Chapitre 24 : Tian
Tian s'était attendu à tout sauf à... à cela. Quand Aaron lui avait glissé un papier dans la poche avec l'adresse et le code du bâtiment où il habitait avec Gabriel, il avait d'abord vu flou. Cependant, les quelques mots griffonnés en dessous lui avaient accroché le cœur, guidant ses pieds hors du Manoir jusqu'à ce qu'il court à la moto qu'il avait prise ce jour-là pour se déplacer. Il avait béni les pavés secs des vieilles rues de la ville, essayant de se concentrer sur tout sauf ce post-it qui pesait une tonne dans la poche de son pantalon.
« Peux-tu lui rendre son vrai sourire ? »
L'écriture d'Aaron était petite, les lettres rondes, ses mots légèrement hachés sous l'impatience et l'espoir que Tian y sentait. Son vrai sourire. Il n'était pas stupide, il avait bien réalisé que ce n'était en effet pas celui que l'homme dédiait à tous ceux qui l'entouraient au quotidien. Savoir que ses proches amis, de ce que Tian en connaissait, n'y avaient pas le droit non plus était un peu déroutant. Ce n'était donc pas un masque, ou en tout cas un qui n'avait rien à voir avec le travail.
Un masque qui n'avait donc rien à voir avec cette porte ouverte, cette exclamation, ce corps longiligne à la peau claire qui ne cachait rien, ou encore la serviette tombée au sol sous la surprise. Le regard baissé, il déglutit. Des poils sombres. Une ligne séductrice qui glissait sous son nombril et devenait un joli nid de boucles. Découvrir que Gabriel n'était pas un adepte de l'épilation, encore moins intégrale, était effroyablement sexy.
Il eut cependant tout juste le temps d'enregistrer l'image suivante, sa bouche s'entrouvrant sur une interrogation et son cerveau s'affolant, que la porte lui claqua au nez. Littéralement. Le bruit résonna à ses oreilles, la sensation du bois contre son nez le piquant pendant quelques instants. Le temps de comprendre ce qu'il venait de se passer, Tian jura et tambourina contre la porte.
— Gabriel !
A l'intérieur, pas un bruit. S'il ne savait pas, à présent, que l'homme était chez lui, il aurait pensé qu'il n'y avait personne. Evidemment, il avait fallu qu'il arrive pile à sa sortie de douche. Ses cheveux mouillés et encore loin du démêlage semblaient plus foncés que d'ordinaire. Sa peau paraissait si fraîche. Pendant une seconde, ses doigts l'avaient démangé de le toucher. De le caresser.
Quand Gabriel avait quitté la chambre d'hôtel, il n'avait pas compris ce qu'il s'était passé, ce qu'il venait de vivre réellement. Il savait seulement qu'il s'était pas mal fait baiser, et pas du tout comme il l'aurait souhaité.
— Gabriel ! répéta-t-il plus fort.
Ses poings frappèrent. Le bruit résonna dans le couloir. Encore, encore, enc...
Des bruits de pas précipités. Le cliquetis de la poignet. Et, enfin, les yeux miel le fixèrent par l'entrebâillement.
— J'ai des voisins, putain ! Tu peux pas la mettre en veilleuse ?
Oh, le légendaire langage peu châtié de leur patron. Tian l'avait déjà entendu plus d'une fois, mais en être la cible ce jour-là était un plaisir impossible à dissimuler, s'il en croyait son propre sourire. Trois jours qu'il ne l'avait ni vu ni entendu.
— On doit parler, parvint-il à articuler.
Gabriel fronça les sourcils, toujours à moitié visible dans ^la faible ouverture de la porte.
— Il n'y a rien à dire.
— Oh, que si !
Sans un avertissement, Tian attrapa la porte, poussa et profita de la surprise de l'autre homme pour s'engouffrer à l'intérieur. Il claqua le loquet derrière lui. A regret, il constata que Gabriel avait profité de ces quelques secondes de disparition pour enfiler un tee-shirt et un caleçon, et son attention se fixa là durant un instant trop long, l'image de ce qu'il avait vu tournant de nouveau.
— Parle, alors.
La voix de Gabriel le sortit de ses pensées. De sa pensée. Il déglutit. Oui, bon sang, parle Tian, tu es venu avec une idée en tête !
— Que s'est-il passé l'autre jour ?
— Tu étais obligé de revenir dessus tout de suite ?
Gabriel n'eut pas le temps de mettre une distance entre eux ; Tian tendit le bras et attrapa son col pour l'attirer contre lui, son torse cognant contre le sien. Il savait qu'il regretterait son absence de réflexion plus tard, mais c'était le cadet de ses soucis. Trois jours que son corps le démangeait, que ses pensées tournaient en boucle. Savoir que ce toucher léger au goût de trop peu était celui de Gabriel l'avait mis en feu.
— Pourquoi ? souffla-t-il.
Le nez de Gabriel frôla le sien. Il se laissait faire, malgré son attention visible quant au moindre de ses mouvements, son corps tendu à son brusque mouvement. Trop tard hélas, Tian se rendit compte de son geste et de ce qu'il avait déclenché. Défaire sa poigne du col fut difficile, mais cette pensée soudaine que Gabriel n'était probablement pas le créateur du Manoir sans une bonne raison venait de le frapper. Durement. Il l'observa se recomposant un masque, celui qu'il affichait chaque jour en toute occasion.
— Pardon, dit doucement Tian. C'est juste que je... Est-ce que tu savais que c'était moi, quand on a préparé ce rendez-vous ?
D'une main un peu tremblante, Gabriel finit de se dégager et fit un pas en arrière.
— Non, dit-il fermement.
— Alors, quand tu es entré...
Il voulait l'attraper de nouveau et le garder contre lui. Malheureusement, c'était toujours la même chose avec Gabriel : il était là, et à la fois si loin. Insaisissable, comme dans une fuite continuelle qu'il menait dans sa vie, frôlant les autres pour rassurer de sa présence, puis prêt à s'évaporer dès que l'on s'approchait. Est-ce que ça avait un rapport avec...
— Je t'ai reconnu immédiatement, murmura Gabriel.
La légère raucité de son ton lui arracha un frisson.
— Tu es resté.
Cette fois, Gabriel croisa les bras, son expression neutre se brouillant un instant. Puis, il fit un mouvement de la tête, indiquant le couloir et les pièces qui le bordaient plus loin.
— Enlève tes chaussures. Café ?
— Sérieusement, il est presque...
Mais Gabriel était déjà en mouvement, alors il ne termina pas sa phrase et le suivit en dépit de l'heure, après avoir presque arraché ses chaussures de ses pieds pour aller plus vite. L'improbabilité de la situation le laissa perplexe tandis qu'il louchait malgré lui sur les fesses qui le précédaient. Un caleçon. Gabriel portait des caleçon. Larges. Qui ne montraient rien. Evidemment, s'insurgea un bout de ses pensées. Il ne savait pas s'il devait être choqué ou... compatissant ? Ou s'en foutre royalement. Ou pas. Il ne s'attendait pas à cela. Devait-il réagir ? Gabriel n'avait rien dit à ce sujet.
Il le suivit jusqu'à une minuscule cuisine dans laquelle deux chaises encadraient une petite table ronde, en rappel que le gérant vivait avec le costumier. Les premiers mois, il avait cru qu'ils avaient une relation, quelque chose qui y ressemblait du moins, avant de comprendre que c'était de l'ordre de l'impossible. Les années avaient passé, la solitude perpétuelle de Gabriel le poussant à veiller jour après jour.
— Déca ?
Il cligna des yeux. D'une main, Gabriel essayait de démêler ses longs cheveux humides qui tombaient en une manne épaisse sur ses épaules, de l'autre il attrapait deux tasses et enclenchait une machine à capsule.
— Un normal, s'il te plaît, choisit-il rapidement.
— Assieds-toi.
Ce ne fut que lorsqu'il eut les fesses posées qu'il se rendit que cela faisait deux ordres que Gabriel lui donnait et qu'il les exécutait sans rechigner. Au travail, c'était quelque chose qui arrivait de manière logique : Gabriel était son employeur. Mais ici ? Il y avait quelque chose de particulier dans l'attitude de cet homme, qui lui rappela soudainement les demandes de RedSoul pour leur rendez-vous. Etrangement, il eut un petit coup de chaud. Ou peut-être était-ce parce qu'il était devant Gabriel en petite tenue. C'était très loin des dentelles et de l'élégance du Manoir, ce qui lui plaisait beaucoup, beaucoup plus. Aussi discrètement qu'il le put, Tian croisa les jambes, coupant court à tout risque de sa propre part. Il devait garder la tête froide, même s'il venait pour un sujet hautement personnel.
La machine vrombit, et dans l'air l'odeur du café s'installa entre eux. Bientôt, deux tasses claquèrent sur le bois. Le long corps de Gabriel s'assit face à lui. Pas de maquillage. La peau nue de son visage laissait apparaître une repousse de barbe. Était-il resté là pendant ses trois jours d'absence ? Tian y croyait.
— Je suis resté, dit Gabriel en reprenant le fil de la conversation précédente. Ne me demande pas pourquoi.
— Pourquoi ?
Le regard noir qui lui fut adressé était fantastique. Hypnotique. Étonnant, aussi.
— Tu cherches les ennuis.
— Je suis venu pour des réponses. Pourquoi es-tu resté en sachant que c'était moi ? En sachant pour quelle raison nous étions là ?
Du bout des doigts, Gabriel faisait tourner sa tasse, son attention dirigée sur celle-ci.
— C'était malvenu, dit-il simplement.
Oh, comme son sang menaçait de bouillir instantanément ! Tian inspira pour garder son calme.
— Ce n'est pas une réponse, grinça-t-il.
La bouche de Gabriel se tordit dans une grimace. La façon dont il réfléchissait pour tourner ses mots était intéressante. Pas de mensonge, visiblement, et Tian appréciait ce fait.
— J'ai pensé que ce serait la seule occasion.
Le souffle lui manqua.
— De ?
— De t'avoir sous mes mains.
Sa peau picotait et serrait.
— Et qu'est-ce que ça faisait ? tenta-t-il à voix basse, son ventre se nouant.
Gabriel eut un petit rire bref. Ses yeux bruns le rencontrèrent de nouveau. Au fond d'eux, un éclat amusé le prit au dépourvu.
— Bien trop court, à cause de quelqu'un qui ne sait pas suivre les directives.
De nouveau, ce timbre plus rauque, plus grave, qui s'installa directement dans le bas-ventre de Tian. Il retint un gémissement intéressé. Avant cette soirée ratée avec Gabriel, il n'avait vu personne depuis des jours et des jours. Depuis ? Personne non plus. Ses dernières masturbations avaient été plus furieuses qu'autre chose, sous la frustration de ne pas le trouver au Manoir. De ne pas le trouver tout court.
— Tian.
S'extirper de ses pensées ne lui avaient jamais paru si difficile.
— Si tu n'es pas là pour me reprocher d'avoir fait ça, pourquoi es-tu réellement venu ?
— Je voulais des réponses.
— Tu les as. Bois ton café et tu peux y...
— Est-ce que je te plais ?
Tourne sept fois ta langue dans ta bouche, lui disais toujours sa mère lorsqu'il disait des conneries, et il n'aurait pas pu mieux utiliser ce sage conseil qu'à cet instant précis. Le regard que lui dédiait Gabriel était... il ne comprenait pas vraiment ce qu'il y voyait. Être dévisagé de la sorte était étrange, inhabituel, presque gênant. Enfin, un soupir s'éleva et Gabriel secoua la tête comme s'il n'en croyait pas ses oreilles.
— Oui. Bois ton café, Tian.
Lui-même leva sa tasse et souffla sur la mousse avant d'y tremper les lèvres. Tian sentait son corps vrombir. Oui, avait dit Gabriel, comme si ce n'était rien, mais pour Tian, c'était une porte verrouillée qui s'ouvrait avec un coup de pied bien placé.
Entre ses doigts, la tasse était brûlante.
Son cœur palpitait.
— Sors avec moi, s'entendit-il dire.
Gabriel s'étrangla et recracha sa gorgée, toussant si fort que Tian eut peur d'avoir causé un drame. Cependant, quand il reçut de nouveau un regard noir, il sut que les choses allaient bien de ce côté.
— Ça ne va pas bien ? siffla-t-il.
— Mais...
— Bois ton café et va-t'en, Tian. Je ne veux pas jouer à ce petit jeu.
Confus, il regarda Gabriel se lever, tasse en main, et quitter la cuisine. A quel moment s'était-il trompé, au juste ? La réaction de Gabriel lui semblait complètement à côté de ce qui était logique dans une telle demande.
Plutôt que d'obéir, il le suivit en abandonnant son propre café. Il le trouva dans une pièce un peu plus grande, encombrée d'un canapé et d'une table basse, et d'une multitude de bibelot et petits meubles sur lesquels ils étaient posés. Assis sur les coussins, Gabriel était penché en avant, les sourcils froncés dans une expression dure qui ne lui allait pas, la tasse entre ses longs doigts. Tian lui préférait ce petit sourire envoûtant, un coin relevé et l'œil brillant de malice. Ce qui n'était pas du tout le cas à cet instant.
En silence, il s'assit à ses côtés et attendit. Il fallut une bonne minute, effroyablement longue quand il n'y avait pas un mot entre eux, avant que Gabriel lâche sans le regarder :
— Je sais que tu as vu.
— Qu'est-ce que j'ai... ah.
Gabriel ne prit même pas la peine de glisser un œil vers lui, et ce fut à ce moment-là que Tian comprit à quel point ce qu'il avait vu était un problème.
RedSoul lui avait dit ne pas pratiquer le sexe anal, que ce soit l'un ou l'autre des aspects, et Tian avait considéré que c'était très bien étant donné le rôle de soumission que cet homme désirait lui donner.
En connaître la raison donnait une nouvelle dimension à cette demande.
— Je ne vois pas le rapport.
De nouveau, ce regard noir que Tian allait bientôt apprécier.
— Tu oses demander à ton patron de sortir avec toi alors que tu as vu la taille de sa queue, Tian ?
Ça piquait, et pas dans un bon sens. Tian inspira.
— Ce n'est pas un critère. Enfin, tu restes mon patron, mais je me fous du reste.
— Quatre centimètres.
Son ventre se serra. L'expression qu'avait Gabriel, il ne l'avait jamais vue et était incapable de la décrypter, de la comprendre. Il n'y avait que cette douleur qu'il reconnaissait au fond de son regard rivé sur lui.
Tian déglutit.
— Cinq, si je suis vraiment, vraiment excité.
Une inspiration fébrile.
— Et personne ne touche à mon cul.
Les prunelles miel se détournèrent.
— Tu ne peux pas vouloir d'un homme comme moi, Tian.
— Et si c'était le cas ? rétorqua-t-il.
Parce qu'il voulait cet homme depuis si, si longtemps. Ce n'était pas un petit détail qui le ferait changer d'avis. Il connaissait une multitude de facettes de Gabriel, à force de le côtoyer quotidiennement. La façon dont il réagissait là lui prouvait qu'ils se tournaient bel et bien autour depuis tout ce temps.
Tian attrapa la tasse de Gabriel et la posa sur la table basse devant eux. Puis, il glissa du canapé et rampa à genoux entre les jambes de son vis-à-vis.
— Si je voulais de toi tel que tu es ?
Lentement, il leva une main. Sous ses doigts, la joue de Gabriel était douce, la repousse peu rêche. Il n'était pas de ces hommes à avoir une barbe drue et piquante, Tian l'avait déjà remarqué. De cela aussi, il pourrait s'en contenter.
— Je ne comprends pas.
Tian soupira à ce murmure entre le désarroi et le désespoir.
— Tu dis que tu peux bander, non ?
Gabriel cligna des yeux, surpris.
— Euh, oui ?
— Alors tout va bien. Et même si ce n'était pas le cas, il y a pas mal de choses à faire à deux sans avoir à baiser comme des lapins. Je crois bien qu'on n'a pas juste un corps et une bite. J'ai le droit de dire ça ou pas ?
De nouveau, ce clignement d'yeux dont Tian ne savait pas vraiment comment l'interpréter.
— Tu te fous de ma gueule, hein ? grogna enfin Gabriel.
— Pas du tout.
Le mouvement fut subtil, mais le front de Gabriel n'avait pas eu besoin de plus que la distance d'un pouce pour toucher le sien, penché comme il l'était. Tian retint son soupir à ce contact. Contre sa peau, les cheveux humides étaient froids.
Il sursauta en sentant des doigts tièdes se refermer sur son poignet. Gabriel le dévisageait. De si près que c'en était déroutant. Son corps entier frémit.
— Tu m'embrasses à partir de quel moment ?
— Quand tu m'auras dit oui.
— Maintenant, abruti.
Son cœur éclata en même temps que le goût du café sur sa langue.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top