Chapitre 9 : Gabriel
Le ronronnement incessant de Pompon dans l'oreille, il attendait patiemment. Parmi les bruits de l'appartement, la course effrénée des deux chats d'Aaron ne l'aurait jamais tenu éveillé, tant il y était habitué. Avec un soupir, il se réajusta sur ses oreilles et sous sa couette. Il arriverait bientôt. Gabriel entendait ses pas hésitants. Il avait déjà fait un tour par la cuisine pour boire un verre d'eau, avait déjà attendu le temps qu'il fallait pour se remettre de ses émotions. La prochaine étape, c'était de venir le voir.
Les cauchemars étaient quelque chose dont Aaron ne parvenait pas à se défaire, même après des années et une thérapie longue durée. Alors le fait qu'il avait rencontré quelqu'un, Dieu savait comment étant donné qu'il ne quittait ni le Manoir ni l'appartement de peur de tomber sur un fou, semblait... inenvisageable, pour Gabriel. Comment pouvait-il ne serait-ce qu'y penser ? Il lui fallait un homme suffisamment compréhensif, patient, interminablement doux. Il n'était pas certain que cela existait.
La lumière du couloir, qui filtrait à travers le jour de la porte close, disparut soudainement. Le petit « clac » de l'interrupteur atteignit à peine ses oreilles ; ce fut son esprit qui le joua, par habitude. Son cœur battait fort. De quand datait la dernière fois ? Quand il ignorait quel chemin prendre. Quelle attitude devait-il adopter, exactement ?
Quand le mécanisme de la poignée s'enclencha, Gabriel ferma les yeux. Dans l'obscurité, il pouvait imaginer la silhouette maigre de son ami se faufiler en douce par l'entrebâillement. Le son de ses pieds nus sur le linoleum glissait jusqu'à lui. Son matelas s'affaissa légèrement sous le poids de cet homme qu'il connaissait depuis l'âge des premiers flirts. Le corps léger se laissa tomber contre le sien, et Gabriel se laissa aller à ce geste simple, un automatisme de toutes ces nuits où les pas d'Aaron l'avaient mené à cet endroit précis : il glissa un bras autour de lui et le serra. Dans son dos, le gros chat angora cessa son ronronnement quelques instants, le temps de se déplacer sur un autre oreiller. La musique discrète reprit dans une berceuse rassurante. Certaines choses ne changeraient pas. Pas tout de suite, du moins.
— Je suis désolé.
Le murmure lui étreignit le cœur.
— Je ne t'en veux pas.
Pas à lui, du moins. Peut-être à cet homme dont Aaron refusait de lui révéler le nom tant qu'il n'avait pas réussi à lui mettre la main dessus. Connaissant son ami, Gabriel doutait que ce soit rapide, et l'idée même qu'il souffre à cause d'un amour impossible ou une connerie de ce genre lui sembla intolérable.
Malheureusement, et Aaron avait raison de le tenir éloigner de cette histoire : il n'avait pas le droit de s'en mêler.
— Mais on pourrait... je ne sais pas, en discuter ? tenta-t-il néanmoins.
Aaron eut un petit rire soufflé, qui lui réchauffa le cou. Il le serra plus fort. Sous ses doigts, le tee-shirt était large, mais le tissu fin ne faisait pas disparaître pas la sensation de la peau qui collait aux os de son ami. Du bout de l'index, il lui était arrivé de retracer chaque côtes jusqu'à ce qu'ils s'endorment ainsi, agrippés l'un à l'autre, des mots tremblants au bord des lèvres. D'autres fois, ils s'enfonçaient dans le silence, incapables de mieux. Aaron donnait le rythme. Gabriel suivait. Tout, pour que cet homme oublie sa détresse. Sa poitrine semblait en combustion quand il prit conscience, pour la première fois depuis son aveux, de ce que cela signifiait. Au-delà du fait que l'appartement était voué à devenu silencieux.
C'était la première fois qu'Aaron parlait d'un homme. Qu'Aaron voulait un homme. Quelque part, entre deux bouffées de tristesse, le soulagement l'envahit. Rien n'était fait, sinon un pas qu'il n'imaginait plus possible, sinon dans un temps où plus aucun d'entre eux ne serait capable de performances physiques. Ce qui incluait toute forme de violence.
— On peut en parler, soupira doucement Gabriel.
Il sentit la silhouette de son ami s'agiter. Les draps se soulevèrent et Aaron, échappant à son bras, se réfugia dessous pour se rapprocher de lui et s'installer plus confortablement.
— C'est... bon sang, je ne sais pas par quoi commencer, gloussa Aaron.
Gabriel devait avouer qu'il avait l'impression d'avoir quinze ans de nouveau. C'était étrange.
— Comment est-il, peut-être ?
Suggérer cela lui arrachait le cœur, et tout à la fois le soupir sentimental de son ami fut... déconcertant. Il n'y était pas habitué. Aaron était un être lumineux par essence, mais les sentiments n'étaient plus dans son quotidien depuis longtemps. Qui était ce type qui le retournait ?
— Doux, murmura Aaron. Le genre qui va sourire pour tout et rien. Il a...
Un soupir réchauffa la peau de Gabriel, là, contre ses clavicules.
— ... il a ce regard qui te rend tout mou à l'intérieur, tu vois ?
Non, il ne voyait pas. Il se tenait loin de ces choses-là. Il n'avait pas le temps. Il se contenta d'un « mmh » de convenance. De la douceur qui rendait tout mou, hein ? Dans un autre monde, Gabriel en aurait souri lui aussi. Il aurait demandé ces choses-là et peut-être même les aurait-il eues. Cependant, dans cette réalité, les choses étaient différentes. Plus dures. Plus amères. Plus douloureuses.
Dans un monde meilleur, Aaron n'aurait pas eu à souffrir. Il n'aurait pas vécu la peur, l'incompréhension, la douleur. Physique, mentale. Savoir qu'il était enfin à même de désirer quelqu'un et de vouloir avancer était...
Incroyable ?
Effrayant.
Il repoussa cette dernière pensée.
— Je vois, murmura-t-il.
— Tu crois que je pourrais lui plaire ?
Un souffle las. Une crainte, différente de d'habitude. Et de l'espoir. Gabriel connaissait ces signes pour les avoir disséqués chez tellement de ses petits protégés, qu'il en avait eu son compte.
— Je ne vois pas en quoi tu ne lui plairais pas, soupire-t-il. Tu es bel homme, charmant, un peu dans ton monde, mais adorable.
— Tu en fais un peu trop, là.
— Mmh, tu penses ? Si ce type est aussi bien que tu l'idéalises, alors il n'y a pas de raison que ça se passe mal.
Qu'il veuille ou non d'Aaron. Les sentiments n'étaient pas une science acquise, de ce qu'il en avait vu. Deux hommes bien sous tous rapports pouvaient ne jamais s'intéresser l'un à l'autre, tout comme deux autres que tout opposait risquaient de dépérir à la moindre séparation. Et inversement.
Un petit mouvement attira son attention. Les bras de son ami bougèrent et il devina ce qu'il faisait. Ses doigts devaient s'agiter, son cerveau malade à la recherche des membres disparus. Tragique, mais classique.
— Ça lui fera peur, murmura-t-il.
— En quoi ? Tes mains n'ont rien à voir avec toi, chéri.
Aaron se relâcha un peu dans ses bras au petit nom. Il fallait seulement le rassurer. Lui assurer que tout irait bien. Menteur.
— Un homme digne de ce nom verra au-delà de ce qui te rend différent aux yeux des autres. Il t'aimera aussi pour ça. Que ce soit celui-ci ou un autre, ajouta Gabriel.
— J'espère que tu as raison.
— J'en déduis que tu ne lui as pas dit qu'il te plaisait ?
Cette fois l'agitation fut un peu différente et un gloussement gêné s'éleva.
— Pas vraiment, non.
— Où l'as-tu rencontré ? Vous vous voyez souvent ?
— Gaby, je t'adore, mais tu comprendras si je ne te donne aucune information à ce niveau-là, hein ? Je sais comment tu es, tu serais capable de fouiller la ville pour le voir de tes propres yeux et mener la Grande Inquisition contre lui.
Gabriel étouffa mal un grognement frustré. Aaron avait raison. Le corps mince de son ami se tourna entre ses bras. Un mouvement habituel, mais à l'idée des probables changements à venir, la crainte des jours précédents refit surface : et lui ? N'avait-il pas envie de sentir le corps d'un autre homme contre le sien ?
Si, bien sûr.
Ses draps n'étaient réchauffés que par Aaron durant certaines nuits où les cauchemars se faisaient trop forts. Leurs contacts étaient si chastes qu'après toutes ces années, il ne savait plus s'il devait en rire ou se morfondre. Depuis quand était-il ainsi ? A se demander s'il finirait ses jours seuls ou s'il voulait attendre un âge où plus aucun homme n'en touchait un autre ?
— Gaby ? Ça va ?
Peut-être était-il resté silencieux un peu trop longtemps. Il se contenta d'un grognement.
— J'ai dit quelque chose ?
— Non. Tout va bien. J'aimerais seulement que tu me promettes de faire attention, d'accord ?
— Ça fait vingt ans que je ne fais que ça, rétorqua Aaron.
Dans son ton, il y avait l'impuissance et la frustration qui se mêlaient.
— Et...
Sa voix se fit plus timide.
— Bon sang, Gaby, ça fait tellement longtemps que j'ai pas bandé aussi fort, t'as pas idée.
— Je t'aime fort, mais je pense que c'est une information dont je me serais bien passé, grommela Gabriel en retour.
Mais il ne l'en serra que plus fermement. Pour la première fois depuis si longtemps qu'il ne voulait pas se souvenir de la précédente, déplorable, Gabriel se rendait compte que le monde changeait. En bien, en mal ? Il l'ignorait, mais les choses bougeaient petit à petit. Peut-être que ça avait commencé avec ce pan de leur vie qui s'était bouclé, dès que les porte du tribunal s'étaient refermées derrière lui.
« Tout va bien », se targuait-il de dire continuellement.
Peut-être que lui aussi pouvait s'octroyer d'avancer. Différemment. Pour lui-même.
Sauf qu'il n'était pas Aaron.
Que ses besoins étaient radicalement différents.
Qu'il serait difficile de trouver quelqu'un d'intéressé.
Et que, bon sang, il n'avait pas de temps pour ça.
*
— La dernière fois que t'as baisé, c'était quand ?
Gabriel grimaça. Quand il avait proposé à Tanguy un petit déjeuner à la sauvette dans la première enseigne sur le chemin, l'homme n'avait même pas hésité une seconde, preuve était de leur bêtise dans leur dernier échange nocturne. La fatigue ne leur réussissait jamais, la colère encore moins.
— Il est hors de question que je participe à une de tes orgies, rétorqua Gabriel en essayant de rester stoïque.
— Dommage, ça te déboucherait un peu.
— Doux Jésus, parfois je ne sais plus quoi faire de toi.
— T'en fais pas, moi je sais. Ceci étant dit, c'est toi le sujet, pas moi.
Remuant son thé d'une petite cuillère absolument inutile puisqu'il ne mettait jamais de sucre dans sa tasse, Tanguy dévisagea Gabriel avec une intensité qui lui était propre. Peu importait ce qu'il voulait sonder, de toute façon, il n'obtint pas la réponse qu'il cherchait et reporta finalement son attention sur le menu qui trônait encore au milieu de leur table.
— En toute franchise, si tu as envie de batifoler...
— Je n'ai pas dit ça.
— ... et que tu n'envisages pas de relation à proprement parler...
— Tanguy.
— ... pourquoi tu n'essaies pas de juste tirer ton coup avec une de ces applications de rencontre ? Sinon, tu peux aussi te branler si t'en peux vraiment plus, mais comme tu ne parles jamais de ce genre de choses, je ne sais pas trop si t'es vraiment du genre à soloter. Avant ou arrière ? T'as un gode au fait ? Si tu veux je peux...
— Stop ! stop, stop, tu... quoi ?
Bon sang, il allait trop vite et son cerveau avait accroché des mots puis s'était fait embarquer par d'autres. Tanguy haussa un sourcil surpris, interrompu dans sa litanie.
— Quoi ? T'en as un ?
— Non ! Bien sûr que non, pourquoi j'en aurais un ?
— Bah pour te...
Son second sourcil se haussa pour rejoindre le premier et une réelle surprise se peignit sur ses traits.
— Merde Gab', t'es pas du genre « dessous » ?
— Peux-tu parler moins fort, je te prie ?
— Sérieusement, je sais que l'habit ne fait pas le moine, mais t'es tellement autoritaire !
— Quel est le rapport ? grogna Gabriel malgré lui.
— Bah je pensais que tu compensais en...
Cette fois, Gabriel vit l'instant où l'étincelle de taquinerie apparut dans les yeux de Tanguy. Celui-ci se pencha au-dessus de la petite table ronde et, sur un air concupiscent au possible, il souffla :
— ... te soumettant à un mec super viril à qui tu donnerais du « Daddy ».
Gabriel roula des yeux et repoussa son ami d'une main. Le rire de l'autre homme résonna longtemps et son sourire ne disparut pas.
— Quoi, trop vieux pour un Daddy ? gloussa Tanguy en reprenant ses mouvements dans sa tasse.
— N'importe quoi.
— Tu n'es pas drôle.
Si quelqu'un se demandait comment Gabriel était capable de garder son calme devant presque n'importe quelle situation au Manoir, c'était parce qu'il ne savait pas ce qu'était la tornade Tanguy. Eblouissant, insaisissable et... génialement insupportable.
— Donc pas de marche arrière pour toi, renchérit ce dernier dans une expression pensive. Je ne pensais pas que tu dominais dans tous les aspects de ta vie, mais...
Avec une petite moue, il leva la cuillère et la glissa entre ses lèvres. Ses dents s'y arrimèrent quand il continua :
— ... je ne suis pas surpris non plus.
— C'est privé, Tanguy.
— A l'occasion tu me diras ce que tu aimes à n'être que top, soupira Tanguy. Enfin, quand je vois la tête de certains quand ils la mettent, pourquoi pas. C'est sympa de tremper de temps
Seigneur, pourquoi Tanguy partait-il dans ce genre d'élucubrations ? Gabriel n'avait absolument aucune idée de ce qu'il pouvait répondre, dans sa situation. Malheureusement, même si sa réaction fut infime, ce fut suffisant pour piquer l'attention, encore une fois, de son ami.
— C'est quoi cette tête ?
Merde.
— Oh, non, attends.
Puis, le drame.
— Ne me dis pas que tu es vierge, putain. Gab' !
Pitié, faites que l'enfer m'engloutisse. Tout de suite.
Son visage tout entier le brûlait. Il se leva et Tanguy eut un mouvement précipité qui renversa sa chaise.
— Merci pour tes conseils. Je vais réfléchir, parvint-il à articuler.
Tanguy perdit aussitôt ses couleurs.
— Non, attends, merde, je... je suis désolé, je savais pas, j'aurais jamais dit tout... enfin si, mais je suis trop con, merde, Gab', reviens !
Sa longue veste dans une main, Gabriel laissa les portes automatiques se refermer derrière lui. A l'arrêt de bus situé à quelques mètres, un véhicule venait de s'arrêter. Il accéléra le pas et s'engouffra dedans, regardant à travers les vitres, avec une effroyable satisfaction, la silhouette de Tanguy le chercher sur le trottoir. Ça l'occuperait un moment. C'était du moins ce qu'il pensait alors que le bus tournait dans la première rue, lorsque son téléphone vibra dans sa poche.
Appel entrant – Tanguy
— Je veux juste te conseille un site, fut la première chose qu'il entendit sans avoir besoin de dire un mot en décrochant.
Il résista à l'envie de mettre fin à la communication, mais le fait que Tanguy veuille l'aider était bien suffisant pour éveiller sa curiosité.
— Light Off, ajouta-t-il.
— J'espère que ce n'est pas un site porno qui exploite des gens dans le besoin, Tanguy, gronda-t-il entre ses dents.
Il avait déjà des garçons qui arrivaient de ce genre de calvaire, il était hors de question de toucher à ça. Une vieille dame tourna légèrement la tête vers lui et il se décala.
— Rien à voir ! s'insurgea aussitôt Tanguy. C'est plutôt une plateforme pour de la visio. Ils sont en partenariat avec plein de sites de rencontre, je t'en enverrai quelques-uns.
— Pourquoi tu penses que ça peut m'aider ?
Non pas que la gentillesse de Tanguy soit une nouveauté – il était particulier, mais il était tout sauf mauvais – cependant le sujet était un peu épineux connaissant les accointances du danseur.
— Parce que je me doute que ça doit être compliqué. Sans parler de tous les cas complètement traumatisés qu'on a au boulot. Ça en ferait reculer plus d'un pour faire des rencontres. Et tu es en première ligne avec eux, alors... je ne sais pas. J'ai pensé que ce serait plus simple avec un premier contact à distance. Pour tâter le terrain. Enfin je veux dire, pas tâter comme ça, mais tu vois ce que je veux dire, hein ? Putain, fait chier.
Gabriel rit doucement. C'était ainsi. Tanguy était le moins délicat de leur trio, obnubilé par le sexe et milles manières de s'en rassasier.
— Je te remercie, Tanguy.
— Gab', sans déconner, je suis sérieux, tu sais ?
— Moi aussi.
— Je t'en prie. Je ne sais pas comment ça a pu en arriver là, ou si quelqu'un t'as dit quelque chose un jour, mais... je veux absolument que tu saches que tu es parfait. Le grand, beau et si autoritaire Gabriel, qui règne sur un royaume entier. Ça claque, non ?
— On se rappelle. A plus tard.
— Putain, Ga...
Raccrocher. Glisser le téléphone dans sa poche. Retenir un soupir sous la pression qui s'était agglutinée dans sa poitrine.
Tanguy ne savait pas, ne savait rien, et il l'espérait profondément : ne saurait jamais. D'une certaine façon, l'idée qu'il se faisait était aussi gênante qu'amusante, et un parfait détournement de la réalité.
Quand il s'enferma dans son bureau ce jour-là, son esprit vagabonda à mille lieues de ses priorités, les exécutant avec une lenteur qui l'exaspérait.
Le soir, tard, si tard qu'il n'était plus certain de ce qu'il faisait, il entreprit de s'inscrire sur une application parmi d'autres après avoir recherché laquelle correspondrait le mieux. Elles étaient toutes pareilles, avait-il finalement décrété en cliquant sur une au hasard. Juste pour essayer.
Qui était le sadique qui avait eu l'idée des profils à remplir ?
Il détestait déjà ce truc.
« Tu es parfait. »
Pas vraiment, non.
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