Chapitre 1 - elle

Tous les soirs depuis bientôt une semaine, j'entends le bruit d'un skateboard.
Tous les soirs. A la même heure. Invariablement.
C'est le seul bruit qui arrive à m'extirper de ma lecture. Il ne me dérange pas, non. Il m'intrigue.
Je me demande à qui appartient cette planche.
J'ai déjà donné mille vies, mille visages à son propriétaire.
Je pourrais regarder par ma fenêtre, lever le voile du secret.
Mais quelque chose m'en empêche. La peur d'être déçue? Celle d'être repérée? Celle qu'il ou elle change d'itinéraire ?
Je ne sais pas.
Quand le son disparaît au profit de ceux de la ville lointaine et de l'océan tout proche, je replonge dans ma lecture. Retrouve les personnages, leurs vies. Oubliant que d'ici deux jours, les vacances seront finies et que je rentrerai en première dans un nouveau lycée. Que le rythme infernal de ma vie va reprendre.

Une notification Whatsapp apparaît sur l'écran de mon téléphone. La énième depuis ce matin. J'aurais pu ne pas la voir mais le petit bip qui a retenti m'empêche de l'ignorer.
Il faudra peut-être un jour que je pense à désactiver le son.
C'est Luna. Encore.
Elle ne lâchera pas l'affaire tant que je n'aurais pas dit oui pour demain soir.
Je souffle.
Je n'ai pas envie d'aller à cette soirée. Même si on ne sera qu'entre amis, sur la plage.
Je veux rester seule.
Je ne réponds donc pas et retourne à travers les vagues de mots de mon livre.
Mais bientôt, elle me dérange à nouveau.

« Y'aura Enzo. »

Elle sait y faire la bougresse.
Enzo. Mon crush de seconde. Très grand, des yeux bleus absolument incroyables, pas très doué en cours mais qui arrive à se faire aimer quand même par tous les profs. Drôle. A mourir de rire même.
Le seul hic, c'est qu'il ne m'a jamais, mais jamais, remarquée. J'étais seulement une camarade de classe parmi les autres.
Alors à quoi ça servirait? De toute façon, je change de lycée parce que l'option que j'ai choisie n'était pas au programme de l'enseignement de mon établissement actuel. Enfin, actuel...
Donc je ne le verrai plus et ça ne sera pas plus mal.
Je me fends d'une réponse.

« Tu peux dire ce que tu veux, je ne viendrais pas. »

Je l'entends râler à travers les deux ou trois kilomètres qui nous séparent. Elle doit être en train de taper sur son lit rageusement. Me traitant de tous les noms.
Pour me « punir », elle ne répond pas. C'est sa technique suivante. Après le harcèlement en règle, l'ignorance fait sa grande apparition.
Elle devrait se rendre compte à quel point je la connais et comme elle est devenue prévisible. Je lui ai déjà dit mais bizarrement, ça ne rentre pas.
Comme si les mots rentraient par une oreille et sortait par l'autre. Sans s'arrêter. Comme le vent.

Je retourne entre les lignes de mon roman mais n'arrive plus à rentrer dedans. Je le ferme rageusement, énervée d'avoir été dérangée. Je quitte ma chambre et file dans la cuisine prendre un verre d'eau.
Mon père est dans le salon. Probablement endormi devant la télé. Je m'approche pour l'éteindre comme presque tous les soirs depuis que je suis rentrée. Sauf qu'il ne dort pas.
Un coup d'œil à l'écran me fait comprendre pourquoi. Il est à nouveau devant cette série qu'il aime tant. Que j'aime aussi d'ailleurs.

—    Tu veux regarder avec moi ?
—    Pourquoi pas.

Je m'assois sur le fauteuil à côté du canapé. Mon fauteuil. Je rabats le plaid qui traîne dessus sur mes jambes, serre mon coussin entre mes bras. Il me sera utile quand les images seront si violentes que je devrais me cacher les yeux. Cela arrive souvent. Luna me traite de chochotte à chaque fois. Honnêtement, je m'en fiche pas mal. J'assume totalement mon hypersensibilité.
Bientôt, la fatigue a raison de moi. Je sens mes paupières se faire lourdes. Pourtant, j'entends toujours les voix. La musique. Les bruits d'épées. Les cris.

—    Arya ?
—    Hmmm.

OK. Je me suis endormie. Lamentablement. Je marche comme un zombie vers ma chambre. M'écroule sur mon lit.
Je sens le baiser de mon père sur mon front.

—    Bonne nuit ma grande.
—    Toi aussi, papa.

Je l'entends fermer la porte de ma chambre. Entrer dans la sienne. Puis plus rien.
Le silence.

Des coups frappés à ma porte me tirent du sommeil. J'ai mal à la tête dès que j'ouvre les yeux. Je sais pourquoi il me réveille. Et j'ai beau adoré ça, franchement, là, j'ai plutôt envie de rester couchée. Sauf qu'il ne tolérera aucun refus.

—    Debout la marmotte.
—    Mais c'est trop tôt.
—    Les vagues ne nous attendront pas.
—    Je sais...

Je me lève de mauvaise grâce. Râle tout ce que je sais pendant que nous nous préparons. Mon père se contente de rire et ne relève aucune de mes provocations.
Après avoir avalé rapidement un thé et quelques céréales maison, nous prenons nos planches et sortons de la maison.
Elle est idéalement située. Pour accéder à la plage, nous n'avons que la rue à traverser.
Mon père s'est ruiné pour nous permettre d'habiter ici. Pour que l'eau soit là, toujours à porter de main.
Le vent est fort. Les vagues énormes. Nous sommes en période de fortes marées. On va s'amuser.
Il n'y a presque personne sur le sable. Quelques promeneurs bien matinaux avec leur chien. Des coureurs. Deux ou trois autres surfeurs un peu plus loin sur la droite.
Je pourrais essayer de deviner qui ils sont. Nous connaissons presque tout le monde ici. Je n'en fais rien. Ils ne sont pas importants pour le moment.
Pour le moment, rien d'autre ne compte que le bruit des vagues. Le flux et le reflux. Ce va et vient incessant qui m'hypnotise. Qui m'appelle.

—    Je vous rappelle, mademoiselle ma fille, que nous sommes venus pour surfer.

Je lui souris. Abandonnant mes envies d'abysses. Je me cale sur ses gestes.
Notre rituel est immuable.
D'abord, quelques minutes de méditation. Pour entrer pleinement dans ce que nous allons faire. Pour nous connecter à nous-mêmes. À la nature. Ressentir sa vie à travers notre corps.
Puis, toujours plongés dans notre état méditatif, bercés par le ressac, nous enchaînons quelques postures de yoga. Toujours les mêmes. Toujours dans le même ordre. Pour finir par la salutation au soleil.
Une fois seulement que nous avons fait tout cela, nous entrons à l'eau, nos planches sous le bras.
Ce qui suit est quelque chose que chacun devrait connaître un jour. L'ivresse et ce soupçon de peur d'affronter les éléments. De se mesurer à eux. De reconnaître à quel point nous sommes minuscules sur cette planète.
La nature nous remet à notre place. Nous permet ou non de jouer avec elle. Aujourd'hui, elle a bien voulu de nous.
Après je ne sais combien de temps, nous sortons de l'eau. Épuisés. Épuisés mais ravis. Même s'il me manque quelque chose.

—    Cet après-midi, Arya.

Je n'ai jamais eu besoin de parler pour que mon père me comprenne. Il sait lire dans chaque fibre de mon être. Lire chaque expression de mon visage.
Il m'a toujours dit que j'étais un livre ouvert. Depuis le moment où il m'a tenue dans ses bras. Et même avant. Sur les photos qu'il avait reçues de l'orphelinat.
Peut-être avait-il passé des heures à les regarder, à les décrypter, essayant d'apprendre à me connaître à travers des clichés de mauvaise qualité.

D'un coup d'œil, je vois que nous ne sommes pas les seuls à avoir terminé notre session. Notre isolement va prendre fin.
Nous allons sortir de notre bulle.
Trois. Deux. Un.

—    Allez, viens, on va rejoindre les autres.

C'est toujours ainsi. Nous allons discuter quelques minutes sur la plage. Vanterons les vagues de ce matin. Puis ils vont venir prendre un café à la maison. Cela fait partie du rituel.
Mais avant, avant, en me disant bonjour, ils vont me donner ce surnom que je déteste.
Trois. Deux. Un.

—    Salut championne.

Cela a beau être vrai, je n'aime pas vraiment m'en vanter.
Mon père ne m'a pas élevé comme ça.
On pourrait penser que je devrais être habituée depuis le temps. Ce n'est pas le cas.
Mon père les sermonne. Cela sonne faux. Il est beaucoup trop fier de moi. Tous se moquent gentiment de lui. Cela fait aussi partie du rituel.
Bien vite, les conversations s'orientent vers tout un tas de sujets différents. Elles vont bon train. Tout le monde, sans distinction d'âge ou de sexe, se parle et respecte l'avis des autres.
Je crois que c'est ce que j'ai toujours le plus apprécié chez eux. Leur tolérance. Leur écoute.

Je suis chargée avec Léo d'aller acheter le pain et les viennoiseries pour le petit-déjeuner. L'aller-retour à la boulangerie, qui est seulement à dix petites minutes, se fait dans la bonne humeur. On se connaît depuis toujours, on a les mêmes amis, les mêmes centres d'interêt. Tout est facile avec lui.
Tout a toujours été si facile que nous avons cru être amoureux l'un de l'autre quelques années en arrière. Un jour, on s'est embrassé. Ça a été le pire baiser de toute notre vie. J'ai eu, ce jour-là, l'impression d'embrasser ce frère que je n'ai pas. Et lui, sa sœur. On en rit encore très régulièrement.
D'ailleurs, depuis, il m'appelle sœurette.

—    On ne se sera pas beaucoup vu cet été.
—    Je t'ai manqué ?
—    Tu me manques toujours, sœurette.

Je lève les yeux au ciel. Il est incorrigible.

—    Tu viens ce soir ?
—    Non. Et avant que tu dises quoi que ce soit, Luna a essayé de me faire changer d'avis et n'y est pas arrivé.
—    Ah... Merde. Je peux venir chez toi alors ? Sans toi, la soirée sera nulle.
—    Si les autres t'entendaient...
—    Tu peux leur dire si tu veux. Ça fait deux mois que je leur répète. Une de plus ou de moins...

Je m'esclaffe.

—    Mais comment ils font pour te supporter ?

Simple question rhétorique. Léo, tout le monde l'aime. Un peu comme Enzo mais puissance dix. Il est beau, gentil, sportif, drôle, intelligent. Personne ne lui en veut jamais de rien. C'est le mec équilibré et bien dans ses baskets par excellence.
Il hausse les épaules et réplique que c'est son charme légendaire.

—    Donc, ce soir, je peux venir chez toi ?
—    Évidemment. Enfin si tu es capable de supporter un nouveau visionnage de GOT.
—    Non ?
—    Si.
—    Qu'est-ce que tu veux... Tu n'es pas la seule Arya dans son cœur...

Je ne compte plus les fois où il m'a fait une remarque de ce genre. Un doigt d'honneur jaillit devant ses yeux avant même qu'il ait le temps de dire ouf. Il rit mais s'abstient tout autre commentaire. D'autant plus que nous sommes arrivés à la boulangerie.
Nous prenons plus de pain que nécessaire, sachant pertinemment que ce « petit-déjeuner » va s'éterniser et se transformer en apéro-barbecue étant donné le soleil qui resplendit.
Une fois de retour, c'est exactement ce qu'il se passe. Nous profitons d'être tous ensemble, de la fin de l'été, du week-end.
Des moments précieux. De l'amitié.
Certains de nos amis arrivent, d'autres partent. Ça parle fort, ça rit beaucoup. C'est un peu l'auberge espagnole.
J'aime cette ambiance.
Luna nous rejoint également. Râle sur Léo quand il lui dit qu'il ne vient pas à la soirée. Essaie par tous les moyens de nous faire changer d'avis. En vain.

—    Vous êtes des têtes de mules.
—    C'est l'hôpital qui se moque de l'infirmerie...

Nous rions.
Le temps passe. Et même si j'aime plus que tout ces gens et ces moments que nous passons ensemble, au bout d'un moment, je me perds.
Les conversations s'estompent, ne formant plus qu'un brouhaha autour de moi. Mon regard dérive vers l'étendue d'eau qui me fait face. Vers les vagues qui se sont calmées.
Je sais bien que mes amis essaient de me parler. Que je ne leur réponds pas. Ils sont habitués depuis le temps.
Ils viennent de dire qu'ils m'ont perdue en se moquant légèrement.
Progressivement, tout le monde rentre chez soi. Seuls mes meilleurs amis restent. Ils traînent. Comme d'habitude.
Ils sont bientôt pris à partie par mon père.

—    Je vous mets dehors. Allez, filez.
—    Mais pourquoi ?
—    Vous osez encore demander pourquoi ?

Ils connaissent la réponse à leur question, mais ils jouent quand même. Ils savent que jamais je ne leur dirais de partir. Que je n'ose pas. Ils en profitent.
Finalement, en traînant des pieds, ils quittent la maison. Luna me promet de nous envoyer des photos de la soirée. Léo d'être là pour 20 heures.
Ils ont à peine quitté la maison que je suis déjà dans ma chambre. J'attrape un maillot de bain, l'enfile. Puis me rends dans la petite pièce à côté du garage où tout notre matériel de plongée est entreposé. Mon père est déjà en combinaison, en train de vérifier les bouteilles.
Je ne pourrais avoir de meilleur père que lui.

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