardent bizarrement. Ils doivent me trouver complètement taré de répondre comme cela. Les autres, ceux qui sont déjà au courant, attendent. Ils attendent avec impatience la réaction de la prof. Moi non. Mon petit discours, il passe ou il casse. Mais dans tous les cas, je ne laisserai personne écorcher mon prénom.
Mme Cazenave me fixe d'un drôle d'air et finit par sourire. C'est sûr, elle, je vais bien l'aimer.

— D'accord. C'est noté. Revenons à nos moutons.

Elle se replonge dans sa liste. Son sourire ne disparaît pas. Je me demande bien pourquoi jusqu'à ce que le prochain nom s'échappe de ses lèvres.

— Arya Nuñez.
— Pré...

La fameuse Arya n'a pas le temps de finir sa phrase que les blagues fusent de toutes parts. Ce que mes contemporains peuvent être pathétiques !
Une interjection sort du lot.

— C'est pas Nuñez, madame, c'est Stark, son nom.

Je regarde la principale intéressée. Comme je ne l'ai jamais vue auparavant, j'en conclus qu'elle est nouvelle. Bien que ses cheveux soient décolorés par le soleil, que sa peau soit dorée comme la moitié des filles ici, elle ne leur ressemble pas. C'est comme si elle venait d'ailleurs. Ou comme si elle était ailleurs. Pas totalement là mais pas absente non plus.
La remarque qui a jailli ne semble pas l'intéresser pendant de longues secondes puis, tout à coup, elle rétorque d'une voix douce et extrêmement calme. D'un calme olympien même.

— Je suis Arya Stark mais aussi, ta mère et ta sœur. Ton frère ou ton pire ennemi. Je suis personne. Il vaudra mieux pour toi que tu ne l'oublies pas mais si ça arrive, ce n'est pas grave. La seule chose à retenir est que l'hiver vient.

OK. Elle, avec sa voix toute gentille, à l'air parfaitement inoffensif, il ne faut pas la faire chier. Je souris malgré moi tandis que les rires fusent dans la salle. Même la prof sourit.

— Ok. Je crois que vous avez tous compris que les blagues sur Game of Thrones ne marcheront pas sur la demoiselle ici présente. Je vous prierai donc à l'avenir de vous abstenir.

Le reste de l'appel se passe sans autre incident.
Nous remplissons ensuite une petite fiche de renseignements sur nos parents et nous. Sur nos loisirs et j'en passe.
Il ne me faut guère de temps pour finir mon « travail » étant donné que je saute une bonne partie des paragraphes.
Et enfin, la prof nous libère. La journée est déjà terminée.
Je n'ai plus qu'à quitter cet endroit de malheur et aller prendre l'air. Ma planche sous le bras, je sors de l'enceinte du lycée. Mon skate se retrouve sur le bitume. Je pars. Me perdant dans le bruit du frottement des roues sur le sol. Dans celui des roulements.
J'écoute le vent qui siffle à mes oreilles.
Je file vers le parc qui me serre de repère depuis que je suis revenu ici. Le calme qui y règne en cette journée de rentrée est vraiment salutaire.
Je n'aime pas la foule. Les regroupements.
Être seul me convient beaucoup mieux.
Je sors de mon sac ma slackline et l'installe entre mes deux arbres favoris. Ils sont loin l'un de l'autre. Très loin. Après avoir protégé les troncs, je tends la sangle sur laquelle je vais évoluer. Je peine un peu à le faire tout seul mais je m'y suis fait avec le temps.
Une fois que tout est prêt, je reste là, sans grimper dessus. Il me faut toujours quelques secondes pour me déconnecter du monde.
Puis je mets mes écouteurs, lance la musique et monte sur la sangle.

La première fois que j'en ai fait, c'était au forum des associations de ma ville d'origine. Les deux arbres sur lesquels elle était installée devaient être séparés d'à peine six ou sept mètres. Elle était presque au ras du sol et pourtant, ça avait été un véritable calvaire.
Trouver son équilibre ne se fait pas aussi facilement. J'avais découvert le lendemain que j'avais des muscles à des endroits que je ne soupçonnais pas. C'était de la torture mais ce que j'avais ressenti quand j'avais réussi à traverser la moitié de la slack effaçait tout le reste. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me sentais bien. J'étais calme à l'intérieur.
La colère qui me rongeait d'ordinaire s'était mise en sourdine. Elle m'avait laissé un moment de répit. Et j'étais prêt à tout pour renouveler l'expérience.
Il m'a fallu des mois pour la traverser, un ou deux mois de plus pour faire l'aller-retour. Et depuis, c'est devenu une drogue.
Il vaut mieux ça que l'alcool, la clope ou le cannabis. Voire même que des trucs plus forts. Alors j'ai plongé.
Concentré à mettre un pied devant l'autre, je ne suis plus tout à fait là, en l'étant peut-être de la plus pure des manières.
Chacune de mes sensations s'exacerbe. Tout est plus fort, plus contrasté. La sangle sous ma voute plantaire qui bouge à chaque mouvement. L'air et le soleil sur ma peau. Les bruits alentour, oiseaux, insectes, humains. Les odeurs. Celles de l'herbe et des fleurs, moins cachées ici par la pollution.

Malheureusement, il y a toujours quelque chose pour me ramener à la réalité. En l'occurrence à cet instant, la faim. Un des trucs les plus terre à terre que je connaisse.
Comme je n'ai rien amené, je me résous à démonter ma slack et la range.
Je la troque contre mon skate. Lui aussi fait partie de moi. Il est comme une extension de mon corps quand ma sangle est un moyen d'atteindre mon âme.
Je m'arrête à ma boulangerie préférée et achète de quoi me sustenter. Je pourrais manger là, tout de suite mais je préfère tirer jusqu'à l'océan.
La plage est immense, je m'éloigne un peu de l'endroit le plus peuplé. Bien que les vacances scolaires soient finies, il y a toujours du monde. Des vieux. Des couples sans enfants. Des jeunes parents. Des étrangers. Des surfeurs d'un peu partout venus pour les fortes marées qui durent depuis quelques jours.
J'ai aimé les observer de loin depuis que j'ai débarqué mais après ma session, j'ai besoin de voir le moins de personnes possibles.
Je passe devant ces petites maisons blanches aux volets de couleur en jetant des coups d'œil à la plage. Dès que je juge qu'elle est assez dépeuplée, je m'arrête. Me déchausse et fourre mes Vans dans mon sac à dos.
Les grains de sable s'immiscent entre mes orteils. Ils me brûlent mais je n'y prête guère attention. Je vais m'asseoir à quelques mètres de l'eau. Suffisamment près pour sentir l'humidité du sable. Trop loin pour être mouillé.
J'engloutis ma salade et mes cookies. Comme à chaque fois, l'un comme les autres déchirent. Il fallait bien que je me fasse un dernier repas sympa avant de retrouver la bouffe immonde du lycée.
Je mets tous mes déchets, tous recyclables, c'est ce que j'aime aussi dans cette boulangerie, dans mon sac et me perds dans la contemplation du flux et du reflux. Ils m'hypnotisent.
Jusqu'à ce qu'on me sorte de mon état presque méditatif.

— Hey, salut.

Je mets quelques secondes à reconnaître la voix. Je ne l'ai pas entendu souvent. Une seule fois pour être exact. Pas plus tard que ce matin.
Je grogne. Je n'aime pas être dérangé.

— Ouais... salut.

Elle devrait prendre mal mon attitude envers elle, pourtant ça n'a pas l'air de la choquer car elle reprend.

— Tu viens souvent par ici ?
— Non.
— Bon, apparemment, je te dérange. Bon après-midi du coup.

Je sais que je devrais lui répondre mais ne le fais pas. Elle hausse les épaules et s'éloigne un peu.
Ce n'est qu'alors que je remarque sa combinaison, les palmes, le tuba et le masque qu'elle tient à la main.
Elle pose le tout sur le sable et, complètement indifférente au monde qui l'entoure, s'arrête. Son regard se perd dans l'océan en face d'elle. Je vois d'ici sa respiration se faire plus profonde. Les mains jointes devant elle, on dirait qu'elle attend. Je sais que ce n'est pas le cas. Je le sais parce qu'il n'y a que quelques heures, j'ai fait la même chose qu'elle.
Extrêmement lentement, comme si elle économisait le moindre de ses gestes, elle met ses palmes, son masque et son tuba. Elle entre dans l'eau. S'arrête quand cette dernière lui arrive à la taille. Elle caresse les vaguelettes du bout des doigts. Et plonge.
C'est seulement au moment où elle disparaît de mon champ de vision que je parviens à détourner le regard.
Qu'est-ce qu'il m'a pris ?
Pourquoi l'ai-je regardée ? Pourquoi lui ai-je volé ce moment qui est pour moi bien trop intime en temps normal ?
Ne trouvant pas de réponses à mes interrogations, je ramasse mes affaires et quitte la plage. De toute manière, je dois passer à la papeterie chercher quelques fournitures qui me font défaut avant qu'il soit l'heure que je retourne au bahut.

Il ne s'est passé quelques heures depuis que j'ai vu Arya et je n'arrive toujours pas à me sortir ma réaction de la tête. Et ça commence sérieusement à m'agacer. Même si je sais que ce n'est pas la meilleure des solutions pour calmer mes nerfs, je m'installe avec mes potes de l'internat pour le repas du soir. La plupart sont cool mais il y a ce connard de Benjamin qui s'est mis avec eux.
Lui, je ne peux vraiment pas l'encadrer. C'est un petit prétentieux qui a tout vu et tout fait et s'amuse à tout bout de champ à rabaisser les autres.
Le genre de mec que je scalperais si je n'étais pas non violent.
Ah oui, ça, je l'ai déjà dit.
Évidemment, il est là, à raconter ses extraordinaires vacances « je ne sais où », à force de grands gestes et de prises à partie des gens autour de lui.
S'il se prenait moins pour le centre du monde, il verrait qu'il n'intéresse personne.
Un de mes camarades, celui que je considère certainement comme mon seul vrai ami ici, le seul tout court d'ailleurs, m'interpelle.

— Tu étais passé où ?
— Partout ailleurs qu'ici.

Je dis ça en faisant un mouvement de la tête vers l'autre abruti.

— Tu as sûrement bien fait. Par contre, c'est dommage, tu as loupé sa petite altercation avec une nouvelle.
— Il s'est fait rembarrer ?
— Ouais. Et pas qu'un peu. Je crois d'ailleurs qu'il en rajoute encore plus que d'habitude pour retrouver sa superbe.

J'en viens presque à regretter d'être parti si vite ce matin. Tout ce qui peut le remettre à sa place vaut le coup d'œil.

— Bah... Ça ne sera sans doute pas la dernière fois.
— Peut-être.

Hugo se met ensuite à me parler des cours et autres joyeusetés. On rigole un peu sur nos classes respectives et je me dis pour la énième fois qu'être en cours avec lui doit vraiment être sympa. C'est vraiment le seul dont j'accepte la présence sans rechigner. Malheureusement, il est en littéraire et moi en scientifique.
Nous terminons notre repas et traînons un peu pour aller dans nos chambres. Le pion qui nous accueille, Alexis, est l'un de ceux que je préfère. Il est juste. Et ça, franchement, ce n'est pas donné à tous. Mais il a un autre point fort ce soir. Il nous apprend que l'un de nos camarades, pas n'importe lequel, Benjamin, a demandé à changer de piaule et que du coup, ils nous ont mis ensemble.
Hugo me tape dans la main.
Finalement, cette année ressemblera peut-être moins à une lente marche vers l'abattoir.

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