Chapitre 7 : Gabriel
— Et voilà !
Maurice Alberti se releva en prenant appui sur tout ce qui lui passait sous la main. Sa silhouette épaisse et d'apparence lourde lui fit craindre qu'il ne casse quelque chose, mais la construction était plus solide qu'elle ne le paraissait. Par chance lorsqu'il se fut entièrement redressé, la raie qui s'affichait auparavant entre sa ceinture et l'ourlet de son tee-shirt tâché disparut partiellement.
Vraiment, vraiment partiellement.
Il était à des lieues de ce que Gabriel s'attendait à voir en ouvrant la porte du Manoir au petit matin. Jacob lui avait peut-être envoyé un véritable plombier, pour une fois, même si le type avait quand même une tête à avoir déjà séjourné vingt ans en prison.
— Que s'est-il passé ?
— Le tartre. Les conduits sont anciens, et l'entretien n'est pas fabuleux, si je peux me permettre. On dirait qu'il y a vingt ans de négligence là-dedans, si vous voulez mon avis.
— Vu l'odeur de ce que vous avez dégagé, je vous crois, maugréa Gabriel. C'est possible, ce que vous dites ?
— Vous n'avez jamais rien fait pour les canalisations ?
— Honnêtement, ça ne fait que quatre ans que j'ai acheté l'endroit.
Et cet emprunt lui coûtait ses deux reins à présent. Et plus encore. Il avait au moins la satisfaction de la réussite qu'était le Manoir, malgré ce que cela signifiait réellement. Des emplois pour des gens méritant, un lieu qui les acceptait. Et Aaron avait un endroit à lui. Ça, ce serait toujours le plus important.
— Et vous n'avez pas fait vérifier les tuyauteries ?
— Si. J'ai tous les rapports d'intervention et les vérifications.
— Des charlatans, quoi.
Gabriel préféra ne pas argumenter et se fit force pour ne pas pincer la bouche d'agacement. Il y avait eu une flopée de professionnels avant celui-ci, pour vérifier chaque partie du Manoir lorsqu'il avait acquis les lieux. Abandonné, le bâtiment était loin d'être ce qu'il affichait aujourd'hui.
Bras croisés, il regarda l'homme s'essuyer les mains sur une serviette qui dépassait de son sac. Sur le sol, sa mallette dégueulait d'outils, une bonne partie étalée à même le carrelage et il bénit le fait que le problème se situait au sous-sol. Le moins cet homme en verrait du Manoir, le mieux tout le monde s'en porterait. Une habitude que Gabriel avait prise après plusieurs mauvaises rencontres. Dieu savait que ces jours-là, il avait regretté n'avoir que la taille, et pas les bras. Un peu plus de force et de confiance en lui à ce niveau-là ne lui aurait pas fait de mal. Seules ses épaules naturellement larges faisaient barrage et dissuadaient les opportuns.
Au rez-de-chaussée, juste au-dessus de leurs têtes, Gabriel entendait les pas des premiers déplacements de la journée. Maurice leva la tête, curieux.
— C'est pas un restaurant ? demanda-t-il.
— Si.
— Je pensais que ça ouvrait plus tard.
— Les cuisines ouvrent tôt.
Il y avait aussi l'arrivage des produits frais, l'équipe de nettoyage, les artistes qui aimaient répéter tôt, les vigiles qui rôdaient par équipe pour s'assurer que personne d'extérieur à l'entreprise ne pénétrait dans les lieux, les barmen qui prenaient parfois une demi-journée pour faire l'inventaire et dresser la liste de leurs besoins, la régie qui préparait les prochaines scènes ainsi que les réglages... et tant d'autres choses encore, dont Gabriel prendrait la gestion en suivant, selon les besoins. Avant cela, il prenait soin de vérifier que tout se passait correctement, que chacun gérait sa part et que rien n'était oublié. Ils ne pouvaient pas se le permettre.
Avec un petit haussement d'épaule indiquant qu'il s'en fichait un peu finalement, Maurice se frotta le front.
— J'ai nettoyé ce qui a fait péter le tuyau, dit-il. La réparation est vraiment temporaire, il faudra que je revienne pour changer la canalisation, mais je n'en avais pas avec moi.
— Combien de temps ça peut tenir ?
— Quelques jours comme quelques mois, grommela l'homme avec un coup d'œil à son propre travail. Ça dépend de l'activité que vous avez et le débit.
— Et le calcaire, ajouta Gabriel avec un soupir. Quelles sont vos prochaines disponibilités ?
— Quoi, pour faire un chantier ?
Il grimaça. Le mot « chantier » ne lui annonçait rien de bon, sauf si le type avait les oreilles qui touchaient les encadrements de porte.
— Oui, pour ça.
Avec un nouveau coup d'œil autour de lui, Maurice jeta sa serviette dans sa mallette. Les outils épars émirent un petit bruit métallique.
— Je regarde le planning quand je rentre, dit-il. Et je vous enverrai aussi un devis.
— Bonne idée.
De toute façon, au point où ça en était. Il était hors de question que ça traîne, pas avec toute l'activité qu'il y avait au-dessus. La nuit avait déjà été courte, qu'il avait découvert cette fuite. Ou plutôt, lorsqu'il avait reçu l'anormale facture d'eau et l'avertissement, bien justement, de l'existence potentielle d'une fuite. Au vu de la consommation, il n'y avait rien de « potentiel » et, flanqué de Tanguy, ils avaient traqué la fuite jusqu'à tard dans la nuit.
Il était épuisé.
Quand Gabriel remonta l'escalier, il tomba sur Éric, ses longs cheveux roux remontés dans une queue de cheval classique. Ses yeux verts déjà gainés de noir se rivèrent dans les siens avec curiosité.
— C'est toi que j'entends depuis tout à l'heure ? demanda-t-il. Que fais-tu en bas ?
— On a une fuite, soupira Gabriel. Le plombier vient de finir, il range.
Perplexe, Éric fronça les sourcils.
— Depuis quand est-ce qu'il y a une fuite ?
— Depuis qu'on l'a trouvé cette nuit.
— Merde.
Dans son regard, Gabriel lut un élan de compréhension, mais préféra ne pas s'y attarder trop longtemps.
— Comme tu dis. Je peux te demander de gérer l'équipe en salle aujourd'hui ? J'ai besoin d'être au calme pour gérer des affaires.
D'un geste rapide, il désigna sa tenue. Un jean, un pull-over fin, mais qui couvrait jusqu'à son cou. Si sa tenue était loin d'être scandaleuse, ce n'était pas dans ses habitudes de se présenter ainsi sur leur lieu de travail. Il était encore tôt et Gabriel savait qu'il n'y avait pas grand-monde de présent.
— Pas de problème.
Une main amicale sur son bras, cependant, lui apporta un frisson.
— Tu peux partir tôt aujourd'hui ?
Un pied sur la marche supérieure, Gabriel prit quelques instants pour y réfléchir, mais ses pensées se brouillèrent bientôt. Il y avait trop à faire pour qu'il se permette de remettre à plus tard.
— Ça va être compliqué, admit-il à contrecœur sous le regard inquiet de son ami.
— Télétravail ?
— J'ai besoin du réseau du Manoir.
La grimace d'Éric ressembla à s'y méprendre à celle que lui-même dédiait aux personnes qui s'oubliaient dans le travail jusqu'à plus soif. Il connaissait la spirale par cœur. Il l'avait vue, vécue et savait où elle menait. Elle ne l'aurait pas si facilement.
— C'est bon, je viendrai plus tard demain. Il faut vraiment que je fasse ce qui est prévu aujourd'hui.
— Dis-moi s'il y a d'autres choses que je peux faire.
— Éric.
— Gabriel, rétorqua l'homme sur un ton sec.
Seigneur. Les épaules raides du roux s'assouplirent dans un soupir en remarquant sa surprise.
— Désolé. Mais les derniers mois ont été... un peu stressant, c'est... j'ai l'impression de ne plus reconnaître mes amis.
— Je comprends. Sans compter qu'entre ton mariage et les jugements en cours, ce doit être difficile à gérer.
Gabriel vit le petit réflexe d'Éric, la façon discrète dont son pouce vint frotter l'intérieur de son annulaire, là où une alliance brillait. Parfois, il se plaisait à penser que c'était grâce au Manoir que ce couple s'était formé. Histoire que de belles choses en sortent. Qui n'avait pas besoin d'un peu de beauté derrière la laideur du quotidien ?
— On n'a pas eu beaucoup de temps depuis le tribunal, reprit Gabriel. Comment te sens-tu ?
Éric expira profondément tout en haussant les épaules.
— Je ne sais pas. C'est peut-être trop tôt pour pouvoir poser des mots dessus. Ça a beau faire trois ans, c'est comme si on y était de nouveau. Je ne vois pas comment la justice s'imagine que l'on puisse gérer un deuil en ayant constamment le nez dedans, grommela-t-il.
Si la discussion n'avait pas été aussi sérieuse, Gabriel aurait ri. A la place, il avait l'impression que son corps entier se serrait de douleur. Il se contenta de croiser les bras, luttant pour garder une expression sereine. Détends-toi. En vouloir au monde entier ne changerait rien. Plus maintenant que tout était enfin scellé, le jugement rendu et la peine en cours d'application.
— Tu devrais prendre quelques vacances à l'occasion. Ton homme aussi, bien sûr.
— Tu serais bien ennuyé si j'acceptais, ricana Éric.
— Personne n'est indispensable et le repos est important.
— N'est-ce pas ?
Gabriel grimaça ; il avait droit à ce genre de petit retour à chaque fois, que ce soit Éric, Tanguy ou Aaron. Les trois types les moins bien placés pour lui faire des remarques, tout comme lui. Le pire quatuor, se disait-il parfois. Ses employés, au moins, n'osaient pas le contredire, encore moins lui renvoyer ses propres mots. Ils n'étaient cependant pas dupes, il avait déjà surpris des conversations sur la quantité de maquillage nécessaire pour camoufler les marques du surmenage et de la fatigue quotidienne.
— N'est-ce pas, acquiesça-t-il enfin à voix basse.
A cette acceptation discrète, Éric s'adoucit. Ils remontèrent les escaliers côte à côte, essayant de retrouver un sujet plus agréable que les évènements qui les avaient tenus en haleine durant les derniers mois. Le mariage était une chose, l'achat de la maison une autre encore, mais les projets d'avenir qu'Éric avait avec son compagnon ? Lui-même ne pouvait pas imaginer l'angoisse que cela serait quand ils auraient le nez dedans.
— Combien vous en voudriez ? Un seul ?
— Dans le meilleur des mondes, deux.
L'adoption. Une envie qui le laissait un peu perplexe, il devait bien l'admettre, mais peut-être était-ce parce qu'il avait le sentiment de déjà gérer un centre aéré avec des gamins intenables. Des gamins qui avaient entre vingt et soixante ans pour certains. Parfois, il n'y avait aucune différence dans leurs besoins d'attention. Que ce soit Maël qui squattait l'appartement de Tian ou Stéphane qui se battait après avoir vécu vingt ans avec son dealer.
— Je croyais que Théo n'avait pas un bon rapport avec son frère et ses parents ?
— Notre famille n'a rien à voir avec la sienne, rétorqua Éric avec brusquerie.
— D'accord, d'accord !
Sujet sensible, donc. Gabriel ne pouvait pas lui en vouloir. Si son mari travaillait ici, ce n'était pas pour rien. Le Manoir était un refuge naturel pour les âmes égarées, semblait-il, et c'était exactement le but de son existence. Théo, gentil géant avec trop de muscles, était une de ces brebis égarées par hasard dans leurs murs. Lorsqu'Éric lui avait parlé de cet homme qu'il avait commencé à fréquenter et qui traînait toute une flopée de casseroles affectives, il avait éveillé l'intérêt de Gabriel. La raison lui échappait toujours, il devait bien l'avouer.
— Tu me diras quand vous avez besoin de congés pour gérer vos affaires, ajouta-t-il néanmoins.
Il perçut le petit soupir, bien que discret, de son ami.
— Merci.
Dans le couloir, ils se séparèrent, chacun empruntant une direction pour se préparer à la journée. Même à une telle heure, le Manoir n'était pas vide. Des éclats de voix, des bruits de pas, des chaises qui raclaient le sol... il y avait mille et une façon d'envahir l'ouïe à travers les bâtiments, du lever au coucher du soleil et bien plus encore. Il salua quelques personnes sur le trajet, puis poussa la porte de son bureau. Elle claqua derrière lui et, tout à coup, le silence se fit. Enfin. Parfois, il désespérait de se retrouver avec lui-même, dans ces jours comme celui-ci où la fatigue et la nervosité seraient ses pires compagnons de route.
Assis à son bureau, la porte lui faisait face. Une petite vitre lui permettait d'observer les rares passages dans le couloir, tandis qu'il ouvrait son ordinateur portable et mettait en place tout ce dont il avait besoin pour la journée. De l'administratif. Ce n'était pas le plus intéressant, mais c'était nécessaire. De même que travailler le planning des prochains mois, sinon ils allaient droit dans le mur.
Le problème de ce genre de journées, c'était qu'il cogitait. Beaucoup. Ses pensées ne pouvaient pas s'arrêter sur un seul sujet et il finissait inexorablement par réfléchir à des choses qui le dépassaient. Ou qui l'ennuyaient. Cette fois, c'était un mélange des deux, tandis qu'il se rejouait sa récente rencontre avec Éric et un sujet abordé.
Le couple.
Tanguy avait déjà dit quelque chose à ce sujet, mais qui était loin du fait d'avoir un partenaire. Juste avoir des rapports, ou même une forme de relation. Ou plusieurs. Gabriel n'était jamais vraiment certain de ce que son ami foutait sur son temps libre, sinon qu'il fréquentait des lieux... que lui-même ne conseillait pas. Au moins, il n'essayait pas de les attirer avec lui dans ses bêtises, Dieu merci. L'idée de voir Tanguy dans son plus simple appareil n'était pas vraiment un problème, pour ce qu'il l'avait déjà vu ainsi des dizaines de fois après des représentations. Non. Le problème, c'était plutôt lui et la probabilité de se retrouver démuni devant quelqu'un d'autre.
Démuni.
Ses doigts s'arrêtèrent sur son clavier, au milieu de l'élaboration d'un nouveau tableau de calculs.
Démuni, rejoua son cerveau. C'était probablement le bon terme et cette idée aurait pu le faire rire s'il s'était trouvé dans un meilleur état d'esprit. Ce n'était pas le cas et l'humeur sombre qui en découla n'améliora rien. Pire, s'il devait prodiguer des conseils à une personne dans sa situation, il lui dirait de se confier à quelqu'un de confiance et de réfléchir posément.
Ce genre de conseil qu'il écouterait difficilement lui-même, surtout quand ses amis de confiance s'appelaient respectivement Tanguy et Aaron. Éric avait d'autres chats à fouetter et... non, il était hors de question qu'il lui parle de ça.
Pour Tanguy, c'était un non retentissant. Leur dernière discussion la nuit passée n'était pas pour aider. L'homme avait quelques problèmes sur le plan relationnel, il ne lui serait pas d'une grande aide. La nuance et la diplomatie n'étaient pas ce qui l'étouffait.
Aaron, peut-être. Cela lui coûtait, mais son ami était doux et compréhensif, même si les relations n'étaient pas son fort non plus. La différence avec Tanguy, c'était la raison : « Tu me vois faire une branlette avec la gueule de mes mains ? » lui avait un jour demandé son ami lorsque Gabriel s'interrogeait sur son célibat à rallonge. Même avec son passif, plus de vingt ans, c'était long. Mais lui-même était si mal placé pour lui une remarque qu'il n'avait pas osé répliquer.
Quant à échanger avec ses employés ? Hors de question. Ce serait toucher à une corde trop sensible de sa vie privée et il ne s'en remettrait probablement pas si quoi que ce soit devait dégénérer. Son autorité et le respect qu'il avait réussi à gagner en pâtirait immédiatement, surtout dans un milieu tel que le leur.
Du bout d'un index, Gabriel tapota les touches du clavier une à une, remplissant lentement les cases de son tableau tandis que son cerveau enclenchait des rouages obscures.
Se sentait-il seul ? Avait-il besoin d'une présence autre que celles qui emplissaient son quotidien ? Avait-il besoin de quelqu'un ? Parfois, oui, il déplorait cette vie qu'il avait choisi. Même si, question choix, il n'avait pas vraiment eu de quoi faire.
Pendant un instant, il resta immobile. Le silence ne lui permettait pas de se concentrer sur le travail, en revanche c'était idéal pour qu'il fixe son écran et imagine ce que ce serait, de ne pas être seul dans un moment de volupté. D'avoir le souffle chaud de quelqu'un d'autre sur sa peau. D'entendre le plaisir d'un autre en plus du sien.
C'étaient des choses qu'il avait connues. De la douceur, des sentiments, du plaisir, au milieu de la crainte initiale. De la confiance. Il y avait longtemps, si longtemps qu'il ne restait plus à présent que la douleur des rires et de la trahison.
Mais cela lui manquait. Il était facile de détourner le regard de sa propre personne, évidemment. Surtout autant de temps. Mais, parfois, n'était-il pas judicieux d'écouter ses propres conseils à autrui ?
Avec un soupir, il lâcha son ordinateur et attrapa son portable. Un message en attente d'Aaron concernant le déjeuner le convainquit qu'il devait lui poser la question. Au moins pour le principe d'avoir fait quelque chose.
*
— Tu m'expliques ?
Nez à nez avec l'écran de son ami, Gabriel loucha sur ses propres mots envoyés quelques heures plus tôt et grogna.
« Tu saurais comment rencontrer quelqu'un sans que ce soit la merde ? »
— Sur le coup, ça me paraissait plus clair, avoua-t-il en se laissant tomber sur une chaise.
— C'est tout sauf clair, gémit Aaron en posant l'appareil sur la table.
D'une main, il repoussa une montage de tissu et une autre de jupons en dentelle afin de libérer de l'espace.
— Ça me donne l'impression que tu veux rencontrer quelqu'un.
— Je ne sais pas, peut-être...
— Quoi ?
Ses jolis boucles bondirent autour de son visage quand Aaron se tourna vers lui. Gabriel ne put s'empêcher de sourire amèrement en songeant autant au mal qui avait été fait à un homme si adorable et innocent, empressé de vivre heureux, et au fait que ledit ami était choqué de l'éventualité d'une relation.
— Ne t'inquiète pas, soupira-t-il, il n'y a rien. C'est juste que... je me pose des questions.
— Je ne comprends pas vraiment, avoua Aaron. Ça a toujours été ta hantise. Les autres. Enfin, tu sais.
Un frisson dégringola le long de son dos. Oui, il savait, et cette partie de lui-même lui donna l'impression de se recroqueviller au plus profond de son être pour disparaître.
— J'ai parlé avec Éric ce matin.
— Et ?
— Il a l'air heureux avec son mari. Tu sais qu'ils veulent adopter ?
Aaron fronça les sourcils sans paraître comprendre.
— Vite fait, ils ont déjà un peu abordé le sujet l'été dernier. Et ça commence à faire un moment qu'ils sont ensemble, sans parler des autres couples au boulot, mais ça ne t'avait jamais... enfin...
Il se tut le temps de basculer pour attraper un sac isotherme, et le bruit de la fermeture à glissière résonna entre eux. Les deux bols de salades touchèrent la table avec un tac sonore.
— Ça ne t'a jamais donné envie de renouer, acheva-t-il enfin après avoir trouvé ses mots.
— Ce n'est pas vraiment comme si j'avais eu beaucoup de temps pour moi et pour y penser.
— Et ça a changé, maintenant ? Tu as du temps ?
Gabriel eut un rire soudain, amusé malgré lui par la répartie de son ami.
— Non. Pas vraiment. Mais il paraît que le temps, ça se prend.
— Ce point mis à part, tu sais ce que signifie une relation.
Il ne répondit pas immédiatement, essayant de gagner du temps en ôtant la protection de son bol. Le papier aluminium était bruyant, mais bientôt il fut nez à nez avec la nourriture et... le silence. Quand il leva les yeux, il ne fut hélas pas surpris de tomber nez à nez avec Aaron qui le dévisageait avec un mélange d'inquiétude et de curiosité.
— Je sais, soupira Gabriel après un moment.
— Je ne dis pas que tu ne dois pas le faire, reprit le costumier. Je me demande si tu ne vas pas le regretter en allant trop vite.
— Je sais. C'est cette partie qui m'inquiète le plus, en fait.
— D'aller trop vite ?
— Regretter. A cause de ça.
Il n'avait pas besoin d'extrapoler. Aaron hocha doucement la tête et attrapa sa fourchette.
— Je ne savais pas que tu te sentais seul.
— C'est toujours le cas à certains moments. Pas toi ?
— Ouais. On va dire ça.
Gabriel observa la façon dont l'homme maniait ses couverts, les coinçant entre son index et son majeur. Sans ses gants, les cicatrices plus claires que sa peau indiquaient précisément où s'étaient trouvés ses pouces, des années plus tôt. A présent, il n'y avait plus que cette peau presque lisse, sous laquelle les muscles et les ligaments bougeaient par réflexe.
— Ce serait juste pour du sexe ?
Le retour du sujet le fit presque sursauter.
— Je ne sais pas, dit honnêtement Gabriel. Parfois, c'est... peut-être que je me sens un peu seul. Peut-être que c'est juste la crise de la quarantaine qui se profile, ajouta-t-il avec un rire nerveux.
Son anniversaire dans quelques semaines n'aidait pas vraiment, encore moins quand il regardait derrière lui. Sa seule satisfaction reposait sur le Manoir Pourpre et son quotidien dévasté par le travail. Le reste était inexistant. Vide. Il détestait lorsqu'il devait se poser comme ce matin-là et que ses pensées convergeaient vers de tels sujets.
Mais n'était-ce pas également ce qui les rendait humains ?
Vous avez quatre heures.
— Mais du sexe, ce ne serait pas mal, avoua-t-il. Même si j'ai l'impression que ce sera la partie la plus difficile.
— Ce sera toujours difficile pour nous.
Distraitement, Aaron fixait l'un de ses minuscules moignons. C'était étrange, lorsqu'il devenait soudainement sérieux à ce sujet. Devant un public, devant quelqu'un qui ne faisait pas partie de sa vie ou qui ne connaissait pas son histoire, il souriait, riait, plaisantait. Un concentré d'énergie pour quiconque ne le connaissait pas.
Gabriel, lui, savait ce qui se cachait dans la pharmacie qu'ils partageaient à l'appartement, toutes les boîtes qui se vidaient au fil des mois. Il connaissait par cœur les dates des prochains rendez-vous médicaux de son ami, surveillait que celui-ci faisait ce qu'il fallait sans se laisser engloutir par ses pensées trop sombres et volatiles.
— Est-ce que tu te sens seul ? lança Gabriel tout à coup. Est-ce que tu veux partir ?
Aaron sursauta presque.
— Quoi ? Non ! Vivre avec toi, c'est...
— Je ne parle pas de nous, coupa-t-il. Je parle de toi.
Depuis combien de temps vivaient-ils ensemble, d'ailleurs ? Gabriel ne parvenait pas à s'en rappeler, comme s'ils avaient toujours été ainsi, chacun sa chambre dans ce petit appartement de centre-ville. Peut-être avait-ce toujours été le cas, à partir du moment où ils avaient décidé de créer ce monde meilleur, adolescents rêveurs qu'ils étaient. A quatre, à trois, à deux.
Puis à trois de nouveau.
Ebréchés pour certains, brisés pour d'autres.
Il n'y avait que lui qui pouvait encore se tenir là, debout, vaillant, complet. Ou à peu près. C'était à lui de maintenir les choses. C'était tout ce qu'il lui restait.
Aaron soupira.
— Je... J'ai... Gaby, en vérité, je crois que j'ai rencontré quelqu'un...
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