Chapitre 22 : Tian
— Comment ça, pas là ?
Devant lui, Tanya était imperturbable, son visage de marbre sous les épaisseurs de fond de teint. Pourquoi était-ce presque une institution d'être en robe de soirée pour diriger le Manoir ? A la place de Tanguy, qui le regardait sous les traits de son personnage de scène, tout en beauté évanescente, il porterait au pire un pantalon et une chemise pour assurer ses obligations de la soirée, étant donné que l'homme ne passait pas sur scène ce jour-là. Du moins, la programmation ne nommait pas Tanya. Est-ce qu'il se trompait de jour ? Mais non. Le transformiste devant lui tenait bel et bien le registre du restaurant et le regardait comme s'il était stupide.
— Pas là, Tian. Comme... tiens, regarde autour de toi : Gabriel ou pas Gabriel ? Oh, surprise ! Pas Gabriel. Gabriel y'en a pas être là. Toi comprendre ?
Celui-ci, Tian avait fréquemment envie de lui faire avaler son rouge à lèvres et ses talons. Les yeux savamment maquillés se levèrent au plafond trop haut de la salle.
— Plus sérieusement, Tian, tu n'es pas censé être ici. Ton poste ce soir est au cabaret, non ?
— J'en viens.
— Qu'en est-il de la partie où tu y restes ?
Tian serra les dents. Insolent. Même si théoriquement Tanguy avait raison, mais Tian avait confiance dans ses gars postés sur place. Tout ce qu'il faisait depuis qu'il était là, après ce foutage de gueule monstrueux à l'hôtel, c'était arpenter le Manoir à la recherche de son propriétaire le plus charismatique. En toute objectivité. Également le plus difficile à cerner et à attraper. En tout objectivité, encore une fois. Ou peut-être était-ce lui le problème, quand il voyait la réaction de Gabriel une fois pris sur le vif.
Non, non. Il avait déjà réfléchi à cela. Gabriel ne pouvait pas être rebuté par sa personne s'il avait pris la peine de poser les mains sur lui et de le toucher comme il l'avait fait. Nul doute qu'il l'avait reconnu tout de suite. Il avait eu tout le temps du monde pour partir en sens inverse et claquer la porte.
C'était pire d'être laissé en plan dès leur échange de regards. Sa frustration lui empoisonnait l'esprit, il devait en convenir, mais l'idée que Gabriel l'avait touché volontairement, de cette façon, le rendait brûlant. Et pour une fois, il se fichait totalement d'avoir été en position de soumission ou presque. Seigneur, s'il avait su ! Il lui aurait tout abandonné sans rien demander.
— J'y retourne, grinça-t-il entre ses dents avant de se détourner.
Le sourire satisfait de Tanguy était inimitable, du genre à l'agacer tout comme l'idée de Lucca vendant sa disponibilité à de vieux dégueulasses le mettait hors de lui. Il se passait trop de choses en un seul endroit, se disait-il parfois et, ce jour-là, cette pensée lui semblait plus forte encore. Il se sentait agité. Était-ce la frustration de l'hôtel ? Son excitation était tombée comme un soufflet quand il avait retrouvé ses esprits, l'image du dos de Gabriel incrustée sur sa rétine. Il n'avait même pas pu relâcher la pression dans la salle de bain. Trop tard. Pourquoi, bon sang, pourquoi s'était-il retrouvé nez à nez avec cet homme, au juste ? Est-ce qu'il savait qui il était lorsqu'ils échangeaient ? Ça, c'était une question dont la réponse l'intéressait. Ou Gabriel était-il un habitué à ce genre de rendez-vous ? Il avait eu l'air tellement distant sur les premiers messages, sa décision brusque menant à cette rencontre avait semblé un peu étonnante.
A présent, Tian ne savait plus que penser.
Aucun employé qu'il interrogeait ne savait où se trouvait Gabriel. Peut-être que Tanguy disait vrai et qu'il ne s'était pas présenté du tout. Le fuyait-il ? Te donner une importance que tu n'as pas ne t'amènera que des problèmes.
— Tian, eh, oh, on est là, arrête-toi, hein !
Au moins, son équipe valait la peine d'être là. Le pas rapide, il rejoignit Théo et Loïc, le premier fumant devant la porte ouverte. Otis et Etienne régulaient le flux des entrées à la porte principale et celle-ci, un peu dérobée dans un couloir proche, leur permettait de prendre une petite pause tout en restant alertes et proches de la boîte de nuit si besoin.
— T'as bouffé un lion, ou quoi ?
Il grogna en réponse et Théo arqua un sourcil clair.
— T'as pas eu ta baise de la semaine ou quoi ?
— Non, putain !
Loïc toussa, surpris de sa franchise. Bras croisés, Tian s'appuya contre l'encadrement de la porte en métal. Le bruit diffus de la musique leur parvenait d'ici, mais les portes à double battants qui séparait l'immense salle faisait bien son office. L'établissement possédait une belle insonorisation. Positionné au sein du bâtiment central, le restaurant ne souffrait pas de tout ce bruit quasi constant.
— C'est quoi l'histoire de la baise ? demanda Loïc. J'étais resté sur Théo qui s'était coincé un poil, la dernière fois.
— Heureusement que personne n'écoute, ça n'a vraiment rien à voir.
— Bah, vous m'aidez pas. Alors, chef ? La queue qui démange ?
Tian retint son sourire à la curiosité de Loïc. Si ses gars n'avaient rien à voir avec le troupeau de donzelles sur bites qui évoluaient dans le Manoir de jour comme de nuit, en revanche ils avaient pris l'abonnement complet pour tout ce qui leur passait par la tête. Loïc était plutôt coquin, sous son apparence calme et robuste. Se méfier de l'eau qui dort n'avait jamais si bien fonctionné qu'avec son équipe, et il en faisait un peu les frais. Il réfléchit rapidement à comment tourner la chose.
— Disons que j'ai eu un rendez-vous à l'aveugle et que ça a tourné vinaigre.
Théo se figea un peu en le fixant.
— Et ça va ? demanda le grand blond d'une voix tendue.
— Hein ? Ouais. En fait...
Il se réajusta.
— C'est juste qu'il se trouve que le mec en question et moi, on se connaissait et on ne le savait pas.
— Aïe. Il s'est passé quoi ?
— Il s'est barré direct.
— Merde.
Loïc lui tapota l'épaule avec compassion et gêne.
— Comment va ton ego ?
— Il ira mieux quand tu ne feras plus semblant de t'intéresser à mon petit cœur.
Loïc ricana et se pencha pour récupérer la fin d'une cigarette posée dans un petit cendrier à même le sol. L'air de la soirée était à peine plus frais que durant la journée.
— J'en conclus que ce n'est pas un ami, dit-il tranquillement. Tu ne serais pas aussi énervé, autrement.
— Je ne suis pas énervé.
— A d'autres, chef. On dirait que quelqu'un t'a piqué ton goûter. Tu veux fumer ? Ça me calme toujours, moi.
— La même, renchérit Théo, le filtre prêt à être consumé entre les lèvres.
— Vous êtes des intoxiqués, grommela Tian. J'ai arrêté, moi ! Dis donc, Théo, c'était pas ton cas aussi ?
Théo se contenta de lever les mains.
— Je retenterai plus tard, dit-il. Trop compliqué en ce moment.
— Ton mari ?
— Non, non. Mais des trucs persos.
— La famille, c'est compliqué, soupira Loïc. Putain, je vous ai dit que ma mère pense toujours que c'est une phase ? Elle a raison, tiens, une sacrée phase à se faire enfiler !
Théo émit un petit rire et Tian ne prit pas la peine de cacher son amusement. Du haut de ses presque deux mètres et monté comme une armoire à glace, Loïc était comme son collègue : prêt à se pencher si l'occasion se présentait. Il n'était pas marié comme Théo, mais d'après ce que Tian savait il avait également un petit ami de longue date.
Un nouveau petit coup au moral.
— Mais t'as fait ton coming-out y'a un bail, maintenant, elle s'accroche ? demanda Tian.
— Bah, tu connais les mamans. Elles veulent la belle-fille et les gamins qui vont avec, quoi.
— Vous allez adopter ?
— Nan. Par contre on a craqué sur un magnifique lévrier à la SPA le week-end dernier, vous l'auriez vu !
— Vous n'avez pas déjà cinquante chiens ?
— Quatre, crétin.
— Ce bordel.
Tian se contentait d'écouter en les observant. Quand le dernier mégot fut écrasé dans le cendrier et la porte refermée, ses pensées s'égaraient entre Gabriel et sa situation avec sa propre famille. Il y avait toujours ce repas à venir et cette tentative désastreuse de sa génitrice pour le caser. Il faudrait peut-être qu'il pense à faire quelque chose à ce sujet, mais il lui manquait l'art et la manière d'aborder le sujet. Lâcher la bombe de but en blanc, comme ça, n'était pas une bonne idée avec elle : elle ne comprendrait pas et repartirait sur son idée première avec un nouveau mariage arrangé.
Lorsque la grande salle de la boite de nuit était vidée de ses clients, c'était comme si un autre monde se présentait, tandis qu'il passait les portes et regardait tout autour de lui. Des déchets partout, des tables déplacées et renversées tout au fond de la salle, des endroits trempés par des verres renversés çà et là. Comme tous les soirs, Tian traversa la salle pour vérifier que tout allait bien. Cette fois, cependant, il avait aussi une question en tête, et la grande silhouette qu'il vit derrière le bar était exactement ce qu'il voulait.
— Eh, Sofian ! le salua-t-il rapidement.
— Hey.
Basané, le trait dur, le sourire doux et enjôleur, Sofian était ce genre de type qui attirait tout en instillant naturellement un légère, très légère distance. Peut-être était lié au fait qu'il avait un compagnon depuis quasiment toujours ? Ce que Tian savait, en revanche, c'était la liaison à trois qu'ils avaient nouée avec un autre homme du Manoir. Bon sang, ils ne pouvaient pas en laisser pour ceux qui étaient tous seuls et déjà assez désespérés ? Tian savait que Otis était beaucoup trop timide pour aborder qui que ce soit de lui-même, alors un endroit comme celui-ci était plutôt difficile.
— Rien à signaler, ce soir ?
— Non, comme d'hab. On aura peut-être deux avis négatifs sur les réseaux, mais les gars étaient ronds comme des coings, on pouvait pas les servir de nouveau.
— Noté, je ferai remonter.
A Gabriel. Quand celui-ci daignerait se montrer.
Quand son silence se fit un peu trop long, Sofian se pencha au-dessus du comptoir.
— Quoi ? demanda-t-il. Si tu veux tellement dormir, tu vas à l'étage, j'ai vu qu'ils avaient réaménagé les chambres.
— Non, c'est pas ça. Dis-moi, t'es out à ta famille, toi ?
C'était quelque chose que Sofian n'abordait jamais, mais Tian savait que ses rapports avec celle-ci étaient un peu tendus. L'euphémisme de l'année.
L'expression du barman changea légèrement, dans une espèce de compréhension silencieuse tandis qu'il dévisageait Tian plus attentivement qu'il ne l'avait jamais fait.
— Ils savent, mais ils s'en foutent. C'est comme si Alex n'existait pas, pour eux.
Oh, cette douleur dans sa voix.
— Tu les vois toujours ?
— De temps en temps, ils me font venir à un repas et ils essaient de me maquer avec la fille de machin ou de machine.
Tian grimaça. Ça lui rappelait quelqu'un, ça.
— Tu ne dis rien ?
— Au début, j'essayais. Ça m'a lassé de parler dans le vide, soupira Sofian.
— Comment tu gères ?
— Ça dépend de ce que j'ai sous la main. L'avant-dernière était lesbienne et pas encore out, on s'est marré comme des chacals. Celle d'avant, je lui ai fait une démonstration de gorge profonde avec une chipo.
Tian s'étouffa.
— Tu as quoi ?
— Elle était collante, sérieusement. Ses parents lui avaient promis le mariage avec « un mec bien », sauf que personne ne lui avait dit que je suis pédé. T'aurais vu sa tête.
— Pauvre fille.
— Tu parles. Pourrie gâtée par ses parents. Je plains le mec qui va se la coltiner, ce sera un esclave.
Avec un petit geste agacé, Tian se redressa et plia le torchon qu'il torturait de ses grandes mains.
— Pourquoi tu me demandes ça, au fait ?
— Disons que je me retrouve avec le même problème. Ma mère veut que je rencontre la fille d'une copine à elle pour... faire connaissance. On sait comment c'est censé finir.
— A moins qu'elle ait une bite, combien de chances qu'elle finisse dans tes bras ?
— Aucune. Même avec une queue, j'aime pas les gonzesses tout court.
— Ah ouais ?
Le sourire de Sofian se fit mutin, ce qui n'aurait pas dû être possible avec son faciès si dur. Pourtant, les expressions s'incrustaient sur son visage dès qu'il en avait une.
— C'est pas ce que j'ai cru voir avec notre méga diva de patron, hein.
Tian roula des yeux.
— Gabriel n'a rien de féminin quand on lui enlève tous ses apparats, dit-il sèchement.
Encore moins quand l'homme portait une chemise noire, ses longs cheveux lâchés et ses yeux libres de tout maquillage. Une de ces beautés que l'on ne voyait pas tous les jours et qui vous tordait les boyaux d'un regard. Surtout s'ils étaient penchés sur vous, leurs mains sur votre peau, à un centimètre d'un téton en demande.
— Putain, t'en pinces vraiment pour lui ?
— Oublie, c'était une mauvaise idée, je vais vérifier les ouvertures.
— Tian ! l'interpella Sofian alors qu'il s'éloignait déjà. Pour ton problème, amène quelqu'un avec toi. C'est toujours mieux quand on n'est pas seul.
D'un geste, Tian lui signala qu'il prenait son conseil en compte. Amener quelqu'un, hein ? Il pouvait voir avec un de ses collègues pour se dévouer, en échange d'un retour à l'occasion. Etienne, peut-être ? Le fait qu'il ait quelques années de plus ne serait pas choquant outre-mesure, pas à leurs âges en tout cas. Tiens, et Gabriel, qu'en était-il de lui ? A vu de nez, il était sur la fin de la trentaine. Avait-il déjà passé les quarante ? Impossible de se rendre compte. En général, l'homme avait tellement de maquillage que la plupart de ses rides d'expression étaient effacées.
Quand il passa devant les escaliers qui menaient à l'étage nouvellement devenu un petit dortoir, Tian ne put s'empêcher de lever les yeux. Là-haut, une silhouette massive se tenait debout, dans une tenue sombre et des yeux perçants analysant tout ce qui passait à leur portée. Les nouveaux vigiles engagés par Gabriel n'étaient pas de ceux que Tian auraient choisi. Il y avait quelque chose, chez eux, qui le dérangeait profondément, comme si leur place n'était pas au Manoir. Ils ne se liaient à personne, et les seuls mots qu'il avait entendu de leur part ressemblaient à des grognements de désapprobation.
S'il avait lui-même rendu son verdict pour l'embauche des hommes qu'il lui manquait pour sa propre équipe, il n'avait pas eu voix au chapitre du dortoir.
Le cœur gros, les émotions à fleur de peau ce soir-là, il continua d'avancer pour condamner les portes jusqu'au lendemain.
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