— Je le savais.
— Evidemment, que tu le savais, tu ne m'aurais pas lâchement abandonné comme ça.
— J'ai bien fait de rester au Manoir, répéta Aaron en agitant une main.
— Oui, oui.
Le pouce glissé dans une minuscule paire de ciseaux, Gabriel s'attelait à loucher sur un fil tout aussi petit qu'il ne parvenait pas à couper. Doucement, le plus doucement possible, afin de ne pas risquer un trou dans la matière délicate qu'il manipulait. Une pression du pouce plus tard, le filin disgracieux sauta.
— Bordel, enfin !
— Et puis, Tanguy a eu du flair.
— Mh mmmh. Y'en a encore combien de ces merdes ?
Assis en tailleur dans un fauteuil, ses genoux cognant contre les accoudoirs, Aaron cligna des yeux et les leva sur Gabriel qui, jambes croisées et le buste droit, préférait travailler à la table de travail. Pour Aaron, c'était différent. Cette pièce était comme une seconde chambre, au même titre que Tanguy et son bureau.
— Encore dix. J'oublie toujours que tu es le plus impoli de nous tous, soupira l'homme en secouant la tête.
Ses longues boucles brunes et blondes volèrent autour de sa tête et Gabriel prit un moment pour observer son ami. Chaque fois qu'ils étaient ensemble, c'était un rappel cruel de ce que la vie donnait et reprenait, dans toute sa violence. Ses traits, si doux, avaient été abîmés et marqués pendant toutes ces années à se battre contre lui-même, et pourtant il n'en demeurait pas moins le bel homme qu'il était voué à devenir. Dernièrement, avec ses projets pleins la tête, Gabriel apercevait une lueur dans ses yeux, disparue depuis si longtemps qu'il avait fini par la croire perdue à jamais.
— Heureusement pour moi, l'habit fait le moine dans la réalité, s'amusa Gabriel.
— Heureusement pour nous, tu veux dire. Je ne comprends toujours pas comment tu as réussi à contracter ce prêt pour le Manoir.
— J'avais un bon salaire.
Comme à chaque mensonge qu'il proférait pour les protéger de la vérité, Gabriel sentit son ventre se serrer.
— Avait, c'est le mot, grommela Aaron en plissant les yeux vers son ami. Quand est-ce que tu daigneras te payer convenablement, au juste ?
— J'ai de quoi payer le loyer et vivre, rétorqua Gabriel en haussant les épaules.
— Et j'ai plus que de quoi faire, ce qui est absolument injuste.
— J'aurais dû faire signer une clause de confidentialité à Tanguy.
— S'il avait accès au compte, il te ferait le complément.
— Grâce à Dieu, c'est moi qui gère cette partie aussi.
Le silence tomba entre eux, comme à chaque fois qu'Aaron tentait d'aborder des sujets pouvant s'avérer délicats. Lorsque Gabriel s'était lancé dans cette aventure risquée en beaucoup trop de points, il avait dû réfléchir sur de nombreux sujets. L'argent était le cœur de l'affaire, tant pour le Manoir que Jacob, et il était hors de question de profiter de la situation comme le faisait Angelo avec son propre club. Il ne roulait pas sur l'or, cependant il n'était pas à plaindre pour autant. Il avait un toit, était capable de se nourrir et de payer toutes les charges du quotidien. Il n'avait jamais été du genre à faire des folies, par habitude probablement, et en était parfaitement satisfait. Qu'aurait-il fait de plus, au juste ? Aaron se chargeait de l'habiller au quotidien et il avait bien assez de vêtements pour traîner hors du Manoir. Leur frigo n'était pas vide, et s'ils avaient eu le moindre problème, un tour dans les placards du second bâtiment les aurait immédiatement rassurés et sustentés.
Dès le départ, tout s'était déroulé au mieux. Le Manoir s'était rapidement fait une place, grâce aux contacts que Gabriel s'était fait dans ses années aux côtés d'Angelo. Les articles dans le magazine Hard Gay dès l'ouverture avaient attisé la curiosité de toute une partie de la communauté gay bordelaise, et le côté huppé de l'établissement avait fait le reste. La boîte de nuit était plus populaire dans le genre, permettant à toutes les catégories de clients de se rencontrer sur la piste et au bar, quand le restaurant et le cabaret maintenaient leur prestance.
Il n'y avait peut-être qu'un seul véritable mensonge, dans toute cette affaire, cependant il n'était pas des moindres.
Ce n'était pas auprès d'une banque qu'il avait contracté ce foutu prêt.
Sur la table, son portable s'illumina et le prénom maudit de Jacob apparut, comme à chaque fois qu'il avait une pensée pour lui. Peut-être s'était-il totalement branché sur son cerveau, songeait-il parfois. Son omniprésence était un peu effrayante certains jours. D'autres, c'était rassurant de savoir qu'il était là, peu importait la signification derrière et le rôle qu'il endossait à cet instant précis.
L'aperçu du message était court et suffisant :
Jacob : Enveloppe posée.
Gabriel retint un soupir soulagé. Une bonne chose de faite. Pour cette partie, il remerciait chaque mois Jacob qui faisait cette partie du travail pour lui. Le jour où il se retirerait, ce serait un problème. Il n'était pas pressé, malgré tous les différends entre eux.
Il n'y avait bien que lui qui avait un problème avec cette situation. Les gorilles de Jacob étaient au courant de qui Gabriel était et le respectait. L'attaque de Lucca n'était qu'un incident parmi d'autres qui se produiraient, il l'avait bien saisi, mais Jacob semblait certain de la loyauté de ses hommes envers son protégé. Encore une chose dont il se serait passé, et pourtant il en était là aujourd'hui, à espérer que les choses resteraient telles quelles pour que tout se passe au mieux malgré tout.
Jusqu'au jour de trop.
— Je suis désolé.
Gabriel cligna des yeux, arraché à ses pensées au son de la voix douce de son ami. Ses grands yeux bruns rivés sur lui, Aaron semblait porter le poids du monde sur ses épaules, une grande robe de velours noir étalée en travers de ses cuisses.
— Hein ?
— Je n'aurais pas dû aborder ce sujet, hein ? Je suis désolé, je ne voulais pas être chiant. Oublie. C'est... très bien comme c'est. Oh, est-ce que je t'ai montré ? J'ai visité deux appartements, j'attends qu'on m'appelle !
Le changement de sujet était habituel quand Aaron montrait une pointe de stress. Avec les années, Gabriel s'y était fait. Depuis combien de temps vivaient-ils ensemble, exactement ? Il y avait tant de choses qui s'étaient faites au fil des ans, et le départ imminent du costumier lui semblait... inenvisageable. Comme s'il allait revenir sur cette décision, rire et déclarer qu'il ne s'agissait que d'une blague un peu trop longue et de mauvais goût.
— Je suis content pour toi, dit-il plus platement qu'il ne l'aurait voulu.
— Ça tombe plutôt à pic, avec Tian qui vient à l'appartement.
— Si on veut.
Il aurait pu aller chez le vigile. Le regard d'Aaron changea légèrement, se faisant plus curieux et taquin.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— C'est comment ?
— Fais des phrases entières.
— Avec Tian, comment ça se passe ? Il sait ? Ou tu attends ?
Clip. Un petit fil sauta quand Gabriel se concentra dessus.
— Il sait, dit-il aussi simplement qu'il le put.
— Et ?
— Une phrase, mon cœur.
— Rah ! Je déteste quand tu fais ça ! Je disais, comment est-ce qu'il a réagi ? Bien, j'imagine ? Tu as l'air...
Il pencha légèrement la tête sur le côté, analysant Gabriel une seconde.
— ... bien, finit-il.
— C'est le cas.
— Ah, tu vois ! Il a dit quelque chose ?
— Juste ce qu'il faut.
Les mots de Tian tournaient encore dans tout son crâne. L'acceptation simple était effrayant au premier abord, Gabriel ne pouvait pas le nier. Cependant, après deux nuits à ses côtés et cette proposition un peu incongrue de l'accompagner à un repas voué à être un mariage arrangé. La surprise de son compagnon ne lui avait pas échappé. Son soulagement non plus. Savoir que cet homme si sûr de lui n'avait jamais finalisé son coming-out auprès de sa très chère mère avait quelque chose de triste et attendrissant à la fois.
— Dis-moi, tenta-t-il. Si tu pouvais aider quelqu'un à faire son coming-out et à l'empêcher de se trouver dans un mariage arrangé, comment ferais-tu ?
— Moi ? Bah, ça dépend de comment je me retrouve dans l'affaire. Dans quoi tu t'es fourré ?
— Repas de famille demain.
Clip. Il n'aurait jamais imaginé dire cela, ne serait-ce que quelques jours plus tôt.
— Tu peux faire des phrases entières, ô monsieur l'autoritaire qui ne suit pas ses propres directives ?
Gabriel ne retint pas son gloussement.
— Pardon. Il se trouve que la mère de Tian a comme qui dirait imposé un repas très gênant pour le mettre face à une fille bonne à marier. C'est son résumé.
— Il a presque quarante ans, non ?
— Et ?
Clip.
— Et je crois qu'il vit au même endroit, non ?
— Je répète : et ?
— Bah, elle n'a jamais remarqué qu'il avait plein de potes pour dormir chez lui, mais jamais une nana ?
— Qu'est-ce que tu sais de tout ça, toi ?
— Eh, je suis le fantôme du Manoir, je sais tout ce qui se dit ! Tu savais qu'il y avait des paris sur votre couple ?
— Sérieusement ?
— Depuis l'ouverture du Manoir, en fait.
— Putain...
Il faudrait qu'il revoit cette partie. L'innocence d'Aaron n'était plus qu'une chimère, visiblement. Il n'y avait que sa timidité et ses difficultés sociales qui le gardaient blanc comme neige. Enfin, gris. Gris clair. Plus pour longtemps s'il réussit à mettre le grapin sur le type qui lui plait...
— Est-ce que notre cher fantôme a un plan pour courtiser son cher et tendre ?
Aaron se renfrogna légèrement.
— Nan. Déjà, l'indépendance. Et... et après, je verrai...
Mais ben sûr. Ses joues étaient si rouges que Gabriel voyait littéralement les rouages de son cerveau tourner à toute allure. Il n'avait aucun plan, mais cet homme existait définitivement. Il refusait seulement d'en parler vraiment. Aaron n'avait pas la même expérience que lui des hommes, plus timide. Gabriel avait entretenu un contact avec l'aspect charnel, même sans se donner ni se montrer, même sans relation à proprement parler, à travers les clients du club d'Angelo, mais ce n'était pas le cas de cet homme délicat
— Est-ce que tu as peur ? De ce qu'il pourrait te faire.
A sa grande surprise, son ami secoua la tête avec force.
— Non. Pas de lui, en tout cas.
— Qu'est-ce qui le rend différent ? Jusqu'à présent, c'était... tu n'en as pas laissé un seul approcher. Alors je m'inquiète un peu.
— Et toi ? rétorqua Aaron. Pourquoi Tian et pas l'un de tous ceux qui ont tenté ?
— Il est différent, dit-il sans y réfléchir un instant.
Un aiguille coincée entre son index et son majeur, Aaron haussa une épaule avec une fausse nonchalance, son regard se baissant sur son ouvrage. Entre ses mains, les tissus se paraient de perles et de sequins, déposés et maintenus avec douceur jusqu'à créer un univers que Gabriel ne parvenait jamais à déchiffrer. Que voyait son ami dans ces œuvres qui quittaient ensuite ses mains abîmées ? Il ne le saurait probablement jamais.
— Voilà. Tu as ta réponse. Ils sont différents.
Jacob : Sergei se rajoute à la réunion.
Gabriel se détacha brièvement des mots d'Aaron quand le nouveau message envahit son écran. Puis, de nouveau, le noir retomba. Sergei ? Il ne l'avait pas vu depuis des années. Pas depuis le club d'Angelo, du moins, et l'homme avait refusé de s'approcher du projet du Manoir. A vrai dire, il n'y avait que Jacob et un autre qui avaient validé l'idée, enthousiasmés par les bénéfices à tirer de cette affaire.
— C'est qui ? demanda Aaron en le voyant si intéressé par son téléphone.
— Jacob.
— Ah ! Il va bien, d'ailleurs ? Toujours dans son affaire de... j'ai jamais compris, c'est dans l'export ?
Cela n'y ressemblait pas même de près, mais Gabriel se contenta de hocher la tête. Les maintenir tous loin de cette partie de sa vie n'avait jamais été une mince affaire, cependant sa position lui avait toujours permis de ne pas avoir de difficultés. C'était plutôt Jacob, justement, qui prenait le poids de ces affaires.
— Mh, en gros. Il organise une réunion d'ici la fin du mois.
— Halloween ?
— Merde.
— Tu avais zappé ?
— Non, non, tout est prêt pour la fête, je n'avais juste pas envisagé que c'était peut-être le même jour. Attends...
Gabriel : Quel jour exactement ? Tout sera prêt.
Comme à chaque fois qu'il envoyait un message, la réponse de Jacob fut presque instantanée :
Jacob : On a pas mal de morts à fêter, ma belle.
Quelque chose s'agita dans son ventre, dans une nausée vieille de vingt ans. Il ne répondit pas, s'attela à garder une expression tranquille et éteignit son écran.
— Tu as raison, soupira-t-il. Le trente-et-un octobre.
— Ils prennent toujours le cabaret quand ils viennent, j'imagine qu'ils ne dérogeront pas à cette habitude ? Tanguy va péter un câble, c'était un spectacle spécial qui était prévu...
— Je dois réfléchir.
Ce n'était pas comme s'il avait perdu près d'une semaine sur d'autres sujets qui s'appelaient tous Tian. En temps normal, il aurait pensé à tous ces aspects. Trois jours à se morfondre suivis de deux jours à se laisser compter fleurette, sans parler des dernières semaines à chercher en ligne un homme qui se laisserait soumettre un peu ?
Moins d'un mois plus tôt, Gabriel aurait ri si on lui avait dit tout cela. Aujourd'hui, il tentait de remettre ses pensées dans le bon ordre, mais sa conscience lui semblait perpétuellement revenir à l'homme qui dormait dans son lit ce matin-là encore. Il avait suivi son intérêt pendant quatre ans, feignant ne pas le lui retourner. Parfois, il avait craint d'y avoir échoué, mais les réactions de Tian l'avaient toujours rassuré. Le fait qu'il ne tente jamais quoi que ce soit durant tout ce temps, également. D'une certaine manière, se tourner autour ainsi leur avait permis de se connaître en grande partie. Au moins leurs personnalités, à défaut de leurs vies. Gabriel savait déjà que Tian vivait dans le même immeuble que sa mère, qu'il avait des frères et sœurs, grâce à quelques évocations par-ci par-là, mais il avait été étonné en apprenant que les plus jeunes étaient des jumelles de dix ans à peine. Le fait que Tian en ait régulièrement la garde expliquait par ailleurs son habitude à gérer les garçons perdus du Manoir.
Il y avait également la manière dont il passait tant de temps au Manoir, vérifiant, rangeant, bricolant s'il y en avait besoin pour aider un poste ou un autre, comme si son but était perpétuellement de retarder le moment de son retour chez lui. A présent, Gabriel pouvait relier les éléments. Qui aurait pu imaginer ce gentil géant, toujours si stoïque, si fort, et pourtant si hésitant devant sa mère ? Dans sa voix, il avait entendu l'affection profonde que Tian portait à cette femme, mais aussi les reproches dans cette façon de le mettre de côté dès lors qu'il ne rentrait pas dans le cadre imposé. Un classique, avait envie de dire Gabriel. Ils en savaient quelque chose, ici. Combien en avaient-ils vus qui fuyaient ces familles strictes, ces carcans qu'ils ne pouvaient plus supporter ?
— Tanguy aura peut-être une idée, suggéra Aaron. Après avoir pété un plomb.
— Evidemment. Mais tu n'as pas tort.
— Ouais. Sinon, on peut revenir sur ta future rencontre avec ta belle famille pour faire le pire coming-out de l'année à ton chéri-de-deux-jours ?
Vu comme ça, il n'était pas certain d'être le bienvenu très longtemps chez les Petits.
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