Chapitre 6 : Tian


— Et qu'est-ce que tu penses deeeee... ah, Lucca ! Il est beau, qu'est-ce que tu en dis ? Il est plus vieux que moi !

Tian roula des yeux et croisa les bras sur son torse.

— Lucca a vingt-et-un ans, dit-il sombrement. Je me fous qu'il soit beau, c'est un enfant. .

Et ça le faisait hurler intérieurement à chaque fois qu'il voyait ces gamins glousser en traversant les bâtiments, à moitié habillés une fois sur deux. Une bonne partie de son travail, tant que l'établissement n'était pas ouvert, était de les ramener au bon endroit, d'être certain que personne de l'extérieur ne venait perturber la quiétude des lieux. Tout ce pour quoi il se battait outre pour le bien-être de ces gosses, c'était au nom de Gabriel et de ses idéaux.

— Et alors ? demanda Maël en haussant les épaules. Ça n'empêche pas qu'il fasse bander.

— Il y a des types qui partent en prison pour moins que ce que tu dis là.

— Tu n'es pas amusant.

Méfiant, nuance. Protecteur, certainement. Tian inspira lourdement et expira tout aussi férocement. Après trois jours chez lui, Maël était redevenu « Maël », terriblement confiant comme s'il n'avait jamais vécu quoi que ce soit. Cette partie, Tian avait du mal à la comprendre, un pourquoi au bord des lèvres à chaque fois qu'il regardait l'attitude détendue du garçon assis sur le canapé replié. Ses jambes étaient minces, presque maigres, et il pouvait presque faire le tour de ses bras avec ses doigts.

— T'es hétéro, Tian ? continua Maël.

Ses grands yeux de biche coururent sur tout le corps de Tian qui, assis sur une chaise et peinant à se concentrer pour petit-déjeuner, retint une toux brusque.

— Quoi ? répondit-il d'une voix plus aiguë qu'il ne l'avait anticipé.

— Bah, la question se pose. T'es complètement stoïque avec tous les mecs canons qui t'entourent et y'en a un paquet qui ont survécu parce qu'ils pouvaient se permettre de vendre leurs corps. Je ne connais pas beaucoup de types capables de rester de marbre comme tu le fais.

— Il y a un bout d'explication dans ce que tu dis. D'une, vous avez vu trop de choses affreuses. Et vous êtes tous jeunes. Très. Trop.

Trop comparé à ce qu'ils avaient vu et vécu. Tian savait l'histoire de beaucoup d'entre eux, à force d'être le rocher qui les rattrapait au moment où ils s'apprêtaient à sombrer. Maël n'était pas le premier et ne serait pas le dernier, il le savait.

— T'es pas si vieux toi-même, si ?

Sourire en coin, Tian le défia du regard et Maël sourit malicieusement au jeu de leur échange. Il était si facile d'occuper les pensées du gamin ! Un rien le faisait réagir, cogiter, parler. Nul doute que son petit ami l'avait bien compris et avait utilisé ces failles pour le manipuler. Les interrogations qui résidaient actuellement étaient d'ailleurs de l'ordre de : Maël avait-il l'intention de retourner avec cet homme ? Y avait-il une solution pour le loger ? Était-il réellement en état de rester seul, d'ailleurs ? Ou même capable ?

Ses pensées tournaient à toute vitesse depuis trois jours, mais visiblement pas assez rapidement. Trois. Putain. De. Jours. Déjà. Il avait à peine aperçu Gabriel pour qu'ils en rediscutent et c'était absolument frustrant. Le claquement de ses talons, la courbe gracieuse de sa nuque quand l'homme le précédait dans les couloirs ou lorsque Tian entrait dans son bureau au moindre problème... il n'y avait rien eu de tout cela depuis quelques jours et il était lui-même navré de constater sa propre frustration. C'était l'ennui lorsque l'on avait des habitudes, une routine bien huilée et passablement tenace. Et que, comme lui, on appréciait chaque petit instant glané.

Croiser l'élégant Gabriel Faure était un de ces instants agréables. Un peu plus qu'agréable, évidemment, mais il savait se contenter de ce qu'il pouvait avoir. Pour le reste, il y avait Grindr et les chambres d'hôtel. Les coups d'un soir étaient faciles, rassurants dans sa routine et ne risquaient pas de poser de problèmes en étant à distance de son cocon personnel. Tian avait vu suffisamment de choses affreuses, à force de gérer les horreurs survenus chez ses collègues, pour ne pas avoir envie de tenter le diable et de tomber sur un fou furieux.

Pendant trois jours, il s'était plus concentré sur son jeune collègue, pour s'assurer qu'il allait bien. Et ce matin, force était de constater qu'il était en pleine forme. Comme si rien ne s'était passé. Comme si son corps n'était pas couvert d'hématomes qui avaient viré au noir jusque dans sa nuque, comme si...

— Bon, j'exagère un peu sur l'aspect hétéro, admit Maël avec une expression pensive. Mais c'est soit ça, soit je me fie aux rumeurs.

— Quelles rumeurs ? grommela Tian.

Sérieusement, il avait fui l'appartement du dessus pour ne pas vivre avec ses petites sœurs et leur babillage incessant. Il y avait une raison à cela : il aimait sa tranquillité. Et Maël était tout sauf tranquille, son corps menu bondissant simplement à le regarder. Peut-être était-ce sa jeunesse qui le faisait passer à autre chose si vite, car Tian en avait connu d'autres qui avaient passé des mois en thérapie, apathiques au possible après des situations similaires. Ou bien était-ce sa façon de passer outre ? Il pouvait y avoir des dizaines de réponses, des centaines de raisons. En attendant, il était fatiguant. Mignon et épuisant. Dès le matin. Il n'avait pas encore eu son café et la privation de caféine pendant près de vingt-quatre heures lui donnait déjà mal à la tête. Avec un soupir, il inspira au-dessus de sa tasse, se repaissant des effluves fortes, appréciant le réconfort proche avant d'y tremper enfin les lèvres. Seigneur, oui, cette brûlure dans la...

— Que Gabriel et toi couchez ensemble.

Tian recracha son café par le nez et, pendant une fraction de seconde, la douleur l'aveugla autant que la surprise tandis que les mots se mettaient dans le bon ordre. Même en vrac dans son cerveau, ça ne sonnait pas vraiment...

— On... pardon ? toussa-t-il en essuyant comme il le pouvait le bas de son visage.

Il n'avait certainement pas entendu ça. En revanche, une partie de son corps avait bien compris les mots, dans le bon ordre, et le lui fit rapidement savoir. En omettant totalement l'aspect « rumeur ». Les matins avaient toujours été durs, dans tous les sens du terme. Surtout seul, surtout avant son café, surtout avant sa douche, surtout avant de se retrouver dans l'air frais de l'extérieur, surtout avant d'atteindre son lieu de travail. Qu'il n'était pas censé rejoindre avant l'après-midi, mais il trouvait toujours une raison de s'y rendre plus tôt.

Parce qu'il y avait toujours quelque chose à y faire, d'une part, mais également parce qu'il y aurait la longue silhouette de cet homme. Même juste un coup d'œil sur lui, à l'autre bout du couloir, suffisait à le contenter pour les heures qui suivaient. Mieux qu'une cafetière entière, une dose dont il avait besoin. Et qu'il n'avait pas eu depuis trois foutus jours.

Oh, peut-être était-ce là l'origine de cette rumeur. Néanmoins, il prit sur lui pour ne pas montrer son cheminement et darder un regard noir sur le jeune homme.

— Oh, allez, dit celui-ci en levant les mains avec cette fausse innocence qui le caractérisait. C'est juste pour déconner, c'est clair que vous topez tous les deux ! Même si, à titre personnel, je vous trouve suuuuuper beaux tous les deux.

Tian cligna des yeux. Comment arrêtait-on ce garçon, au juste ? Y avait-il une pile quelque part ? Il s'était tu pendant deux jours, mais depuis la veille, c'était comme si un bouchon avait sauté. Plop. Maël l'inarrêtable.

— N'importe quoi.

Il n'osait plus toucher à son café, ses sinus encore sensibles.

— Mon Dieu, Tiaaaan, tu t'es regardé ? gémit Maël. La moitié des gars se branlent sur toi ! Enfin, sur les autres vigiles aussi, vous êtes... sexy ? Trop de muscles ! Enfin non, pas trop, mais tu vois ce que je veux dire !

Trop d'informations sur ses collègues, trop d'images, trop de tout. Tian passa une main sur son visage, essayant de rester de marbre. Parfois, c'était difficile. Heureusement qu'il ne faisait pas nounou tous les jours. Il avait déjà du mal avec ses frangines quand sa mère avait besoin d'aide, alors si on lui ajoutait des Maël dans les pattes...

— Oh, d'ailleurs tu dis rien à ce sujet, mais si t'as un mec, j'espère que tu ne te retiens pas de le voir à cause de moi ?

— Tu vas trop vite, putain !

Il avait l'impression que Maël vibrait littéralement sur le coussin du canapé, et s'il ne savait pas que le garçon n'avait littéralement aucune affaire à lui dans cet appartement, il aurait pensé qu'il avait un vibro enfoncé dans le cul, activé pleine puissance. Le cerveau en vrac, Tian leva une main pour empêcher Maël de babiller encore, au moins le temps qu'il puisse reprendre son café. Le silence brusque fut déconcertant et bienvenu à la fois, mais le regard brûlant du garçon ne cessait d'aller et venir entre son environnement et l'homme. Il le fit patienter, observant la façon dont son corps était tendu sous le large sweat-shirt noir qu'il avait emprunté. Pour le reste, il était plus fin que le garçon qui lui avait filé des vêtements, mais ça tenait correctement sur lui et il ne risquait pas de se balader le cul à l'air. Pas comme d'autres avant lui.

Tian apprenait de ses erreurs et celle-ci avait été la première qu'il avait faite à ses débuts : la moitié des garçons travaillant au Manoir Pourpre n'avaient aucune pudeur ni retenue, pour des raisons toutes plus obscures les unes que les autres. L'autre moitié a contrario avait subi trop d'abus pour oser plus que se changer dans un coin des vestiaires, voire dans une cabine séparée. A présent qu'il se remémorait ce fait, Maël était très probablement dans la seconde catégorie. S'il était excité comme une puce, il s'avérait cependant que Tian n'avait pas vu un centimètre carré de son corps. En tout cas, rien en dehors de ce qui dépassait de son col et de l'ourlet du tee-shirt lorsqu'il s'était étiré au réveil. Les marques qui dépassaient de ses hanches lui avaient parues encore trop fraîches et douloureuses, mais le regard terne du garçon, le temps qu'il reprenne vie, l'avait dissuadé de poser la question.

La tasse claqua doucement sur le bois de la table quand Tian la posa, et il sentit immédiatement le regard curieux et impatient de Maël s'accrocher à lui.

— OK, soupira-t-il en se tournant de nouveau vers le jeune homme. Qu'est-ce que tu as ?

— En fait, je suis curieux...

— J'avais un peu remarqué ça.

— Ah oui ?

Des yeux tout ronds, une véritable surprise dans son regard. Maël était un naïf, en plus du reste. Pauvre gosse. Puis, il se reprit et la façon dont il essaya d'être sérieux amusa Tian :

— Du coup, t'as un mec ? Enfin, tu vois quelqu'un ?

Seigneur. Tian parvint à émettre un petit rire.

— Aucun. Pourquoi ça t'importe tant, dis donc ?

Avec un petit sourire aussi contrit que coquin, Maël battit des cils à son encontre et Tian éclata d'un grand rire pour camoufler sa gêne. D'ordinaire, c'étaient les clients du Manoir qui lui faisaient du rentre-dedans et il était facile de les repousser cordialement avec un air froid et buté, imité par son équipe de gros bras. C'était autre chose que d'avoir cette petite biche frêle sur son canapé se trémoussant au milieu des coussins pour attirer son attention.

Son attention en tant qu'homme, et non comme grand frère protecteur. Malheureusement pour son jeune collègue, il n'était pas de ceux qui lui apporteraient ce dont il avait besoin. Il ne pouvait que le remettre sur les rails et le maintenir le temps qu'il se stabilise. Rien de plus.

— Maël, soupira-t-il enfin. J'ai le double de ton âge.

— Et alors ?

— Je ne m'intéresse pas aux enfants.

Peut-être était-il un peu dur en utilisant ce mot-là, un frisson de dégoût le traversa d'ailleurs en imaginant que quelqu'un l'entendait sans contexte. Il avait connu d'autres hommes qui avaient trouvé l'amour malgré un tel écart d'âge, mais simplement l'idée lui était rebutante.

Avec un petit soupir déçu en voyant que Tian n'ajouterait rien de plus, sur le sujet du moins, Maël se rembrunit et devint tout à coup moins agité.

— Désolé, souffla-t-il.

— Ne le sois pas.

— Je suis chiant.

— Je ne dirais pas ça. Tu as tendance à... déborder un peu ?

Maël eut un petit rire surpris.

— C'est la première fois qu'on me dit ça aussi gentiment.

— Tu m'en vois navré, soupira Tian. Tu es juste plein d'énergie et de... vie ?

C'était parfois difficile d'être si responsable dans ses mots, lui qui n'avait rien vécu de particulier. Tout ce qu'il savait faire, c'était s'occuper des autres, donner des conseils qui lui semblaient parfois stériles puisqu'il ne vivait pas leurs situations à titre personnel. Alors avec Maël qui le regardait avec tant d'attention, tout ouïe, avec tellement de besoin, il se sentait incapable de se détourner du rôle qu'il avait endossé, encore et encore. Un de plus, songea-t-il distraitement. Il ne pouvait pas faiblir. S'il le faisait, qui le remplacerait auprès de ces gamins ? Il ne connaissait qu'une seule personne, dans l'établissement qui les protégeait, capable de miracles. Cependant, il n'en restait pas moins qu'un homme, lui aussi. Tian ne pouvait pas permettre que quelqu'un d'autre s'effondre. S'ils devaient être deux pour garder l'équilibre de ces gosses, alors ils seraient deux.

Il expira lourdement :

— Tu ne peux pas laisser un homme te traiter de la sorte, Maël, dit-il doucement. Je pense... et ça n'engage que moi, par rapport à ce que je connais de toi, d'accord ? Je pense que tu as besoin d'un pilier.

Le jeune homme fronça les sourcils, plissa l'arête de son nez dans une moue adorable et secoua la tête.

— Un pilier ?

— Oui. Quelqu'un qui pourra te canaliser. Sur qui te reposer. Qui saurait gérer tes moments plus... excité ?

Maël émit un petit gloussement.

— Excité, vraiment ?

— Disons que tu es un peu plus intenable que la moyenne.

Carrément intenable, rétorqua sa raison, et le fait que le garçon ressemble à un chiot survolté qui n'avait pas encore été dressé fut la meilleure image qui lui vint. Hors de question de lui en faire part cependant. Heureusement, les mots de Tian semblèrent l'intéresser, car son expression se fit plus songeuse.

— Mais je ne vais pas tomber sur un mec comme ça par miracle, dit-il avec, mine de rien, une certaine justesse dans la réflexion.

Enfin un gosse qui réfléchissait. Nouveau soupir pour Tian, mais plus léger cette fois.

— Exactement. Et excuse-moi si je me trompe, mais ce n'est peut-être pas la priorité pour le moment.

— Non.

Le silence prit Tian par surprise. Il leva les yeux de sa tasse, perplexe, et la position de Maël le décontenança. Ses bras maigres entourant ses jambes repliées contre lui, le menton sur ses genoux, il était redevenu le jeune homme pensif et taciturne qu'il avait pris sous son aile trois jours plus tôt.

— Je ne devrais pas te faire penser à ce qu'il s'est passé, soupira Tian. Cependant, c'est aussi une réalité. Tu es jeune, alors tes priorités risquent d'être biaisées.

— Et je vais être perdu, et faire des conneries, et blaaaablabla, le coupa Maël. Je sais. Je connais le refrain.

Tian avait les mots sur le bout de la langue, mais parvint à les retenir. Il eut raison : Maël n'était pas redevenu muet.

— Ma mère m'a tenu ce discours dès que j'ai fait mon coming-out, et tout était prétexte à ce que je n'approche jamais un mec. Tu comprends, mes études, les mauvaises fréquentations, mes potes sont tous des minables, tes notes Maël !

Il jeta ses mains en l'air en roulant des yeux et Tian ne put empêcher un petit rire de lui échapper.

— Elle s'assurait que tu ne t'adonnes pas à de vilaines pratiques, hein ?

— Pas de sodomite à la maison, c'était le leitmotiv de mon père, renifla le garçon.

— Désolé pour toi.

— Ouais. Ça va.

Non. Tout son comportement hurlait l'inverse. Il n'était peut-être pas l'un des plus abîmés que Tian avait vus, mais il n'allait certainement pas bien. Le plus difficile était de conserver un ton monocorde, quelque chose qui n'éveillait rien de particulier chez eux, à part de l'ennui parfois.

— T'es parti quand ?

— Ça fait trois ans.

— C'était légal ? T'as même pas vingt ans, bon sang.

Maël haussa les épaules.

— Qui va aller vérifier ?

Le calme revint, et cette fois Maël ne le brisa pas. Visiblement, il était de nouveau agité, mais devenu avare en mots. Bientôt, son corps malingre se déplia, et ses pas le portèrent à la salle de bain. La porte claqua.

Tian soupira. Son café avait refroidi. Il était l'heure d'en refaire couler un.


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