Chapitre 3 : Gabriel
Mathieu, quarante-trois ans. Une allure de boxeur, le nez visiblement réparé de travers. Son expérience se limitait à une seule société, privée, mais pour laquelle il avait travaillé durant de nombreuses années.
Ne te fie pas à un bout de papier. Il garda l'œil sombre de l'homme dans un coin de sa tête seulement.
Cédric, cinquante-et-un ans. Une tête qui paraissait carrée sur sa photo, et nul doute que le reste de son corps était calqué sur une armoire à glace. Il avait officié dans plusieurs boîtes de nuit, et une société privée de sécurité.
Ce qui le dérangeait, c'étaient les établissements pour lesquels il avait officié, ouvertement antipathiques envers leur communauté. Ça ne ferait pas bon ménage, ou pas longtemps. Dangereux.
Alain, trente-trois...
— Bonjour, Gabriel.
Il sursauta, brutalement ramené au monde des vivants, et releva vivement la tête des Curriculums Vitae sur lesquels il s'esquintait les yeux depuis des jours. A sa voix, il l'avait identifié avec facilité, mais Gabriel appréciait de reconnaître tout aussi visuellement son chef de la sécurité, Tian. Ce dernier se tenait droit dans l'encadrement de la porte du bureau, ses yeux sombres et étrécis sur lui. Outre la bride de ses origines, il savait quand cet homme plissait réellement les yeux, et à cet instant son expression n'était pas particulièrement avenante pour des salutations. De même que l'œil au beurre noir qui décorait son visage.
Brusquement alerté en s'en rendant compte, Gabriel se leva d'un bond et fit le tour de son bureau.
— Ferme la porte, ordonna-t-il.
La façon dont Tian obéissait toujours le rassura, dans un soulagement sans nom. Le claquement sec les isola aussitôt du reste de l'établissement, dans un face à face qui tendait à être calme. Perché sur ses hauts talons pour la soirée à venir, Gabriel dépassait aisément l'autre homme, mais il savait qu'ils seraient d'égal à égal dans un contexte plus classique. Hors du travail.
Il retint ses doigts, l'envie de frôler cette marque le démangeant jusqu'aux ongles.
— Que s'est-il passé ? souffla-t-il. Il y a encore eu une agression ? Est-ce que...
— J'ai éclaté le mec de Maël.
Pendant une seconde, Gabriel dévisagea l'homme, dix mille scénarios se jouant dans son esprit durant ce court laps de temps.
— Où est-il ? articula-t-il enfin.
— Son mec ?
— Oui. Non. Maël. Bon sang, où est son gars ? Qu'est-ce qui s'est... est-ce que tu... Attends. Une minute.
Une main levée devant lui pour quémander un instant de réflexion, Gabriel pinça l'arête de son nez entre son index et son pouce. Comment ses employés se débrouillaient-ils toujours pour se fourrer dans des situations impossibles ? La dernière fois, il avait littéralement été récupérer un de ses serveurs sur le lieu de l'incendie de son immeuble et l'avait hébergé quelques jours jusqu'à avoir une solution. Le précédent... le souvenir lui tordait encore les boyaux et il priait chaque jour pour ne pas avoir à conduire de nouveau un de ses garçons en urgence psychiatrique. Il n'y avait pas si longtemps qu'il en était revenu et si sa condition était bien meilleure, Gabriel veillait au grain. A son arrivée, pendant la tournée du cabaret, et avant de partir.
Malheureusement, les artistes torturés n'était pas ce qui manquait ici et il laisse enfin s'échapper un long soupir pour calmer ses ardeurs. Garde la tête froide.
— Reprends depuis le début.
— Je t'avais parlé de ses bleus.
— Oui.
— Son mec le passait à tabac. Régulièrement.
Son cœur chuta, à peine retenu par le filet de sécurité qu'il était obligé de tisser chaque jour plus étroitement pour survivre à l'horreur dont il essayait de les préserver, jour après jour. Un homme, une situation, une raison de perdre foi en tout ce qui les constituait. Un éternel recommencement.
— Où est Maël ? reprit-il doucement.
— Dans les vestiaires. Je l'ai emmené chez moi la nuit dernière, je pouvais pas le laisser là-bas.
— Tu as bien fait. La police ?
— On y est allé ce matin, j'ai presque dû l'amener par la peau du cou. Bon sang, Gabriel, il en a sur tout le corps !
Son éclat fut soudain et Gabriel n'était pas certain que la porte soit suffisamment insonorisée. Poings sur les hanches, sa propre colère se déversait lentement dans ses veines. Un de plus. Ils avaient eu des soupçons, Tian lui en référant directement lorsque quelque chose d'inhabituel se produisait. Malgré tout, ils n'étaient pas en mesure d'agir quand le principal concerné riait en leur répondant avec une excuse grosse comme le monde.
Hélas, Gabriel connaissait par cœur ces sourires surplombés de regards vides. Il en avait trop vu. Trop proches de lui. Sa voir à quel point il était limité pour les aider l'anéantissait chaque fois un peu plus.
— Je n'en doute pas, soupira-t-il.
La rage lui chatouillait les doigts. Comment pouvaient-ils les protéger s'ils faisaient en sorte que ce ne soit pas possible ?
— Il est en train de se changer ?
— Normalement. Tu m'excuseras, j'ai pris la liberté d'échanger son service avec celui de Nathan pour qu'il soit en cuisine et pas en...
— Merci, Tian. Tu as bien fait. Je vais le voir.
— Je ne pense pas que...
— Il n'ira ni en cuisine ni en salle aujourd'hui, coupa Gabriel. Laisse-moi passer.
Il tendit la main pour signaler son souhait d'atteindre la porte, mais le large corps devant le sien ne bougea pas d'un centimètre.
— Tian...
— Tu ne pourras pas tous les sauver.
Gabriel plongea dans les yeux noirs de Tian. La première fois, il avait réussi à ne pas s'y noyer, intéressé par la dureté qui émanait de cet homme. Il y avait quelque chose, chez lui, qui l'avait intrigué aussitôt. Quatre ans plus tôt, Tian avait été le premier à rejoindre la sécurité de cette entreprise naissante, jouant de ses relations pour constituer la toute première équipe. Il y avait un côté satisfaisant à savoir qu'il avait trouvé l'homme de la situation en celui-ci, et tout à la fois une petite frustration face aux barrières qui s'étaient érigées naturellement entre eux. Patron, employé. Une relation qui convenait, mais qui n'empêchait pas de sentir les regards peser l'un sur l'autre quand ils avaient le dos tourné. Cependant, les choses n'iraient pas plus loin. C'était déjà bien assez complexe de s'occuper de tout ce petit monde sans en plus rajouter quelque chose comme de l'attraction.
Au moins, ils avaient rapidement trouvé une routine. Professionnelle. Au quotidien, de toute façon, Gabriel n'avait pas le temps pour une quelconque frivolité. Il se demandait toujours comment Tanguy parvenait à faire concorder ses dix mille emplois du temps et ses rendez-vous de convenance, comme il les appelait en riant.
— Je ne suis pas là pour les sauver, dit-il doucement.
Parce qu'il était déjà trop tard.
— Maintenant, Tian, j'aimerais voir mon employé qui a subi des violences de la part de la personne qui était censée prendre soin de lui, s'il te plaît.
Avec une grimace, Tian capitula enfin, conscient qu'il ne gagnerait aucune de ces batailles, et quand ses yeux sombres et abattus se baissèrent sur le sol, Gabriel retint une longue expiration qui lui venait. Il y avait toujours quelque chose de particulièrement intéressant à voir ce géant frémir sous sa carapace. Il savait sa douceur de caractère, enrobée sous cet aspect dur. Il était même certain que tous les hommes qui travaillaient avec eux l'avaient également percé à jour, se réfugiant près de lui au moindre besoin. A leur place, Gabriel l'aurait fait. Et il leur laissait volontiers ce privilège, tout en surveillant que Tian n'en fasse pas trop. Savoir ce qu'il avait fait la nuit précédente était dérangeant en soit, tant par l'acte pourtant dévoué que le fait qu'il n'en avait aucun droit, mais Gabriel ne pouvait s'empêcher de sentir cette pellicule de fierté se dérouler sous sa peau. Tandis qu'il contournait Tian en frôlant son bras du sien, dénudé dans sa tenue du jour, il souffla :
— Tian ?
Un mouvement de tête pour lui donner son attention.
— Merci beaucoup. Ce ne serait pas pareil sans toi.
— Je fais mon travail.
Gabriel savait, pour en être témoin chaque jour et avoir des oreilles partout, que Tian était un homme humble. Il était ce super héros dont les gens n'avaient pas forcément conscience, mais qui apparaissait pour eux dès qu'ils en avaient besoin.
Il avait fondamentalement raison : ils ne pourraient pas les sauver.
Les protéger, en revanche, si.
*
Dans le couloir, le calme régnait. Il était encore trop tôt pour que les services commencent, et Gabriel savait qu'il n'y avait que le personnel des coulisses qui œuvrait à une telle heure. Tian était une exception, parfois présent hors de ses heures alors que l'établissement était encore fermé. Souvent, c'était pour organiser le planning de ses équipes de plus en plus fournies. D'autres, pour des raisons comme ce jour-là. Songeur, Gabriel se repassa son expression sévère, celle que Tian arborait lorsqu'il avait un sujet épineux, difficile, en tête. Et celui-ci l'était.
Sous ses talons aiguilles, le sol molletonné s'enfonçait à chaque de ses pas, dans un silence relatif. Sur sa hanche, il sentait la fente de sa longue robe de cocktail s'ouvrir aux mouvements de ses jambes et il se demanda un instant si Aaron choisissait ses tenues avec une idée particulière derrière la tête. Rien ne l'étonnerait de la part de son ami, et plus le temps passait, plus sa passion créatrice partait dans ce sens-là. Par chance, Gabriel parvenait à maintenir un style sobre, au moins dans les coloris sombres, à l'inverse du créateur qui hantait l'autre aile de l'établissement. A l'heure qu'il était, il devait être sur ses machines à coudre, coupé du monde avec sa vieille radio.
Parfois, il se disait qu'ils étaient aussi perturbés que leurs employés. D'autres jours, il trouvait qu'ils étaient juste parfaitement assortis à l'endroit. N'avaient-ils pas créé ce lieu pour un homme brisé ? Son cœur eut tout juste le temps de se serrer à cette pensée ; la porte qui se dressait devant lui le recentra immédiatement. De ses phalanges repliées, il frappa, et la voix qui l'autorisa à pénétrer dans les vestiaires fut celle qu'il désirait entendre.
A l'intérieur, Maël le fixait.
Gabriel l'avait déjà vu sans ses artifices, évidemment. C'était lui qui l'avait engagé, des mois plus tôt, pour un boulot étudiant. Le jeune homme avait rejoint définitivement l'équipe depuis quelques semaines, mais il n'avait jamais expliqué ce changement. A présent, les doutes n'étaient plus vraiment permis.
Silencieux, aussi doucement que possible derrière la colère sourde qui l'habitait, Gabriel s'avança sous le regard scrutateur et inquiet du garçon. A peine vingt ans, soupira son cœur, encore un enfant. Qui donc pouvait faire du mal à une telle petite biche ? Maël portait le même pantalon que la veille, mais, sous sa veste, Gabriel reconnut un des éternels tee-shirts noirs de Tian, trop large pour le corps chétif.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il gentiment.
Un haussement d'épaules lui répondit d'abord. Il ne s'en formalisa pas. Il avait le temps, tout le temps du monde. Tian retiendrait ceux qui feraient du zèle en venant trop tôt se changer et prendre leur poste, Gabriel le savait. Ce qui lui importait pour l'heure, c'était son employé. Son regard erra malgré lui, passant sur les bords de la veste et du tee-shirt, décelant sans difficulté les marques sombres. Maël grimaça à son observation silencieuse et détacha brusquement ses longs cheveux bruns, cachant sa peau.
— Vous n'êtes pas discret, murmura-t-il d'une voix cassée.
— Je n'entendais pas l'être. Peux-tu répondre à ma question, s'il te plaît ?
— Je ne sais pas, dit le garçon toujours sur le même ton.
Maël fit deux pas, puis se laissa tomber sur le tabouret devant une des coiffeuses. Nerveusement, ses yeux allaient et venaient dans la pièce, balayant les casiers en métal, les grands miroirs qui se dressaient en divers emplacements. Enfin, il s'arrêta sur Gabriel.
— Je ne sais pas comment je dois me sentir, avoua-t-il enfin.
Ce n'était pas beaucoup plus compréhensible, malheureusement Gabriel comprenait cette douleur, cette incertitude. Cet instant, quand tout se dérobait à son contrôle. Des mois plus tôt, il avait vu Maël, ses sourires, sa vivacité. Il avait entendu son rire et ses blagues, senti sa liberté. Puis, il s'était fermé tout à coup. Son éclat s'était terni jusqu'à ce qu'il ne soit plus que cette douleur terrée au fond de son regard.
— Ça peut être compliqué, soupira Gabriel. En avais-tu parlé à quelqu'un, avant cette nuit ?
Contrit, Maël détourna de nouveau les yeux. La manière dont il se recroquevillait sur lui-même rendait le col du tee-shirt lâche, le faisant bâiller et Gabriel fit de son mieux pour ne pas montrer son émotion en voyant les marques de doigts à la base de sa gorge. Se montrer insistant aurait l'effet inverse de ce qu'il souhaitait. Du temps. Il fallait du temps et il était bien le premier à le savoir.
— Maël, appela-t-il de nouveau. Tu n'es pas obligé de parler. Ni aujourd'hui, ni demain, ni un autre jour si tu ne le souhaites pas. Mais j'ai besoin que tu saches que si tu as besoin d'une oreille, nous serons tous ravis de pouvoir t'offrir notre attention.
Maël le dévisagea alors. Son regard était toujours perdu dans cette ombre qui l'habitait, mais Gabriel ne rata pas la petite étincelle d'émotion qui s'était allumée l'espace d'une seconde, tout aussi vite disparue.
Du temps.
— As-tu un endroit où loger ?
Il enchaîna-t-il doucement, de façon à ce que la garçon puisse l'interrompre facilement s'il en ressentait le besoin.
— Je vivais chez lui, murmura Maël en secouant la tête, ses bras serrés autour de son propre corps.
— Tes parents ? Tu étais étudiant, auparavant.
— Ils sont trop loin.
Un classique, derrière lequel il pouvait y avoir toutes les vérités du monde. Les plus courantes étant le rejet et la solitude.
— Nous trouverons une solution, dans ce cas.
— Mais...
Les yeux soudainement ronds comme des billes ne le lâchaient plus à présent et Gabriel aurait presque ri si la situation n'était pas si dramatique.
— En outre, il est hors de question que je te trouve dans les cuisines ou au service aujourd'hui.
Un vent de panique secoua Maël. Une tornade d'émotions que Gabriel chassa rapidement en attrapant son téléphone :
— Je ne te vire pas. Il y a un poste qui a besoin d'aide pour les deux prochains jours et son aide habituelle est déjà occupée ailleurs.
Douce biche. Maël le regardait comme s'il avait eu la réponse à tous les maux du monde, et Dieu savait qu'il aurait aimé. En attendant, il savait à qui le confier. Il suffit de quelques pressions du bout de son pouce pour enclencher l'appel et mettre le haut-parleur. L'inquiétude de Maël fut immédiate, mais la voix douce qui s'éleva dans l'appareil eut tôt fait de la dissiper. Si tout n'irait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, il ferait néanmoins tout ce qui serait en son pouvoir pour adoucir leur traversée de la vie.
Quelques minutes plus tard, ils traversaient le bâtiment pour se rendre dans l'aile la plus reculée de l'établissement. Gabriel prenait soin de garder Maël à sa hauteur, avec un pas mesuré et un peu lent comparé à ses habitudes. Le silence entre eux s'avérait hélas un peu gênant dans ce trop-plein que le jeune homme gardait. Lorsqu'il s'arrêta devant une porte qui ressemblait à toutes les autres, Maël arbora une expression perplexe qui ne fit qu'accentuer ses sourcils déjà froncés.
Il ne frappa pas, ouvrant directement. Le bruit des machine résonna aussitôt à leurs oreilles, un vrombissement qui prit son employé par surprise. Le vieux poste radio crachait de la musique datant des années deux mille. Au milieu de la pièce, la table était couverte de tas de tissus dont la finalité était incompréhensible pour Gabriel, peu importait depuis combien d'années il vivait avec Aaron. Ce dernier, sa machine face à celle de son acolyte aux cheveux roses et vêtu avec au moins autant de couleurs que lui, tourna la tête à leur entrée, ses boucles brunes bondissant autour de son visage.
— Gaby ! s'exclama-t-il.
— Je t'amène les renforts, rit gentiment Gabriel à l'engouement de son ami. Tu voulais qu'il coupe les fils qui dépassent sur les uniformes ?
D'un geste, il désigna Maël qui rentra la tête dans les épaules, apeuré.
— Vous déconnez ? gémit-il. Je n'y connais rien en couture, moi !
Aaron recula sur sa chaise et se tourna un peu plus vers eux, ses mains nues glissant de la plateforme de la machine. Maël eut un petit mouvement de recul, mais Gabriel pressa une main entre ses omoplates avec autant de douceur qu'il en était capable face à cette réaction de surprise. Ils avaient beau avoir l'habitude, et Aaron ne montrait plus ce qu'il en pensait réellement, il était toujours dur de faire face à la surprise.
— Pas besoin, il me faut seulement quelqu'un qui a des pouces, gloussa Aaron. Peux-tu me prêter les tiens ?
Car il n'en possédait plus depuis longtemps.
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